Passe vaccinal : menace sur la reprise et les emplois des lieux accueillant du public

La mise en place annoncée du passe vaccinal bouleverse la reprise économique des lieux accueillant du public. La perte de clientèle et les sanctions prévues en cas de contrôles insuffisants sont au cœur des inquiétudes des gérant·es de restaurants, bars ou cinémas.
Par | 02 Novembre 2021 | reading-duration 7 minutes

À la Cinémathèque tunisienne, au milieu de la Cité de la culture de Tunis, la queue du guichet est un peu plus longue et désordonnée que d’habitude. La cinquantaine de spectateur·trices, réunie pour visionner le film “Traversées”, de Mahmoud Ben Mahmoud, doivent en effet présenter un nouveau document au moment de payer leur place.

La cinémathèque, en tant que lieu culturel public, applique depuis plusieurs semaines les recommandations de la présidence incitant au contrôle de la vaccination des spectateurs avant l’entrée en salle. Une orientation confortée par la publication d’un nouveau décret-loi, vendredi 22 octobre, annonçant la mise en place prochaine d’un passe vaccinal à l’échelle du pays.

Le décret-loi  n°  2021-1 “relatif  au  passe  vaccinal  concernant  le virus SARS-CoV-2” précise que le document attribué à toute personne “ayant achevé son schéma vaccinal contre le virus”, sera contrôlé à l’entrée de certains lieux publics. Précisés par l’article 2, ces derniers comptent notamment  les “établissements éducatifs et universitaires”, les “structures de santé publiques et privées” pour les visiteur·euses, et bien sûr, les “cafés, restaurants” et espaces “recevant du public” ou “réservés  aux  activités  de loisirs et des fêtes”. Ces larges catégories regroupent les cinémas, les théâtres, les musées, etc. Le décret-loi, publié le 22 octobre, prévoit que la mesure entrera véritablement en vigueur après un délai de deux mois d’adaptation.

En attendant, SMS ou attestation de vaccination restent acceptés à la cinémathèque, du moment qu’ils justifient d’un schéma vaccinal complet. Malgré les avertissements sur sa page Facebook, le mot n’est pas encore passé, et plusieurs spectateur·trices se voient refuser l’accès par Rim Abdelli, qui gère le guichet. Souleyma, venue assister à la projection avec un ami vacciné, ignorait totalement ce filtrage. “Ma seconde dose est prévue dans trois jours, et pourtant, je ne vais peut-être pas pouvoir entrer dans la salle !”, s’étonne-t-elle.  “Je n’ai jamais vu ça nulle part”

Même si elle n’a pas pu présenter le sésame, la jeune femme est bien décidée à retenter sa chance à l’étage, où Ahmed El Makkeri, un autre employé de la cinémathèque, contrôle une dernière fois les places devant les portes de la salle. De quoi compliquer le travail des deux agent·es. C’est pourquoi la perspective de l’instauration d’un passe vaccinal officiel, plus facile à contrôler, enthousiasme Ahmed El Makkeri : “Ça nous facilitera la vie ! Avec le QR code on pourra se répartir les tâches, en ne faisant qu’un seul contrôle à l’entrée de la salle, par exemple”.

Le passe, qui peut déjà être téléchargé sur la plateforme Evax, fonctionnera en effet à l’aide d’un QR code sécurisé. Lotfi Allani, directeur du centre informatique du ministère de la Santé, a également travaillé sur l'outil de contrôle. “Il s’agit d’une application capable de déchiffrer ces QR codes cryptés”, détaille-t-il. Une fois l’obligation de présenter le pass vaccinal entrée en vigueur, les gérant‧es n’auront plus qu’à télécharger cette application, déjà disponible via le play store Android, pour contrôler leur clientèle.

Avant même l’entrée en vigueur du passe vaccinal, le contrôle de la vaccination a déjà des conséquences concrètes sur le travail des employé·es de la cinémathèque. “Ça rend le passage au guichet plus long, le contrôle est difficile, mais globalement les gens sont compréhensifs”, assure Rim Abdelli. La mesure semble également avoir un impact sur le remplissage des salles. “Au moins 10 personnes par jour se présentent au guichet avec une vaccination incomplète, en grande majorité des jeunes, ce qui amène à leur refus”, détaille Hela Soui Chamma, coordinatrice.

Pour cette petite salle, qui fonctionne déjà à 50% de sa capacité - soit 75 places - pour respecter les mesures sanitaires, ce chiffre “est énorme”. Un premier aperçu qui inquiète les gérant·es de lieux privés recevant du public, censé·es appliquer la mesure à partir du 22 décembre prochain. 

En attendant l’arrivée du passe vaccinal avec QR code, les employé·es de la cinémathèque doivent contrôler individuellement chaque SMS de confirmation et attestation de vaccination au guichet.

  Restaurants, bars et cinémas inquiets pour leur reprise  

De nombreux·ses acteur·trices des secteurs concernés comptent sur les prochains mois pour rétablir la santé économique de leurs établissements, après près d’un an et demi de fermetures régulières liées au coronavirus. 

“La dernière année et demie, on a tourné à -70% de chiffre d'affaires”, détaille Maher Louhichi, propriétaire d’un restaurant à Tunis.

“Les propriétaires doivent réinjecter de l’argent pour survivre”, commente-t-il. Même constat pour Mohamed Frini, directeur général du réseau Hakka Distribution, dont les deux salles de cinéma doivent déjà appliquer un rigoureux protocole sanitaire comprenant le port du masque et surtout, une jauge de remplissage à 50% de capacité. “Pour l’instant, on n’est pas sur une très grosse perte”, explique-t-il, “mais la jauge et le passe risquent de nous empêcher d’être rentables au moment de la saison haute, à partir de novembre, où les sorties parient sur des salles complètes à chaque séance”

Dans ce contexte, la perspective de devoir refuser l’entrée à des client·es en cas de défaut de présentation du passe vaccinal crispe. “Si je commence à mettre les non vacciné·es à la porte, tous ceux qui refusent de recevoir l’injection ne viendront plus” , prévoit Maher Louhichi. Le restaurateur, lassé par des mois de lutte pour garder son restaurant à flot, évoque même la perspective d’une “fermeture” si cette nouvelle mesure entrave trop sa reprise. Mohamed Frini est tout aussi désemparé devant les restrictions qui viennent réduire le nombre de spectateur·trices potentiel·les.

“Je ne discute pas le choix du passe vaccinal, explique-t-il, en colère, mais le cumuler avec la jauge, c'est assassin, ça va tuer toute la chaîne du cinéma”

Du côté des autorités, ces craintes sont minimisées. “Au début, peut être qu’il y aura une déperdition de clientèle, mais ça se réglera avec le temps”, affirme ainsi Riadh Daghfous, directeur général du Centre national de pharmacovigilance et membre de la Commission scientifique de lutte contre le coronavirus, qui parie sur le caractère incitatif de la mesure pour les personnes encore non vaccinées. Il assume un calcul coûts-bénéfices qui vise à protéger l’économie nationale sur le long terme : “Si jamais on revit une vague importante de contaminations, les éventuelles conséquences économiques du passe vaccinal seront bien faibles par rapport aux effets de la pandémie. Sur le plan économique, quoi qu'il arrive, on ne sera pas perdants”

Comme ici, à la cinémathèque, les gérant·es de lieux accueillant du public craignent que le contrôle du passe sanitaire ne crée davantage d’attente.

Un arsenal punitif menaçant  

Les inquiétudes des professionnel·les ne portent pas seulement sur la perte de clientèle que pourrait engendrer la mise en place du passe vaccinal. L’article 6 du décret-loi dispose en effet que le “défaut de présentation du passe vaccinal” pour les travailleur·euses des secteurs concernés “entraîne la suspension [...] [du] contrat de travail”, sans rémunération. Une mesure qui équivaut à la vaccination obligatoire pour les employé·es de lieux accueillant du public qui souhaitent garder leur poste. 

Maher Louhichi craint que cette disposition du texte n’engendre des conflits avec ses équipes. Si, d’après lui, toutes et tous ont reçu leur première dose de vaccin, plusieur·es n’ont pas pris rendez-vous pour la deuxième. Le restaurateur explique se sentir mal à l’aise à l’idée de faire du “forcing”. “Certains ont des rôles très importants, je ne peux pas me permettre de les suspendre”, assure-t-il, inquiet pour la capacité de son établissement à fonctionner. “Soit on me donne les moyens de licencier ceux qui ne coopèrent pas, soit je ne peux rien faire”. Des blocages que Riadh Daghfous reconnaît comme étant un “vrai problème potentiel”

L’article 8 prévoit également que “le gouverneur territorialement compétent” pourra prendre un “arrêté de fermeture temporaire” pour une durée maximum de deux semaines en cas de manquement constaté au contrôle. Une pression supplémentaire pour les employé·es chargé·es de ces contrôles : si ces derniers sont insuffisants, pourront-ils et elles être accusé·es de faute ? 

Pour Maître Henda Naffeti, spécialiste du droit des affaires et enseignante en droit du travail, il pourrait être difficile d’arbitrer à qui incombe la responsabilité. “En droit tunisien, l’employeur est présumé responsable de l’incident même s’il n’a personnellement commis aucune faute. Il est tenu de donner des ordres, des directives, des instructions sur la façon dont la tâche doit être exécutée”, explique-t-elle.

Cependant, “l’article 10 du code du travail précise que ‘le salarié est responsable des conséquences de l’inexécution des instructions, lorsqu’elles sont formelles et qu’il n’y a aucun motif grave de s’en écarter' ”. Ainsi, les gérant·es de lieux accueillant du public devront intégrer le protocole de contrôle du passe vaccinal dans le “règlement intérieur, ou à défaut une note de service”, pour que leurs employé·es soient tenu·es de l’appliquer.

Devant justifier d’une vaccination complète et gérer le contrôle des passes vaccinaux, les agent·es d’accueil de lieux recevant du public sont en première ligne des mesures prévues par le décret-loi.

“Les discussions avec les autorités n’ont servi à rien”  

Les inquiétudes et les incompréhensions des professionnel·les des secteurs concernés sont encore aggravées par le manque de communication dont ont fait preuve les autorités avant la promulgation du décret-loi. “La vérité, c’est qu’aucune information n’a circulé, c'est ça le problème !” s’agace Maher Louhichi. Pourtant, les membres de la Commission scientifique de lutte contre le coronavirus se sont réuni·es à plusieurs reprises avec des représentant·es de différents ministères concernés, comme l’explique Riadh Daghfous. “Le but était d’échanger sur les vécus et les difficultés des secteurs touchés, et de trouver des solutions”, explique-t-il.

Mohamed Frini a participé à une de ces réunions, autour des mesures à appliquer dans les salles et lors des Journées cinématographiques de Carthage (JCC). Venu en tant que représentant des exploitant·es, il garde un souvenir amer de l’expérience.

“Ça n'a rien donné du tout, ils ont réfuté les arguments en bloc”, raconte-t-il. “J’ai compris que les discussions avec les autorités ne servaient à rien”.  

Le flou et le manque de vis-à-vis s’expliquent notamment par le bouleversement institutionnel engendré par les événements du 25 juillet. En gelant les travaux de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), le président de la République a perturbé le fonctionnement habituel par lequel une mesure comme le passe vaccinal devrait entrer en vigueur.

“La mesure est une restriction des droits et des libertés, qui ne peut intervenir que par la voie législative, via un vote de l’ARP”, explique Salsabil Klibi, assistante au sein de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et spécialiste du droit constitutionnel. Seul·es les député·es peuvent en effet valider une telle restriction.

Une voie habituelle devenue impraticable depuis la mise en place de l’état d’exception et la concentration des pouvoirs aux mains de Kaïs Saied. Les nouvelles mesures impliquent ainsi que “la décision soit prise par le président de la République, par voie de décret-loi”. Ce fonctionnement n’offre pas la visibilité permise par le fonctionnement législatif normal, où le contenu des textes votés et la date de leur passage devant le Parlement sont en général connus à l’avance.

Pour Riadh Daghfous, le délai avant l’application du décret-loi permettra de pallier ce manque d’anticipation, en laissant les lieux accueillant du public se préparer en douceur. “Il faut utiliser ces deux mois pour sensibiliser et convaincre, la clientèle comme les employé·es qui n’ont pas achevé leur vaccination'', assure-t-il. Maher Louhichi, lui, s’amuse de ce sursis qui, selon lui, ne change rien aux capacités d’adaptation de son secteur :  “Sur la vaccination, mes employés ont probablement tous déjà pris leur décision. Pour le reste, tout le monde commencera à s’y intéresser une semaine avant la date limite”. Selon lui, les restaurateur·trices pourraient être nombreux·ses, faute de moyens humains, à ne pas appliquer le contrôle du passe vaccinal.