Les non-vacciné·es contre le Covid-19, entre méfiance et inégalités

Après la progression fulgurante du taux de vaccination entre l’été et décembre 2021, la campagne bat de l’aile. Entre méfiance, lassitude et difficultés d’accès, une multitude de lacunes persistent sans que l’Etat ne parvienne à les combler.
Par | 19 Mai 2022 | reading-duration 12 minutes

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Comment dire oui à quelque chose qu'on ne connaît pas ? On te met un truc devant toi et tu dois le boire”. Abdessattar* est habituellement convaincu de l'importance des vaccins. Ce chimiste a pourtant refusé l’injection contre le Covid-19 parce qu’il doute de sa composition.

En août dernier, des foules se pressaient devant les centres de vaccination. Plus d’un million de personnes ont été vaccinées grâce à l’organisation de deux journées portes ouvertes. Aujourd'hui, les centres de vaccination peinent à faire le plein, le taux de vaccination semble avoir atteint son plafond : presque 54% de la population tunisienne a été vaccinée.

En plus d’un ralentissement, beaucoup négligent les doses de rappel : seuls environ 10% de la population aurait effectué la troisième dose, et moins d’ 1% pour la quatrième dose qui a été ouverte aux personnes de plus de 65 ans à la mi-avril.

Derrière ces chiffres, les personnes non-vaccinées représentent une réalité complexe. Entre méfiance, lassitude et inégalités d’accès, pourquoi près de la moitié de la population tunisienne n’est pas vaccinée ?

Le centre de vaccination du stade El Menzah est vide, le 1er avril 2022

“Je n’ai jamais été convaincue par cette histoire de Covid”. Pour certain·es comme Selma*, la méfiance va au-delà du vaccin. “Les gens ont cru que j’étais folle au début, quand j’ai refusé le confinement. Maintenant, ils ont changé d’avis”. Elle dénonce également le mépris exprimé envers les non-vacciné·es, et le refus total de dialogue avec eux :

“Dès que tu es contre la vaccination, tu es ignorant [...] La manière dont ils méprisent les esprits des gens est choquante.”

Pendant plusieurs mois, elle parcourt des groupes Facebook à la recherche de personnes qui, comme elle, doutent. “On se sentait seul·es au début. Il fallait vraiment fouiller pour trouver ce genre de personnes”, se rappelle-t-elle. À l'annonce de la mise en place du passe sanitaire, Selma monte avec sept autres personnes une coordination anti-passe, qui organise des premières manifestations dans plusieurs villes en octobre 2021.

“C’est mon corps et je suis la seule à sentir ce qui lui arrive. [...] Les traitements n’ont pas à être obligatoires”, argumente-t-elle. Selma croit en une médecine alternative, se basant sur “l’immunité naturelle”. Une conviction qu’elle a développée après des années de documentation, affirme-t-elle.

Au début de la pandémie, Abdessattar* fonde un site rassemblant plusieurs chercheurs·ses et médecins qui s’accordent pour dire que les composants des vaccins contre le Covid-19 sont dangereux pour la santé humaine. “Nous ne sommes pas des charlatans. Nous sommes chercheurs, nous essayons de sauver les vaccinés”, insiste-t-il.

Les deux éprouvent également une grande méfiance à l’encontre du personnel médical. Pour Abdessattar, la plupart d’entre eux et elles ont peur de révéler la vérité et d’aller contre l’opinion majoritaire. “Va voir n’importe quel médecin qui te dit de te vacciner et demande lui de quoi est composé le vaccin”, ironise-t-il.

De son côté, Selma doute de la compétence de certain·es médecins depuis que des membres de sa famille ont souffert d'erreurs médicales. “Mon père a été tué à cause d’erreurs médicales. Je l'ai vécu avec de nombreux membres de ma famille, et [les médecins] n’ont pas voulu avouer la vérité”, proteste-t-elle.

La suspension de l’administration du vaccin Johnson&Johnson par le ministère de la santé le 9 mai 2022, a alimenté cette méfiance au sein des groupes anti-vaccins actifs sur les réseaux sociaux. Riadh Daghfous, Président du Comité de Veille Scientifique de la Vaccination Covid-19, comprend la confusion, “le citoyen quand il voit des décisions comme ça, il se pose beaucoup de questions. et va avoir peur. Surtout les personnes qui ont eu Johnson&Johnson. Ceux qui ne sont pas déjà vaccinés vont avoir d’autant plus peur des vaccins en général”. La peur des effets secondaires est effectivement l’une des raisons principales du refus du vaccin, selon une étude réalisée en Tunisie par l’Institut Emrhod Consulting en janvier 2021.

Cette décision de suspendre Johnson&Johnson fait suite aux recommandations de l’Agence américaine des médicaments (FDA) de limiter son injection aux adultes refusant les autres vaccins. En effet, une récente étude de l’Agence fait le lien entre soixante cas de thrombose, c’est à dire à la formation d’un caillot de sang dans une veine, et l’administration du vaccin.

Cependant, sur les plus d’un million de personnes vaccinées avec Johnson&Johnson en Tunisie, aucune n'aurait développé d’effets secondaires graves liés à l'injection selon le Centre national de pharmacovigilance, d’autant plus que le risque existe seulement pendant les quinze premiers jours après l’administration du vaccin.

D’après les autorités, le vaccin n’a eu que très peu d’effets indésirables d’une manière générale. Sur plus de six millions de personnes vaccinées en Tunisie, seulement 3000 cas d’effets secondaires ont été recensés, selon Riadh Daghfous. Hanen en fait partie. La jeune femme a fait une réaction allergique après sa première dose du vaccin Moderna. “Après ça, j’ai eu peur car j’ai beaucoup d’allergies, donc j’ai décidé de ne pas faire la seconde dose”, raconte-t-elle.

De plus, malgré son certificat médical attestant qu’elle est allergique à un des composants du vaccin, Hanen n’a pas pu obtenir son passe vaccinal. “Je suis allée au centre pour les allergies à l'hôpital Rabta. Ils ne m’ont rien dit de précis ou de clair. Ils t’expliquent juste que c’est à cause du vaccin et ils te laissent le choix [de te faire vacciner ou pas], comme s’ils ne voulaient pas prendre le risque”, dénonce la jeune femme.

Un soignant prépare l'injection du vaccin. 

 La coordination anti-passe, quant à elle, prévoit de monter un procès contre l’Etat et le Ministère de la Santé au nom des personnes ayant eu de graves effets secondaires suite à la vaccination.

Un passe sanitaire peu efficace

“Au début, les supermarchés c’était impossible, j’ai passé un mois et demi sans y entrer”, raconte Hanen au sujet de la mise en place du passe vaccinal en décembre 2021. Mais au fur et à mesure, elle constate une baisse des contrôles et réussit à se glisser dans les centres commerciaux. Aujourd’hui, ne pas avoir de passe vaccinal n’a presque plus de conséquences sur sa vie quotidienne. Riadh Daghfous, admet également “une mauvaise application du passe vaccinal dans les lieux publics”, qui a peut-être “découragé les gens à continuer à se faire vacciner”.

Si ce constat est partagé par Selma, qui affirme que “le passe est appliqué de manière superficielle”, elle a cependant éprouvé des difficultés concernant son travail. “Mon employeur menaçait de me renvoyer mais j’ai réussi à me débrouiller". Mais ce n’est pas le cas de tou·tes : en janvier 2022, 13.000 enseignant·es et cadres éducatifs non-vacciné·es contre le Covid-19 auraient ainsi été suspendu·es, d’après le journal La Presse. La coordination anti-passe reçoit également “des dizaines d’appels chaque jour de gens qui ont perdu leurs emplois”. En réaction, la coordination a tenté de déposer plainte au tribunal administratif contre le décret-loi n°2021-1, mais leur demande a été refusée.

Entre la collecte de dossiers de personnes ayant perdu leurs emplois, le contact d’avocats bénévoles, ou d’autres tentatives de dépôt de plainte, la coordination anti-passe ne démord pas. Ils et elles poursuivent diverses actions judiciaires visant à abattre le passe sanitaire, jugé contraire aux libertés individuelles, en espérant un jour porter cette affaire à l’international.

Il est à noter que, le 28 mars dernier, le tribunal administratif de Monastir a déclaré l’illégalité du décret-loi relatif au passe vaccinal en première instance, suite à des plaintes qui auraient été déposées par des agents de la délégation régionale de l’éducation nationale contestant leur suspension.

Contactés par Inkyfada pour apporter plus de précisions sur ces suspensions, ainsi que sur les perspectives futures des fonctionnaires concerné·es, le Ministère du Travail et le Ministère de l’Education n'ont apporté aucune réponse.

Une méfiance généralisée

La méfiance envers les vaccins n’est pas nouvelle. En 2019, l’OMS a inclus la méfiance vaccinale dans sa liste des dix plus grandes menaces à la santé mondiale. D’après la docteure Maalej, cheffe du service de pneumologie à l’hôpital Abderrahman Mami, ce refus de la vaccination ne concerne pas que le Covid-19. “En principe, tout le personnel soignant doit se vacciner chaque année contre la grippe. Pourtant, chaque année, énormément de doses sont jetées”, donne-t-elle à titre d’exemple.

Deux soignant·es sur trois n’ont jamais été vacciné·es contre la grippe en Tunisie, confirme une étude publiée en 2019. Cela prouve que la méfiance vaccinale n’est pas forcément associée au niveau d’éducation ou au statut socio-économique, selon elle. “On a vu de tout, des médecins qui ne veulent pas se vacciner et même des médecins qui l’interdisent à leurs malades”, s'indigne-t-elle.

S’il n’y a pas de profil-type de personnes non-vaccinées contre le Covid, les données publiées montrent néanmoins que les jeunes de 30 à 40 ans se vaccinent presque deux fois moins que les personnes âgées de 60 à 75 ans, d’après les chiffres de Evax datant du 18 mai.

Mais Dr Maalej s’inquiète surtout pour les plus de 75 ans qui sont encore 22% à ne pas être vacciné·es selon les chiffres d’Evax. Selon elle, certain·es évitent de se faire vacciner de peur d’affaiblir leur système immunitaire, déjà fragilisé par des maladies chroniques.

Après plus de deux ans de pandémie, la lassitude de la population pourrait aussi être à l’origine de la baisse de la vaccination. "Peut-être que les gens ont eu l’impression qu’il n’y a plus de Covid et qu’on a plus besoin de vaccin”, estimait déjà en mars 2022 Riadh Daghfous. Nesrine Mejri, professeure agrégée en oncologie médicale et oncologue à l'hôpital Abderrahman Mami partage cet avis : “il y a une lassitude, non seulement du vaccin mais aussi du Covid. On pourrait avoir l’impression qu’il n’est plus si virulent.”

Pour évoquer les raisons du scepticisme contre les vaccins en Tunisie, le manque de confiance dans les institutions est également évoqué. C’est le cas d’une étude réalisée sur l’acceptance du vaccin sur les patients atteints du cancer, où 46,2% des personnes interrogées n'avaient pas confiance dans le gouvernement. Selon Makram Al-Safi, chercheur en immunologie de l’institut Pasteur, cela n’a rien d’étonnant.

“C’est un grand problème en Tunisie, la confiance en l’Etat. Après des décennies de dictature, c'est normal. Cette confiance va se construire avec le temps. On se méfie de l’Etat mais pas que pour le vaccin”, considère-t-il.

Des inégalités aussi dans la vaccination

La stratégie vaccinale publiée par le gouvernement tunisien en janvier 2021 prévoyait d’ouvrir progressivement la vaccination en fonction des catégories d’âges, professions et des comorbidités. Mais cette stratégie n’a pas pris en compte “les facteurs socio-économiques et le manque historique d’accès à la santé dans les régions rurales”, dénonce Amnesty International dans un communiqué publié en avril 2022.

Pourcentage de vacciné·es par gouvernorat

À la date du 18 mai, le gouvernorat de Tunis compte 65% de vacciné·es contre 38% dans celui de Tataouine ou encore 42% à Sidi Bouzid. Ces disparités n’ont rien d’étonnant selon le médecin et activiste Taieb Ben Alaya “Ce n’est pas simplement parce qu’il y a plus de centres à Tunis et moins à Sidi Bouzid. La répartition sanitaire est comme cela dans le pays. On peut dire que c’était prévisible”. Dans un rapport publié en avril 2022, Amnesty International a étudié l’accès à la vaccination dans les régions rurales de Tunisie en effectuant des recherches de terrains dans la région de Ghardimaou. Selon l'organisation, la gestion de la campagne vaccinale “est l’illustration manifeste la plus récente des disparités dans l’accès à la santé pour les populations marginalisées des régions rurales de Tunisie”.

Pour pallier ces difficultés, le ministère de la Santé a mis en place des équipes mobiles “pour essayer de toucher des personnes qui n’ont pas la possibilité d’aller vers des structures sanitaires ou des centres de vaccination”, explique Riadh Daghfous. Ces équipes se déplacent ponctuellement dans des prisons, des maisons de retraite ou encore des centres commerciaux.

Dans son rapport, Amnesty souligne les limites de l’efficacité des unités mobiles. En effet, à Ghardimaou, ville située à la frontière tuniso-algérienne, l'efficacité d’une opération de vaccination mobile a été limitée par manque de communication. Cependant, le rapport souligne une initiative plus fructueuse à Béja où des centres de vaccination ont été implantés lors de foires hebdomadaires.

Ainsi, la nouvelle stratégie de vaccination du gouvernement s’inscrit dans une volonté de se rapprocher des patient·es, notamment en réduisant le nombre de grands centres de vaccination. “Nous allons renforcer la vaccination dans les centres de santé de base car ils sont fortement fréquentés par les citoyens tunisiens, surtout ceux qui ont des pathologies chroniques comme de l’hypertension ou du diabète”, décrit Riadh Daghfous. Cette nouvelle stratégie s'adresse également aux enfants de plus de six ans. En effet, la vaccination des enfants les “plus exposés à des formes graves de Covid” est actuellement en discussion au sein du comité scientifique.

Des inégalités technologiques s’ajoutent également à ces disparités régionales.

“La plateforme Evax est très bien, mais elle n’est pas adaptée à tout le monde. Pour certaines personnes, c’est très high-tech", explique le docteur Taieb Ben Alaya. 

"Il y a des personnes qui utilisent encore le petit téléphone qui sature quand il y a dix messages, ils ne peuvent pas vérifier s’ils ont un message de Evax ou pas”, poursuit-il. Selon les chiffres de 2019 de l’institut national de la statistique (INS), 51,5 % des ménages seulement ont accès à internet au sein de leurs foyers.

Dans un effort de faciliter l’accès à la vaccination pour des populations marginalisées, Médecins du Monde a mis en place une campagne de vaccination mobile durant trois semaines, en septembre 2021, qui a permis de vacciner 161 personnes en situation de rue dans le Grand Tunis. L’organisation non-gouvernementale a également mis en place des campagnes de sensibilisation à la vaccination.

Ces initiatives ont aussi concerné les personnes migrantes. Avec un réseau de partenaires, Médecins du monde a mis en place des cartes de vaccination permettant aux personnes sans pièce d’identité de se présenter à un centre de vaccination sans problème. En effet, “il est difficile de convaincre un migrant d’aller se faire vacciner dans un centre étatique rattaché au Ministère de la Santé, alors qu'il a des problèmes avec le Ministère de l'Intérieur”, explique le docteur Taieb Ben Alaya.

Au-delà des inégalités régionales et technologiques, dans son rapport sur l’accès aux vaccins, Amnesty cite le manque d’accès aux informations sur les vaccins anti-Covid comme un des obstacles à la vaccination.

 Une communication imparfaite

“Il y a un échec dans la communication, il faut le dire, que ce soit en Tunisie ou ailleurs”, admet le chercheur en immunologie de l’institut Pasteur, Makram Al-Safi. Ce dernier insiste sur l’importance de vulgariser la science en prenant du temps sur les détails : “Il faut parler de ces protéines, la spike, le système immunitaire… Et ça c’est simple, on peut le faire”. Le chercheur affirme donc prendre toutes les opportunités possibles pour être présent dans les médias afin de faire ce travail de vulgarisation.

La docteure Nesrine Mejri a ajouté sa pierre à l’édifice en créant des vidéos de vulgarisation scientifique sur Youtube. Ses vidéos traitent de la vaccination, du Covid et du monde médical en général. Par exemple, une vidéo sur les effets secondaires du vaccin cumule près de 500 000 vues, où Nesrine Mejri décortique, tableau d’école à l’appui, des études scientifiques menées sur la question.

“Pour moi ne pas se vacciner, c’était du suicide. Il faut donc expliquer les choses, pour que les patients soient des personnes averties, qu’ils comprennent le fonctionnement du vaccin”, explique-t-elle.

Néanmoins, le Comité scientifique n’a évoqué aucune étude ou campagne de communication ciblant spécifiquement les non-vacciné·es et leurs craintes. Dans leur nouvelle stratégie vaccinale, le comité scientifique cherche plutôt à convaincre de l’importance des doses de rappel.