En Tunisie, au Maroc, en Algérie et en Égypte, des entreprises s’installent ainsi dans le désert où elles projettent d’y construire des méga-centrales solaires dans le but d’exporter cette énergie vers l’Europe. Ces projets sont-ils réellement sans conséquences pour les populations et les ressources comme l’affirment ces compagnies ?
L’Afrique du Nord : nouveau terrain énergétique de l’Europe
Dans un contexte de crise énergétique lié à la guerre en Ukraine et au seuil d’un hiver froid et sombre, l’Europe cherche à tout prix à s’affranchir du gaz russe en diversifiant ses sources d’approvisionnement. Depuis plusieurs mois, les États européens redoublent d’attention pour les ressources de leurs voisins du sud de la Méditerranée. L’Algérie, premier exportateur africain de gaz naturel, est désormais le premier fournisseur de l’Italie devant la Russie. Depuis début 2022, près de 20 milliards de m³ de gaz ont ainsi été acheminés via le gazoduc Transmed.
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Alors que le prix du baril de pétrole explose, les pays européens cherchent aussi à pragmatiquement accélérer leur transition énergétique vers des énergies renouvelables de moins en moins coûteuses économiquement. En septembre 2022, l’UE a annoncé réhausser ses objectifs en matière d'énergies renouvelables et de porter leur part à 45% d’ici 2030, via son plan REpowerEU.
Mais le Vieux continent ne compte cependant pas produire tous ses besoins en énergie verte sur son territoire et s’intéresse de près au potentiel solaire de ses voisins nord africains, région qui possède l’un des potentiels solaires les plus élevés au monde. À ce jour, plusieurs projets de méga-centrales solaires sont en cours de développement, dans l’intention d’en exporter l’électricité vers l’Europe, via des câbles sous-marins.
Dans le sud tunisien, à la frontière avec l’Algérie, une centrale solaire géante portée par l’entreprise tuniso-britannique TuNur pourrait voir le jour dans les années à venir. Son ambition : “fournir de l'électricité à bas prix à 2 millions de foyers européens” , annonce la compagnie, via une ligne de transmission reliant la Tunisie à l’Europe via l’Italie, et ainsi réduire les émissions de CO2 de cinq millions de tonnes par an.
Route vers Rjim Maatoug depuis Nefta
Malgré des propos qui se veulent responsables et rassurants, ces méga-projets ne seront pas sans impact sur les populations et les ressources locales. Alors que seulement 3% de l’électricité tunisienne est produite à partir des énergies renouvelables, et que le pays, empêtré dans une crise financière, peine à honorer ses objectifs climatiques, de nombreux investisseurs étrangers privés convoitent les ressources solaires tunisiennes à des fins d’exportation.
“Je suis très sceptique quant à l’apport de ces projets au niveau local”, avance Benjamin Schütze, chercheur en relations internationales à l’Université de Fribourg (Allemagne) et auteur d’un rapport sur les impacts socio-économiques de l’énergie solaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
L’intégralité de l’électricité verte produite serait directement envoyée vers la rive nord de la Méditerranée, sans que les populations locales n’en voient la couleur. Alors que les négociations climatiques de la COP27 en Égypte battent leur plein, les voix s’élèvent pour réclamer une transition juste, qui ne fasse pas l’économie de l’équité. La transition énergétique européenne se fera-t-elle en partie sur le dos de l’Afrique du Nord ? inkyfada mène l’enquête.
TuNur, le rêve de l’export
Sur la route qui mène à Rjim Maatoug longeant la frontière algérienne, à 120 kilomètres de Kébili au sud de la Tunisie, seuls les camions citernes à hydrocarbures se croisent, dans un ballet incessant entre les différents gisements du Sud tunisien. Autrefois habitée par des communautés nomades, cette étendue désertique est aujourd’hui impossible d’accès sans l’autorisation du Ministère de la Défense.
Ces terres, autrefois collectives, se partageaient entre les grandes tribus du sud du pays, dont elles constituaient la principale source de subsistance par le pastoralisme. Occupées pendant la colonisation française, ces terres ont été récupérées par l'État tunisien après l'indépendance, qui les a progressivement concédées à des entreprises privées désireuses d'investir dans le pays, notamment les multinationales du pétrole.
Dans la zone de Rjim Maatoug, sous gestion militaire, plusieurs villages identiques se succèdent, bordés d’une palmeraie nouvelle s’étalant sur 25 kilomètres. “Avant ça, c’était le désert. Nous avons construit cette oasis nouvelle avec le défi de contrer l’avancée du désert et dans le but de sédentariser les communautés nomades”, explique un militaire présent sur place.
C’est face à ces palmeraies, introduites à la fin des années 1980 avec l’aide de fonds européens, - notamment ceux de l’Agence italienne pour la coopération au développement (AICS) - qu’une centrale solaire géante portée par l’entreprise tuniso-britannique TuNur pourrait voir le jour, comme le confirment des documents de planifications consultés par inkyfada.
Emplacement et vue aérienne de l’oasis de Rjim Maatoug
“Les énergies solaire et éolienne sont infinies, et la Tunisie dispose des deux en abondance”, affirme l’entreprise sur son site flambant neuf. TuNur envisage de produire 4.5 GWh d'électricité vouée à l’exportation vers l’Italie, la France et Malte.
Installée en Tunisie depuis fin 2011, la compagnie a annoncé à plusieurs reprises la construction imminente de ce qui devra être la nouvelle plus grande centrale solaire thermodynamique au monde (en anglais Concentrated Solar Power, CSP), sans que celle-ci n'ait vu le jour jusqu’à présent. Nombreux sont les acteurs du secteur qui considèrent le projet “irréaliste” en raison de son coût extrêmement élevé. En août 2022, le PDG de TuNur annonçait pourtant envisager un premier investissement d’1,5 milliards d'euros pour l’installation du projet.
Pour Ali Kanzari, conseiller principal de TuNur en Tunisie et président de la Chambre syndicale du photovoltaïque tunisien (CSPT) interviewé par inkyfada, “le commerce avec l’Europe est stratégique, et ne doit pas s'arrêter aux dattes et à l’huile d’olive”. À ses yeux, c’est surtout “la volonté politique” qui manque : “la Tunisie est au cœur de la Méditerranée, nous sommes capables de répondre aux besoins croissants d’énergie verte de l’Europe, mais nous regardons notre désert sans l’exploiter”.
Si jusqu’à présent aucun panneau solaire n’a été installé, les magnats de l’exportation solaire n’en sont pas à leur premier coup d’essai. TuNur s’inscrit dans la continuité de l’Initiative industrielle Desertec (Dii), dont Nur Energie était l’un des partenaires. Ce projet pharaonique fut initié en 2009 par un consortium international d’entreprises à majorité allemande. Des acteurs puissants tels qu’E.ON, Munich Re, Siemens et Deutsche Bank en sont devenus actionnaires.
Le projet, hautement critiqué pour ses desseins extractivistes, avait pour ambition de “révolutionner le monde de l’énergie avec la plus grande idée du XXIe siècle” : exploiter l’énergie solaire du plus grand désert au monde, le Sahara. Les industriels espéraient déployer un réseau de centrales solaires à concentration thermique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient pour couvrir plus de 15% des besoins européens en électricité d’ici 2050, et ainsi permettre aux économies européennes de croître “en équilibre avec l’environnement”.
Carte du projet DESERTEC EU-MENA, 2009 - 2012
Pour des raisons de dissensions internes et de manques de financement, le projet dans son ensemble n’a jamais abouti et fut abandonné en 2012. Mais la volonté d’appuyer la transition énergétique européenne sur l’énergie solaire nord africaine est pourtant bien restée, et est aujourd’hui ravivée par la crise énergétique mondiale actuelle. TuNur, projet implanté en Tunisie et version localisée de Desertec est porté par une poignée d’investisseurs et quatre employés, dont son directeur, l’homme d’affaire anglais Kevin Sara, selon le rapport annuel 2022 consulté par inkyfada.
Fondateur de Hazel Capital, un trust de capital-risque basé au Royaume-Uni, à la tête du groupe d’investissement chinois Astel Capital et ancien du géant financier japonais Numura Holdings, Sara est l’un des visages londoniens de la haute finance qui investit désormais dans le marché florissant des énergies renouvelables. Secondé par son directeur exécutif basé en Tunisie, Daniel Rich, Sara est également le PDG de Nur Energie, un développeur de centrales solaires britannique qu’il a fondé en 2008 opérant en Italie, en Grèce et au Maroc, contrôlé par un fond d’investissement basé aux Îles Vierges britanniques.
À leurs côtés, dans le bureau exécutif de TuNur, figure le groupe maltais Zammit, empire rassemblant plusieurs sociétés dans les domaines du transport maritime, des voitures ou encore du pétrole et du gaz. Le nom du groupe apparaît à plusieurs reprises dans les Paradise Papers, comme le confirme la base de données du Consortium international des journalistes d’investigations (ICIJ), ainsi que celui de ses représentants au sein de TuNur, l’homme d’affaire maltais Joseph Zammit et le tunisien Cherif Ben Khelifa.
Membre de la puissante famille maltaise Zammit, Joseph Zammit serait à l’origine de “la diversification des intérêts du groupe dans les initiatives d’énergie renouvelable” selon le site de la compagnie. Quant à Cherif Ben Khelifa, cet ingénieur pétrolier de formation a travaillé avec des compagnies Total, Shell, Noble Energy et Lundin. Contacté à plusieurs reprises, TuNur n’a pas donné suite à la demande d’interview d’inkyfada.
L’énergie solaire aux dépens des ressources naturelles : le cas de Ouarzazate au Maroc
La Tunisie n'est pas le premier pays d'Afrique du Nord sur lequel des entreprises privées misent pour tenter d'exploiter le "potentiel solaire" du désert. TuNur se calque sur le modèle d’une méga centrale solaire marocaine construite sous forte impulsion de la monarchie chérifienne, où la Desertec industrial initiative comptait introduire son premier projet pour l’exportation.
Inaugurée en février 2016 à Ouarzazate, la plus grande centrale thermodynamique au monde - Noor - devient le symbole d’une politique nationale dirigée vers l’expansion des énergies renouvelables. Le Maroc, dont les énergies renouvelables représentent 37,6% du mix énergétique*, poursuit l’ambition de devenir la plateforme méditerranéenne des énergies renouvelables et a conçu son plan solaire non seulement comme une initiative de développement économique, mais aussi comme une politique potentiellement orientée vers l’exportation.
Acclamé par les médias, le projet titanesque de Ouarzazate très similaire à TuNur dans sa conception, bien qu'il ne produise pas pour l'exportation, contrairement aux desseins du projet tunisien, devient ainsi le symbole de la transition du pays. D’une puissance installée de 580 MWh, le site est aujourd’hui géré par l'Agence marocaine pour l'énergie durable (Masen) et le groupe saoudien ACWA Power.
Dans le paysage rocailleux irrégulier du Sud-Est marocain, balayé d’une poussière brunâtre, des centaines de bandes lumineuses ont émergé et imposé leur strict ordre géométrique sur une surface de 3000 hectares. Il s'agit de miroirs semi-paraboliques qui tournent automatiquement pendant la journée pour réfléchir les rayons du soleil sur un mince tube placé au centre de la machine. Là, un liquide est réchauffé et recueilli au cœur du complexe, où il alimente une turbine qui sert à produire de l'électricité.
C’est ainsi que fonctionne la technologie du solaire thermique à concentration (CSP) - différente du photovoltaïque - sur laquelle s’appuie non seulement la centrale marocaine, mais aussi le projet tunisien TuNur, ainsi que d’autres grands projets destinés à l’export. “Avec le CSP, on peut stocker l’énergie pendant cinq heures en moyenne, c’est beaucoup plus rentable que l’usage de batteries”, avance Ali Kanzari.
Vue aérienne de la centrale solaire Noor, à Ouarzazate. Credit: Federico Monica, Placemarks Africa
Plusieurs grands groupes allemands ont été impliqués dans le chantier du complexe marocain Noor. Le géant de l’électronique Siemens, membre de Desertec, a par exemple fabriqué les turbines, exclusivement dédiées à la technologie CSP. Selon les sources du média indépendant marocain Telquel, les bailleurs de fonds du projet - la Banque Mondiale et la Kfw [banque allemande de développement, ndlr] - auraient plaidé pour l’adoption de cette technologie, défendant les intérêts des équipementiers allemands, tandis que de nombreux éléments la concernant, notamment l’utilisation intensive de l’eau, auraient dû inciter à plus de prudence.
Le CSP représente aujourd’hui une menace réelle pour les ressources de la région. L’une des plus grandes préoccupations concerne les besoins élevés en eau de cette technologie pour le lavage des réflecteurs solaires dans un environnement désertique, ainsi que lors de la phase de refroidissement par voie humide. L’étude d’impact environnementale effectuée avant la construction du projet prévoit une consommation annuelle d'eau de 6 millions de m³ à prélever dans les eaux de surface du barrage El Mansour Eddahbi, situé à quelques kilomètres à l’est de Ouarzazate, fonctionnant aujourd’hui à 12% de sa capacité totale.
“Il est toutefois impossible d'obtenir des statistiques officielles sur la consommation réelle”, relève la chercheuse Karen Rignall, anthropologue à l’Université du Kentucky et spécialiste de la transition énergétique en milieu rural, qui a longtemps travaillé sur la centrale solaire Noor.
“Un fonctionnaire de l’office de l’agriculture de Ouarzazate, qui gère ce barrage, nous a admis, sous couvert d'anonymat, que le complexe Noor ne leur communiquait pas ses prélèvements d'eau. La consommation réelle semble être sensiblement plus élevée”, ajoute-t-elle.
Alors que le Maroc souffre d’un “stress hydrique structurel”, selon la Banque mondiale, la région de Ouarzazate est l’une des plus arides du pays. Dans la vallée du Dadès, rivière affluente au barrage, Youssef, agriculteur, décrit une situation alarmante :
“Notre vallée est au bord de l’effondrement, toute notre eau est dirigée vers le barrage pour les besoins de la centrale solaire. Ce projet est catastrophique et n’a rien d’une alternative”, lance-t-il, tout en marchant entre les palmiers secs d’une ancienne oasis.
Dans la vallée du Dadès, réputée pour sa culture de la rose, chaque village porte le nom de la rivière qui le traverse. Aujourd’hui, les ponts surplombent des oueds à sec, où l’eau fait place aux galets. À quelques kilomètres de là, dans la vallée du Drâa, toute aussi desséchée, les “manifestations de la soif” se succèdent depuis 2017. Les habitants fustigent l’accaparement des ressources en eau par des grands projets agricoles, miniers et énergétiques portés par l’État.
Une oasis à sec dans la vallée du Drâa, à l’Est de Ouarzazate
"Dans tous ces cas, il s'agit d'extractivisme. Ce sont des projets qui nous ont été imposés par le haut et qui nous privent de notre ressource la plus chère : l’eau”, condamne Jamal Saddoq, de l'association Attac Maroc à Ouarzazate, l'une des rares à s'attaquer aux politiques extractivistes et à l'autoritarisme dans le pays.
“Il est ironique qu’un projet destiné à atténuer le changement climatique aggrave les effets du changement climatique dans l'une des régions les plus pauvres et les plus exposées au stress hydrique du Maroc”, commente Karen Rignall.
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Dans le Sud tunisien, c’est un projet similaire, à l’ampleur neuf fois plus importante, que la compagnie TuNur ambitionne d’installer. Comme au Maroc, le système oasien est tout autant malmené par les sécheresses et la mauvaise gestion des ressources en eau. Selon l’association Nakhla, qui s’engage auprès des agriculteurs à Douz (Kébili), la région exploiterait déjà 209% de ses ressources en eau actuellement.
Installation de pompage d’eau à El Faouar
Rentabiliser le désert à tout prix
Sans attendre un appel d’offres du Ministère de l’Énergie pour une concession pour l’exportation, passage obligé pour tout projet d’énergie renouvelable en Tunisie, et avant toute étude d’impact sur les ressources hydriques, TuNur a pourtant déjà “scellé en 2018 un accord de pré-location d’un terrain de 45.000 hectares entre les villes de Rjim Maatoug et El Faouar avec le conseil de gestion des terres collectives El Ghrib, propriétaire du terrain”, relate Ali Kanzari, conseiller principal du projet.
La centrale solaire devrait s’étendre sur 25.000 hectares, soit près de trois fois la taille de Manhattan, du jamais vu jusqu’à ce jour. Mais malgré les annonces d’investissement annoncées par TuNur, le projet semble s’en tenir là, tant que l’autorisation de mener une étude d’impact n’aura pas été accordée par le Ministère de l’industrie, des mines et de l’énergie.
Terrain pré-loué par Tunur à Rjim Maatoug
“Nous disposons d’un désert dont nous ne faisons rien”, regrette Kanzari. Pour lui et comme de nombreux acteurs privés et publics du secteur des énergies renouvelables, le désert ne serait qu’une vaste étendue gisante, au potentiel grandement sous-exploité.
“Ce narratif sur les “terres désertiques inutiles” est un héritage direct de la colonisation française, époque où la puissance coloniale a voulu contrer l’opposition des tribus du sud en les dépossédant de leurs terres” analyse Aymen Amayed, chercheur en politiques agricoles.
À l’indépendance, Habib Bourguiba reprend la même rhétorique en affirmant que les terres du désert sont inutiles puisque trop peu rentables. “Mais elles étaient en réalité très rentables pour les populations locales, dont l’activité première était le pâturage”, poursuit le chercheur. S’ensuit alors une vaste campagne de dépossession foncière, à l'œuvre encore aujourd’hui. “L’État, en agrandissant ses réserves foncières a créé des zones abandonnées, réservées à de futurs projets, économiquement plus rentables, à fort capital, comme aujourd’hui ceux des énergies renouvelables”.
Ce sont ces terres, dont "l'inutilité" fut sciemment construite par les politiques foncières successives que le monde de la finance verte cherche aujourd’hui à exploiter, avec la promesse de dynamiser des régions dites “marginalisées” au nom du développement durable. TuNur promet ainsi de créer plus de 20.000 emplois directs et indirects, dans une région où le nombre de candidats au départ vers l’Europe ne cesse de croître.
Mais dans le cas de ces méga projets, “la majorité de ces emplois ne sont pas durables, la plupart d’entre eux n’étant nécessaires que pour la phase de construction et de démarrage des projets”, souligne un récent rapport de l’Observatoire tunisien de l’économie.
Étendue semi-désertique au sud du Chott-el Jerid
Les chercheur·ses et observateur·trices sont de plus en plus nombreux·ses à considérer que le cadre actuel de ces projets n’aboutit qu’à “l’appropriation des terres dans les zones les moins développées afin d'y exploiter les ressources renouvelables, sans compensation appropriée pour les communautés locales, entretenant ainsi une dynamique coloniale interne”, affirme Karen Rignall.
Le propre de ces méga projets est le besoin de mobiliser un grand capital dès le départ. Or, “la majeure partie des acteurs publics du sud de la Méditerranée sont endettés et ne disposent pas de ce capital. C’est donc les acteurs privés qui prennent le relais, de telle manière que les bénéfices vont au privé, et les coûts reviennent au public”, explique le chercheur Benjamin Schütze.
Ceci s’illustre parfaitement dans le cas de la centrale solaire Noor à Ouarzazate, sur laquelle le projet TuNur a été calqué : depuis sa construction, la centrale marocaine n’est pas viable économiquement, et l’État accuse un déficit de 800 millions de dirhams par an (environ 75 millions d’euros), car Masen, l'Agence marocaine pour l'énergie durable, a garanti à la compagnie privée saoudienne qui gère la centrale un prix de vente de l’énergie extrêmement élevé comparé au prix moyen du coût de la production d’énergie dans le pays. Ceci s’explique aussi en partie par le choix caduque de la technologie CSP, bien trop chère, tel que l’a pointé le Conseil économique, social et environnemental (CESE), une institution indépendante consultative marocaine.
“De plus, cette représentation déterministe du désert est aussi une façon d'externaliser la transition énergétique européenne et nos responsabilités vis-à-vis de la crise climatique. C'est une solution de facilité, puisque l'Europe ne cherche pas à changer sa consommation, mais vise à construire des méga-centrales afin d'apporter de l'électricité verte. C'est très problématique”, dénonce Benjamin Schütze.
Selon le chercheur, ces méga-projets, qui nécessitent une centralisation de la production, sont par ailleurs plus facilement réalisables dans des contextes autoritaires. En Tunisie, si l’accès au foncier a un temps constitué un blocage majeur au déploiement des projets solaires et éoliens, le vent a récemment tourné. Le 19 octobre 2022, le décret loi n° 2022-65 est émis dans le plus grand silence médiatique. Ce récent texte prévoit la possibilité, pour toute entité publique, de mettre la main sur un bien foncier de n’importe quelle nature, et donc l’expropriation de son ou sa propriétaire, pour la réalisation d’un projet “d’utilité publique”.
Le même jour, un autre décret est émis, ( n° 2022-68), permettant désormais aux projets de production d’énergie renouvelable d’être réalisés sur des parcelles du domaine public agricole et non agricole ou celles appartenant à des collectivités locales dans le cadre de contrats de location. “La porte est désormais ouverte aux investisseurs étrangers, qui agissent main dans la main avec l’État”, affirme Aymen Amayed.
Lobbying sur deux rives
Si la centrale solaire de TuNur n’existe jusqu’à présent que sur papier, la société, implantée en Tunisie depuis 2012, a donné un coup d’accélérateur à ses activités à partir de 2017. En attendant le lancement d’un appel d’offres du Ministère de l’Énergie pour l’exportation, l’entreprise s’est placée sur le marché local avec la construction en 2019 de l’une des premières centrales solaires en Tunisie (10MW), à Gabès, dans le Sud-Est tunisien. “La compagnie est présente en Tunisie depuis maintenant 10 ans, il faut bien que l’argent tourne”, justifie Ali Kanzari.
07/06/2022 : TuNur Team site visit to Gabès to meet with representatives of the local authoritieshttps://t.co/AZ4SomPN3l
— TuNur Ltd. (@TuNurSolar) June 8, 2022
07/06/2022 : Visite sur site de l'équipe de TuNur à Gabès pour rencontrer des représentants des autorités locales https://t.co/jidyBSW74u pic.twitter.com/xzAD5cCcN8
Mais s’il y a un domaine dans lequel TuNur a avancé au cours de ces dernières années, c’est surtout celui du lobbying, à Tunis comme à Bruxelles. Depuis 2020, la compagnie apparaît parmi les entreprises présentes dans le registre de transparence de la Commission européenne, base de données répertoriant les organisations qui cherchent à influencer le processus législatif et de mise en œuvre des politiques des institutions européennes. Pour TuNur, il s’agit d’influer sur la législation en matière d’énergie et de politiques de voisinage en Méditerranée.
La compagnie semble s’intéresser particulièrement au Green Deal européen et au Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité, une association représentant une quarantaine de gestionnaires de transport d’électricité. “Il faut que l’État tunisien nous suive pour élaborer une feuille de route avec les pays européens, pour que l'énergie propre tunisienne soit compétitive sur le marché”, explique le consultant Ali Kanzari, qui confirme que TuNur est déjà entrée en contact avec des sociétés de distribution d'électricité en Italie et en France. TuNur figure parmi les projets sélectionnés dans le plan décennal de développement du réseau (TYNDP) européen commun pour 2022, une étape nécessaire pour espérer intégrer les rangs des projets importants d'intérêt commun (PIIEC) de l'Union européenne dans le cadre de l'interconnexion des réseaux énergétiques européens. Une fois sélectionnés, les projets peuvent bénéficier d’une réglementation simplifiée et prétendre à un soutien financier de l’UE.
En Tunisie aussi, l’influence de la société, et plus généralement des groupes privés présents dans le pays, est connue. “Ce projet a constitué un puissant lobby afin d’obtenir l’inclusion de dispositions relatives aux exportations dans la législation sur les énergies renouvelables", confirme le dernier rapport sur l’énergie de l’Observatoire Tunisien de l’Économie (OTE), qui analyse les cas de Desertec et TuNur.
Approuvée en 2015, la loi n° 2015-12 concernant les énergies renouvelables a effectivement ouvert la voie aux projets d’exportation d’énergie verte. Pour ce faire, elle autorise la libéralisation du marché de l’électricité en Tunisie, jusque-là un monopole de la Société tunisienne du gaz et de l’électricité (STEG), une compagnie publique, lourdement endettée. La loi favorise ainsi le recours aux partenariats publics-privés (PPP).
“Certaines recommandations formulées par l’agence allemande pour la coopération internationale de développement (GIZ) et Desertec Industrial Initiative (Dii) semblent avoir anticipé certaines mesures contenues dans la loi 2015”, souligne encore un rapport de l’OTE. Amendée en 2019, cette loi a été fortement contestée par un groupe de syndicalistes de la STEG, membres de l’UGTT, qui demandent que le prix de l’électricité continue d’être réglementé par l’État, l’électricité étant un bien encore subventionné dans le pays.
Après avoir lancé un appel à la non privatisation du secteur en 2018, deux ans plus tard les syndicalistes de la société publique ont fini par bloquer le raccordement au réseau public d'électricité de la première centrale privée construite dans le pays, à Tataouine. Cofinancée par l’Agence française de développement (AFD), cette centrale photovoltaïque de 10 MW appartient à la société SEREE, une joint-venture entre la compagnie pétrolière italienne ENI et l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières ETAP.
“Nous demandons à l’État de revenir sur cette loi ratifiée sous la pression des multinationales. Nous ne sommes pas opposés aux énergies renouvelables, mais nous exigeons qu’elles restent à la dispositions des Tunisiens, que l’électricité reste un bien public" , explique anonymement l’un des syndicalistes qui ont participé au blocage.
Trois ans après la fin des travaux et un long bras de fer avec les forces syndicales, la centrale a été raccordée au réseau de la STEG début novembre 2022.
“Débloquer le problème de raccordement des centrales renouvelables" était d’ailleurs l’une des premières recommandations citées dans un rapport que la Banque Mondiale a adressé au Ministère tunisien de l'Économie fin 2021. De son côté, le FMI veut encourager l’investissement dans les énergies renouvelables via son nouveau programme de réforme économique en cours de négociation avec l’État tunisien. “C’est surtout depuis que l'Europe traverse la crise du gaz russe que les pressions se sont accrues”, conclut le syndicaliste.
Bien qu'il existe désormais une législation favorable aux projets privés, les travaux de construction de la plupart des projets d’énergie renouvelable de concession déjà approuvés en Tunisie, tous remportés par des sociétés étrangères, sont jusqu’à ce jour bloqués. En cause : "La lenteur des procédures administratives en Tunisie. Entre-temps, le coût des matières premières pour la construction de nos projets a beaucoup augmenté sur le marché international”, explique Omar Bey, responsable des relations institutionnelles de la société française Qair Energy.
Seules les grandes compagnies semblent ainsi être en mesure de supporter l'écart entre le budget initial et les prix actuels de construction. Rassemblées sous la bannière de Solar Power Europe, une organisation basée à Bruxelles rassemblant plus de 250 sociétés telles que TotalEnergies, Engie et EDF, les italiens ENI, PlEnitude et Enel, mais aussi Amazon, Google, Huawei et plusieurs cabinets de conseils internationaux, elles étaient présentes au Salon international de la transition énergétique, organisé en octobre 2022 par la Chambre syndicale du photovoltaïque tunisien (CSPT), dont TuNur fait partie.
L’association s’est présentée avec le but “d'identifier des nouvelles opportunités commerciales” tout en “réduisant les obstacles législatifs, administratifs et financiers au développement du secteur". Pour Ali Kanzari, “la loi de 2015 n’est pas suffisamment favorable à l’export. C’est cela qu’il faut débloquer”.
La Méditerranée, un pont énergétique 2.0
Paradoxalement, la pose des câbles permettant l'exportation d’électricité progresse plus rapidement que la construction des centrales solaires. Le nouveau contexte international a donné un coup de fouet au dossier de l’interconnexion entre l’Italie et la Tunisie, El Med, sur la table des négociations depuis des années . “Les études de faisabilité seront prêtes d’ici fin novembre, et une partie des financements a déjà été trouvée”, explique Ezzedine Khalfallah, consultant en énergie pour la Banque Mondiale en Tunisie, qui travaille sur le projet d’interconnexion. Selon le Ministère tunisien de l’Énergie, le projet devrait être opérationnel d’ici 2027.
L’objectif est d’aboutir à “un pont entre l’Europe et l’Afrique du Nord via un système d'interconnexion euro-méditerranéen [...] pour pouvoir aboutir à un échange d’électricité entre les différents marchés", peut-on lire sur le projet de loi approuvé par le Sénat italien en avril 2021 concernant "la ratification d’un accord entre Italie et Tunisie sur la maximisation des échanges énergétiques entre l'Europe et l'Afrique du Nord".
Carte du projet d’interconnexion électrique ElMed entre la Tunisie et l’Italie
Avec un coût de 800 millions d’euros, portée par la compagnie publique STEG et son équivalent italien TERNA, le projet consiste en la construction d’un câble sous-marins de 200 kilomètres entre Kélibia (Cap Bon) et Partanna (Sicile), d’une puissance de 400 MW. Après un financement de 12, 5 millions de dollars pour les études techniques, selon le consultant de la Banque Mondiale, l’institution financière internationale est prête à prendre en charge les coûts de construction de la partie tunisienne, et une demande de financement de la part de la Tunisie a été déposée en septembre auprès de la Commission européenne.
Si l’électricité exportée par El Med passera par le réseau électrique national tunisien, la société TuNur compte construire son propre câble reliant la central du Sud tunisien à la ville de Tazarka, dans le Nord-Ouest de la Tunisie, elle-même reliée à Montalto de Castro, petite ville près de Rome. Une source proche du dossier mentionne par ailleurs la possibilité que le projet exploite la ligne El Med qui, selon sa conception actuelle, n'aurait cependant pas la capacité de supporter les 4,5 GWh produits par TuNur.
La Tunisie n’est pas le seul pays nord africain à envisager l’interconnexion électrique avec l’Europe. Ces derniers mois, les annonces de construction de câbles d’interconnexion électrique entre les deux rives de la Méditerranée se sont multipliées. Au Maroc, l’entreprise britannique Xlinks a annoncé la construction du plus long réseau de câbles maritimes au monde - 3800 km - d’ici 2027 et l’installation d’une centrale solaire de 10,5 GWh visant à fournir de l’électricité à 7 millions de foyers britanniques, soit 8% des besoins en électricité. L’Égypte, qui se veut être un hub énergétique entre l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, a elle aussi entamé la construction d’une ligne maritime d’interconnexion électrique avec Chypre et la Grèce. L’Algérie a également émis le projet d'approvisionner l'Italie et une partie de l'Europe en énergie électrique propre via un nouveau câble sous-marin.
Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour réclamer une transition énergétique juste, qui ne se fasse pas au détriment des impératifs environnementaux et sociaux du sud de la Méditerranée. De nombreux syndicats et organisations prônent un modèle plus décentralisé de la production d’énergie verte, à travers lequel les citoyens seraient maîtres de l’énergie qu’ils consomment. “Un autre modèle de transition énergétique est possible” Alors que la communauté internationale se réunit pour la COP27, les partenariats pour une transition énergétique juste (JETP) seront au cœur des débats de ces négociations climatiques.