Les échanges entre l’Union européenne et la Tunisie ont débuté près d’un an plus tôt. Depuis septembre 2016, l’Union européenne a commencé à travailler sur l’établissement de listes de juridictions fiscales non-coopératives en commençant par définir des critères de transparence, d’optimisation et d’équité fiscale auxquels les pays sont censés se conformer. Le climat instauré par les nombreux scandales financiers des dernières années, tels que les SwissLeaks ou les Panama Papers, aurait influencé cette décision.
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Des courriers restés sans réponse
Le 25 janvier 2017, le groupe Code de conduite demande à 92 juridictions de s’engager au sujet de leur politique fiscale. En Tunisie, la lettre reste sans réponse. À ce moment-là, la ministre des Finances est Lamia Zribi. En fonction jusqu’au 30 avril 2017, elle n’a donné suite à aucun courrier de l’Union européenne.
Six mois après ce premier envoi, Fadhel Abdelkefi, ministre des Finances par intérim désigne Sami Zoubeidi, Directeur général des impôts, comme responsable du dossier. À partir du 6 septembre, le nouveau ministre des Finances est Ridha Chalghoum qui laisse Sami Zoubeidi en charge de cette question.
Le 23 octobre 2017, une première réponse est envoyée à la suite de plusieurs relances du groupe Code de conduite. Ce courrier aurait été envoyé sans l’appui d’une autorité politique compétente et n’a pas convaincu l’Union européenne. Contacté à plusieurs reprises, Sami Zoubeidi n’a pas souhaité se prononcer sur cette question.
“La Tunisie devrait contacter d’urgence le groupe Code de conduite pour clarifier les informations à fournir”, insiste le secrétariat général du Conseil dans un rapport interne à l’Union Européenne.
Quelques jours plus tard, la présidente du groupe Code de conduite participe à une téléconférence avec des représentant·es des ministères des Affaires étrangères et des Finances pour discuter de cette question. Côté tunisien, un chargé de mission du ministre des finances et des sous-directeurs et sous-directrices sont présent·es. L’absence de haut·es responsables politiques pour superviser le dossier a pu froisser l’Union européenne.
“Il y a eu beaucoup d’amateurisme dans le traitement de ce dossier, ce qui a certainement pesé sur la décision du groupe de bonne conduite”, estime une source à la présidence du Gouvernement sous couvert d’anonymat.
Le 30 novembre, la présidence du Gouvernement s’empare du dossier et rappelle au ministère des Finances l’importance de la coopération avec l’Union européenne. Le 2 décembre, une lettre officielle du ministre des Finances est finalement envoyée, assurant que la Tunisie était tout à fait disposée à répondre favorablement aux exigences de l’Union européenne et renouvelant ses engagements en ce sens “à l’horizon 2020 en considération du contexte économique actuel de la Tunisie ainsi que des contraintes qui pèsent sur le budget de l’Etat”.
Le lendemain, dans son mail, l’Union européenne répond et insiste clairement sur la nécessité qu’on prenne “les mesures nécessaires pour modifier ou supprimer les régimes fiscaux” d’ici le 31 décembre 2018 et non pas 2020. Dès le lendemain, le ministère des Finances répond en s’engageant “à résoudre, avant la fin de l’année 2018, les difficultés identifiées par le groupe du code de conduite”.
Cette réponse a été jugée conforme aux dernières exigences. Pourtant, elle n’a pas “pu être traitée” en raison de son “arrivée tardive”, selon un rapport interne de l’Union européenne. La Tunisie se retrouve donc inscrite sur la liste “noire”, en compagnie de 16 autres pays. Les 47 juridictions qui ont rendu leurs engagements de bonne conduite à temps sont inscrites sur la liste grise. Elles feront toutes l’objet d’un suivi.
Comme la Tunisie, d’autres pays ont mis du temps à transmettre leurs engagements. Le Maroc, par exemple, a été retiré à la dernière minute de la liste noire. “Le Maroc a adopté un ton plus ferme avec le groupe de bonne conduite en rappelant les conséquences désastreuses d’une telle décision sur les relations euro-marocaines”, assure une source proche du dossier. La Tunisie aurait opté pour le “consensus”, “compte tenu du déroulement des évènements”, précise la même source.
Mais cette stratégie n’a pas fonctionné. “Les Européens auraient pu prendre un peu plus de temps” et tenir compte des engagements de la Tunisie malgré leur arrivée tardive, admet Patrice Bergamini, ambassadeur de l’Union européenne, compte tenu du fait que l’“l’Union européenne est le premier partenaire de la Tunisie”.
La Tunisie, un paradis fiscal ?
Cette inscription sur liste noire signifie-t-elle que la Tunisie est un paradis fiscal ? En vérité, contrairement à ce qui a pu être mentionné, ces listes ne sont pas un recensement de paradis fiscaux, mais de juridictions fiscales jugées non-coopératives. Les pays inscrits sur ces listes sont considérés comme ayant une fiscalité inéquitable m ais ne sont pas forcément des paradis fiscaux.
Pour correspondre à un paradis fiscal, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) définit certains critères. Avoir des impôts inexistants ou trop faibles, ne pas adopter de transparence fiscale, avoir une législation opaque qui empêche l’échange d’informations avec les administrations, mais aussi avoir un comportement tolérant avec les sociétés-écrans.
Pour la Tunisie, les critiques concernent principalement l’équité fiscale et les avantages liés aux entreprises totalement exportatrices.
Le problème concerne l’écart d’imposition entre les sociétés exportatrices et celles qui ne le sont pas. Ces dernières sont imposées à 25%, alors que les sociétés exportatrices ont un taux d’imposition de 10% sur les bénéfices issus de leurs exportations.
Le ministre des Finances s’est engagé auprès du groupe Code de conduite dans ce sens. Il promet “de mettre en oeuvre les normes de bonne gouvernance fiscale et de les respecter”, avec notamment “la poursuite de la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés (IS) du droit commun de 25% à 20% (...) à l’horizon de l’année 2020”. Engagement jugé trop lointain pour l’Union européenne.
L’autre point négatif porte sur la transparence. Ce que confirme la Commission tunisienne des Analyses Financières (CTAF), dans son rapport d’avril 2017 qui relève que le climat bancaire actuel serait propice à des opérations telles que du blanchiment d’argent.
Plusieurs ONGs ont pointé du doigt le caractère arbitraire des listes établies par l’Union européenne.
“Il y a clairement un ciblage des économies assez faibles, petites, comme par exemple la Tunisie et qui ne reflète pas réellement la gravité de la situation par rapport à d’autres paradis fiscaux qui sont vraiment notoires, comme les Bermudes, ou même des pays européens, l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-bas…”, commente Hela Gharbi, directrice de la section tunisienne d’Oxfam
L’absence de ces paradis fiscaux est justifiée par le fait que ces juridictions sont déjà censées se conformer au droit européen.
En ce qui concerne les juridictions hors Union européenne, il a été considéré que les Etats-Unis “remplissent les critères”, tandis que Hong Kong “nécessite une surveillance accrue”. Enfin “il n’a pas été jugé nécessaire de soumettre la Fédération de Russie” à une analyse, affirme François Head, responsable des questions économiques et financières au sein du service de presse du Conseil de l’Union européenne, sans apporter plus de détails.
“On a du mal à comprendre la logique de l’Union européenne”, commente Imed Zouari, conseiller en plaidoyer et influence de la section tunisienne d’Oxfam, “on ne sait pas vraiment quels critères et quelles méthodologies ont été utilisé·es.”
Cette ONG avait publié quelques jours auparavant sa propre liste des paradis fiscaux en se basant sur ces indicateurs de l’Union européenne afin de faire pression sur l’organisation. Le recensement d’Oxfam, plus étoffé, comprend 39 juridictions, dont quatre européennes. “La Tunisie ne figurait même pas dans les pays potentiels. On était beaucoup plus en train de discuter d’autres pays, comme le Maroc par exemple”, raconte Hela Gharbi.
Quelles conséquences pour la Tunisie ?
Aucune annonce n’a, pour l’instant, clairement énoncé les éventuelles sanctions d’une inscription sur liste noire ou grise. Pourtant, plusieurs ONGs et gouvernements, dont la Tunisie, s’inquiètent des impacts que cette inscription pourrait avoir sur le pays. Ce sentiment est d’autant plus fort que l’Union européenne constitue le premier partenaire économique du pays. “Il y a cette peur que certaines tranches des prêts des accords financiers de l’UE puissent être retardées ou remises en question”, décrit Imed Zouari.
De son côté, l’Union européenne assure qu’une inscription sur cette liste n’a pas vocation à sanctionner économiquement les pays concernés. Selon Patrice Bergamini, “la décision du 5 décembre n’impacte pas sur les décisions d’octroi de crédit et de prêts de la Banque européenne d’intégration déjà actés.” Les accords bilatéraux avec des pays européens devraient également rester inchangés. En revanche, à partir du 1er janvier 2019, “rester sur la liste noire impacterait sur de nouveaux engagements”, estime l’ambassadeur.
L’un des principaux impacts concernerait plutôt l’image du pays vis-à-vis de potentiel·les investisseurs et investisseuses. “On ne sait pas encore quelles sont les mesures immédiates qui seraient prises pour ces pays blacklistés, mais d’office, ça donne un signal très négatif alors que la Tunisie essaye désespérément de ramener (des investisseurs étrangers) depuis 2011”, commente Hela Gharbi.
Au final, l’argument avancé par l’Union européenne est que cette liste permettrait à la Tunisie d’améliorer son système fiscal. “Moi je pense qu’il faut profiter de cet ‘incident de parcours’ et je veux le qualifier comme tel”, estime Patrice Bergamini, “l’affaire des listes doit être une opportunité pour se mobiliser, se ressaisir : plus de réactivité, de pro-activité des administrations, une meilleure coordination interservices etc. est fondamentale.”
Sortir de la liste noire
Depuis l’annonce, Patrice Bergamini affirme “qu’il faut tout faire” pour que la Tunisie sorte de cette liste dès le 23 janvier, à l’occasion de la prochaine réunion des ministres des Finances européens. “L’essentiel aujourd’hui, c’est sortir de la liste noire, car oui, la Tunisie c’est pas les îles Caïmans !” s’exclame l’ambassadeur. Pour assurer cette sortie, la Tunisie doit donc renouveler ses engagements et les renvoyer avant cette prochaine réunion.
Les membres du groupe Code de conduite ont d’ores et déjà discuté de l’impact de l’élimination des avantages fiscaux aux entreprises offshores sur l’économie de la Tunisie, mais aussi sur les entreprises européennes présentes dans le pays. Ils et elles devraient étudier ces conséquences plus en détails lors d’une réunion en février prochain, une fois le sort de la Tunisie acté.
Cependant, sortir de la liste noire n’implique pas une sortie définitive des listes définies par l’Union européenne, mais un passage de transition sur liste grise. Malgré les déclarations d’intention, il est impossible pour un pays présent sur la liste noire de sortir définitivement du recensement des juridictions jugées non-coopératives. Cela impliquerait une application immédiate des différents critères, ce qui est, dans la pratique, très compliqué. Les sanctions de la liste grise restent, tout comme pour celles de la liste noire, encore à définir.
Du côté tunisien, une source proche du dossier au sein de la présidence du Gouvernement confirme un certain amateurisme, affirmant qu’“aucune étude n’a été faite sur l’impact des engagements pris, ni d'ailleurs sur les conséquences de notre inscription sur cette liste noire”.