En Tunisie, “c’est très rare de ne pas avoir de diabétiques dans sa famille”

Au moins un·e Tunisien·ne sur 9 serait diabétique. Selon d’autres études, la réalité serait plutôt d’un·e Tunisien·ne sur 5. “Des chiffres hallucinants”, commente une experte du secteur. Comment expliquer un tel phénomène ? Derrière cette maladie, les changements d’alimentation, la cherté de la nourriture et la fragilité du système de santé sont mis en cause. En Clair.
Par | 14 Novembre 2023 | reading-duration 7 minutes

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Peu de pénuries ont autant troublé la population tunisienne que celle du sucre. Des vidéos de foules cherchant du sucre dans les supermarchés du pays et de cargaisons arrivant d'Algérie ont circulé sur les médias sociaux pendant des mois en 2022. 
Alors que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommande une consommation de 25 grammes de sucre par adulte, les Tunisien-nes en mangent en moyenne 15 kilos par an, soit 40 grammes par jour. 

Or, le sucre n'est pas seulement l’un des aliments les plus consommés et utilisés dans la transformation industrielle en Tunisie. C'est aussi le nom donné par les Tunisien·nes au diabète (Sokker), l’une des maladies les plus répandues dans le pays. En Afrique du Nord, seule l’Egypte a un taux de prévalence plus élevé que la Tunisie.

Une augmentation inquiétante

Les études disponibles n’indiquent pas les mêmes données sur le nombre de diabétiques dans le pays.  Certaines sources mentionnent 10% de malades tandis qu’une étude réalisée par l’Institut national de santé publique remontant à 2016 et publiée en 2020 indique plutôt 15 %. D'autres analyses plus pessimistes, mais plus récentes, parlent d'un taux proche de 20%. De nombreux·ses patient·es ne seraient par ailleurs pas diagnostiqué·es.

Dans tous les cas, la tendance est à la hausse. Le rapport de l’Institut national de santé publique souligne que la maladie a enregistré une augmentation préoccupante au cours des trois dernières décennies. Une tendance confirmée par les données de la Fédération Internationale du Diabète* : entre 2000 et 2021, le nombre d’adultes souffrant de diabète aurait augmenté de façon exponentielle en Tunisie, en passant de 176.300 patient·es à 869.000.

À l’horizon 2030, ce nombre dépasserait le million.

Des chiffres décrits comme “hallucinants” par Jalila Elati, cheffe de service auprès de l’Institut national de nutrition et de technologie alimentaire, spécialisée dans la recherche sur le diabète et l’obésité. “Nous faisons partie des pays les plus touchés par les taux de surpoids et de sédentarité par rapport au nombre d'habitants, les deux principaux facteurs de risque, combinés à la malnutrition”, confirme-t-elle.

Les pourcentages de prévalence du diabète sont indiqués pour les catégories Masculin, Féminin, et Total, avec des valeurs de p toutes inférieures à 0,001 (p < 10^-3), indiquant une très forte significativité statistique.  

Toujours d’après l’Institut national de santé publique, à peine plus d’un·e malade sur deux serait diagnostiqué·e. Ainsi, même si 91,8% de ces patient·es seraient pris en charge, la proportion totale de diabétiques suivant un traitement ou un régime alimentaire particulier en Tunisie ne serait que de 49,4%.

“C’est très rare d’avoir la chance de ne pas avoir de diabétiques dans sa famille”, conviennent des patient·es qui font la queue devant une pharmacie à Tunis.

Le diabète, une maladie “politique” ?

Chaque matin, Salwa, femme de ménage à Tunis originaire de Aïn Draham, prend son petit déjeuner : un café et un cake bien sucré acheté en bas de chez elle pour quelques dinars. “Je n'ai pas un gros budget et j'ai besoin d'énergie pour la journée”, explique-t-elle. “La viande, le poisson, les légumes sont devenus trop chers. Je ne rentre plus dans mes dépenses quotidiennes.” Bien qu'elle aime se mettre aux fourneaux, la cuisine est devenue une charge mentale, trop chère pour elle : "Le soir, je mange souvent un mlewi ou un casse-croûte. Je dépense moins".

Dans le dernier rapport de 2022, le World Food Program en Tunisie a calculé la différence entre une dépense à haute valeur nutritionnelle et une dépense dite “énergétique” : “le coût mensuel d’une alimentation nutritive varie de 133 à 239 dinars, et est environ 4,5 fois plus élevée qu’une alimentation énergétique. Le régime énergétique coûte entre 38 et 41 TND par mois et présente beaucoup moins de variation de coût à l’échelle nationale. Cela est principalement dû aux aliments subventionnés, tels que la semoule, le pain et l’huile”. Or, c'est justement “une alimentation déséquilibrée - trop sucrée, trop grasse, trop riche en calorie - qui est associée à la survenue du diabète de type 2”, le plus répandu en Tunisie.

Salwa craint d’être diabétique et devrait suivre un régime. Selon son médecin, les symptômes sont là, confirment des tests sanguins. Mais cette femme de quarante ans travaillant dans l’informel n’a jamais été enregistrée auprès de la CNSS et ne peut donc prétendre à aucun remboursement. Les visites chez le médecin représentent déjà une dépense qu'elle ne peut pas se permettre, sachant qu’elle prend d’autres médicaments. Salwa est loin d’être la seule dans ce cas.

 15,9% de la population diabétique étudiée dans le pays a déclaré avoir renoncé aux soins selon le rapport de l’Institut national de santé publique.

Un snack sucré chaque matin aide Salwa à trouver l’énergie pour travailler, mais augmente son taux de glycémie et ne contribue pas à la nourrir. “Une bonne partie de la population consomme désormais des aliments dits énergiquement denses, mais qui sont pauvres sur le plan nutritionnel, c'est-à dire qu’ils n’apportent pas de macronutriments".

"C’est le cas de tous les produits sucrés et de toutes les sucreries : ça apporte de l’énergie, mais ça apporte pratiquement pas de macronutriments intéressants”, confirme Jalila Elati de l’Institut national de nutrition. “Nous avons travaillé sur le modèle alimentaire des enfants dans les écoles et nous avons constaté que des enfants prennent comme goûter ou petit déjeuner essentiellement ces cakes, ces snacks sucrés qui ne sont pas chers mais qui les rassasient”.

La possibilité d'avoir une alimentation variée et saine reste en effet un privilège pour ceux qui peuvent se le permettre, en particulier face à l'inflation galopante des denrées alimentaires qui touche avant tout les populations les moins aisées et victimes des disparités régionales. “La base de l’alimentation des Tunisiens c’est les céréales, et cela reste stable. Mais tout ce qui est extra céréales est devenu hors de prix pour un ménage moyen”, commente Elati. Selon le WFP, plus d’un tiers des ménages ne peut pas accéder à une alimentation nutritive dans les gouvernorats du centre-ouest et nord-ouest de la Tunisie, affectant fortement la diversité alimentaire.

L'étude scientifique " Évolution du mode alimentaire en Tunisie depuis 1965" résume ainsi le changement des habitudes alimentaires des Tunisiens au fil des années : “Depuis les années 1990, la Tunisie paraît s’orienter vers des modèles alimentaires occidentaux (riches en produits animaux), en s’éloignant du modèle méditerranéen (riche en glucides complexes et en fibres)”. Ce virage fait suite à un changement radical dans l'organisation de la production alimentaire en Tunisie en raison de politiques mises en place à partir des années 1980 avec l’implantation des programmes d’ajustement structurels dans l’agriculture (PASA). 

Dès lors, la production agricole, et plus généralement la production alimentaire, s’oriente vers le marché de l'exportation plus que vers le marché intérieur et l'autoconsommation, rappelle l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE). Cette tendance “consécutive au phénomène de l’urbanisation”  seraitassociée à l’accroissement des niveaux de la mortalité, de la morbidité et des facteurs de risque de maladies chroniques observés dans la population tunisienne”. 

“La baisse de consommation d’huile d’olive, substituée par les huiles végétales, a un impact certain sur la consommation de matières grasses, par exemple. Pourtant, exporter de l’huile d’olive nous ramène des devises nécessaires en période de crise. Un équilibre doit être trouvé”, estime Jalila Elati. Le changement d’habitudes alimentaires a influencé la diffusion du diabète en Tunisie, comme dans d'autres pays où les réformes néolibérales ont entraîné une réorganisation de la chaîne de production alimentaire.

Cela représente un coût important pour un système sanitaire public de plus en plus précaire. Le traitement en milieu hospitalier coûterait à l’État 240 dinars par an par patient·e diabétique et plus de 24.000 dinars en cas de complication.

“L'insécurité économique de la majorité des Tunisiens et le prix des aliments qui ont explosé font que la qualité alimentaire des Tunisiens s'est davantage dégradée. Je suis certaine qu’on devra faire face à de nouveaux problèmes de santé dûs aux carences en macronutriments, causés par une alimentation moins variée, qui ne comprend pas les fruits et légumes”, prévoit l’experte.

“Pas moins de 300 médicaments manquent en Tunisie”

Entre violation du droit d'accès aux soins et changement profond des habitudes alimentaires dans le pays au fil des décennies, le diabète cause de nombreuses victimes en Tunisie. Cette maladie et les maladies cérébro-vasculaires - souvent dûes aux complications liées au diabète - représentent la première et deuxième cause de décès rapportées par l’Institut national de la Santé en 2021. 

Selon les données de la Société tunisienne d’endocrinologie, et maladies métaboliques , “plus de 41% des diabétiques entre 50 et 69 ans souffrent d’une maladie cardiovasculaire”, nécessitant une prise en charge.

Or, la Tunisie traverse une vague de “crises de pénurie de médicaments qui s’enchaînent depuis 2016”, comme le décrit le dernier rapport de juillet 2023 de l’Observatoire Tunisien de l’Économie (OTE). “Pas moins de 300 médicaments manquent en Tunisie”, a récemment déclaré Naoufel Amira, le président du Syndicat des Pharmaciens d'Officine de Tunisie (SPOT). Cette pénurie de médicaments s’inscrit dans un contexte de crise globale de la chaîne de production des matières premières, dont celles utilisées dans l’industrie pharmaceutique. “L’insuline n’échappe pas à cette crise”, confirme à inkyfada un délégué médical, même s’il est loin d’être le médicament le plus difficile à obtenir.

Jusqu'en 2022, la disponibilité d’insuline en Tunisie dépendait exclusivement des importations, gérées par la Pharmacie Centrale Tunisienne (PCT), dont la dette ne fait qu’augmenter à cause du manque de devises et des impayés de la CNAM, comme l’a plusieurs fois déclaré aux médias Naoufel Amira.

Considérée comme présentant un risque d’insolvabilité, la PCT peine à payer les fournisseurs étrangers. Sur la liste des médicaments manquants figurent souvent ceux qui sont "nécessaires au traitement de maladies chroniques ou rares", explique le délégué médical. “Il faut cependant distinguer le manque de disponibilité d'un médicament ou d'une molécule”, nuance-t-il. “Très  souvent, des génériques sont disponibles en Tunisie grâce à l’industrie locale”, comme c’est le cas de l’insuline.

Depuis 2022, en effet, le laboratoire pharmaceutique tunisien Medis produit de l’insuline à un prix compétitif, mais seulement sous forme de flacon ou de seringue alors que “plusieurs patients en Tunisie sont désormais habitués au traitement en stylo, plus pratique et moins invasif”, indique le délégué médical. Les insulines en stylo sont fournies par plusieurs laboratoires étrangers présents en Tunisie, comme le français Sanofi et le danois N ovo Nordisk, producteur d’environ 50% de l’insuline dans le monde.

“Pendant les périodes de pénurie, souvent les patients ne trouvent plus l’insuline en stylo importée en devises, qui reste beaucoup plus pratique par rapport à son biosimilaire produit en Tunisie”, continue le délégué. “La CNAM a pourtant fait du produit de Medis la base de remboursement, ne prenant pas en considération les difficultés à l’utiliser pour certains patients. Les laboratoires fournissant les stylos en collaboration avec la STEDIAM (Société des endocrinologues tunisiens) ont fait pression sur la CNAM pour rétablir  le remboursement des stylos à 100%”, explique-t-il. 

“Le risque est que les coûts des soins de santé liés à la propagation du diabète et de la malnutrition augmentent de manière exponentielle. Les carences en macronutriments se répercutent sur la santé et sur le rendement des gens, et pèseront de plus en plus sur la santé publique”, conclut Elati.