A 21 heures, le 13 mai 2024, des hommes en civil appréhendent l'avocat Mehdi Zagrouba à la Maison de l'Avocat à Tunis. Selon des témoins oculaires, l'arrestation de l’avocat a été effectuée “avec une extrême violence.” Des agents l'ont traîné par terre avant de l'emmener vers une destination inconnue à bord d'un louage.
Cette arrestation se produit deux jours après l'irruption d'hommes cagoulés au même endroit et l'arrestation de l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani.
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Selon un communiqué du ministère de l’Intérieur, Mehdi Zagrouba est accusé d’outrage à un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que de violences verbales et physiques contre deux agents de sécurité, au Palais de justice, le 13 mai, sur la base d’une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Faker Bouzghaya, porte-parole du ministère de l’Intérieur, déclare détenir des preuves concernant l’implication de l’avocat.
Une arrestation musclée
Le mercredi 15 mai, deux jours après son arrestation, Mehdi Zagrouba comparaît devant le juge d’instruction, accompagné de son comité de défense.
En plein milieu de l’audition, l’avocat s’effondre et perd connaissance, poussant ses avocat·es à demander un examen médical. Le juge d’instruction commence par refuser, invoquant des raisons sécuritaires. Finalement, une ambulance est appelée et l’avocat est transporté d’urgence vers l’hôpital le plus proche, mettant ainsi fin à l’audience.
“Alors qu’il avait perdu conscience et que nous avions demandé la suspension de l’audition, le juge d’instruction a émis un mandat de dépôt contre Me Zagrouba”, affirme Souad Bouker, membre du comité de défense. Selon elle, son confrère “a été victime de graves tortures lors de son interpellation et de son arrestation à Bouchoucha, ce qui a été constaté par l’Instance nationale de prévention de la torture (INPT) et par le juge d’instruction”.
Le soir même, l’Ordre national des avocats réagit, déclarant que "Mehdi Zagrouba porte des traces de violence physique sur différentes parties de son corps, examinées par le juge d'instruction", affirmant qu'il a été “torturé pendant sa détention”.
Selon l’institution, “il s'agit d'un crime de torture qui nécessite des poursuites judiciaires et des sanctions pénales" tenant les agents du ministère de l'Intérieur “pleinement responsables des agressions et de la torture”.
Communiqué de l'Ordre national des avocats, publié le 15 mai 2024.
Plusieurs dénonciations de torture
L’arrestation de Mehdi Zagrouba et les allégations de torture qui en découlent suscitent de nombreuses réactions, notamment d’organisations de défense des droits humains. Dans un communiqué officiel, publié le 17 mai, Amnesty international met en lumière “des signes évidents de violence” et appelle l’Etat tunisien à ouvrir une enquête indépendante sur les allégations de torture. L’organisation demande également à ce que l’état de santé de l’avocat détenu soit vérifié et attesté et à ce que les responsables soient traduits en justice.
Le même jour, un communiqué de presse de la Ligue tunisienne pour la Défense des Droits de l’Homme (LTDH) précise que les avocat·es de la défense, dont certain·es sont membres de la Ligue, avaient constaté des traces d’agression physique, des tuméfactions, des éraflures et des blessures apparentes sur le corps de Mehdi Zagrouba, après avoir assisté à son audition par le juge d’instruction.
Bassem Trifi, président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, affirme avoir lui-même “constaté des traces évidentes de violence et de torture sur son corps.”
Le 16 mai, des centaines d’avocat·es, aux côtés de plusieur·es activistes et défenseur·ses des droits humains ont défilé dans les rues pour protester contre l’arrestation de Sonia Dahmani et de Mehdi Zagrouba, ainsi que les violences subies par ce dernier. Des slogans appelant à la liberté et la dignité ont retenti. “S’il n’y a pas de résistance, on va perdre, avec une vitesse encore plus grande, tous les acquis de la révolution”, s’indigne Mehdi Elleuch, chercheur et analyste juridique “On a déjà beaucoup perdu”, ajoute-t-il.
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Malgré l'existence d'un rapport de constat*, d’après Tarek Haraketi, Président de l'Association tunisienne des jeunes avocats, le ministère de l'Intérieur rejette fermement les accusations de torture. Faker Bouzghaya, porte-parole du ministère de l’Intérieur qualifie ces allégations de “diffamatoires”. Selon lui, il s’agit “d’une tentative de se soustraire à la justice”, et assure que tout le processus a été minutieusement documenté et enregistré, et s’engage à fournir à la justice l’accès à ces informations.
Le Président de l’Association tunisienne des jeunes avocats affirme qu’une plainte pour torture a été déposée auprès du ministère public.
"Les mauvais traitements persistent"
Sous le régime de Ben Ali, la torture était fréquemment utilisée comme outil de répression politique et d’extorsion d’aveux. Les forces de l’ordre recouraient à des méthodes brutales menant parfois à des décès et à des disparitions forcées.
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Après la Révolution, plusieurs mesures importantes ont été prises, telles que la création de l’Instance Nationale pour la Prévention de la Torture (INPT) en 2016 et la mise en place d’un mécanisme national pour la prévention de la torture (MNP). Ces initiatives n’ont pas réussi à complètement éradiquer ces pratiques. “Dans les prisons, les cas de torture sont plus rares, mais les mauvais traitements persistent”, dénonçait un responsable associatif tunisien en 2015. “La plupart du staff est resté le même et travaille dans les mêmes conditions. Ce sont les mentalités qu’il faut changer”, ajoute-t-il.
Entre 2013 et 2017, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de son programme d’assistance aux victimes de mauvais traitement SANAD, a pris en charge 171 personnes.
Plus récemment, un rapport, publié par l’OMCT, décompte 144 victimes de mauvais traitements, entre 2020 et 2021. Parmi elles, 99 ont été agressées par des agents de police, 19 par des agents de la Garde nationale et 16 par des agents pénitentiaires.
D’après l’organisation, les violences consistent souvent en “des coups de poing, des coups de pied, des coups de matraque ou de bâton infligés sur tout le corps, des agressions sexuelles, des humiliations et des menaces de viol, de mort et de poursuites.”
Rapport SANAD 2020-2021, un programme d’assistance aux victimes de mauvais traitements de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT)
Selon un rapport d'Amnesty International publié en 2017, la définition de la torture dans la législation tunisienne "n'est toujours pas conforme aux normes internationales." Le rapport précise que "le recours à la torture pour punir un individu ne figure plus dans la liste des objectifs interdits." En effet, l'article 101 bis du Code pénal limite la définition de la torture aux actes commis "aux fins d'obtenir des renseignements ou des aveux" ou fondés "sur la discrimination raciale."
Sur les 144 victimes prises en charge par l’OMCT, 78 ont été torturées à des fins punitives. Parmi elles, Foued, arrêté en février 2020, a été placé à l’isolement après une altercation avec un garde pénitentiaire. Pendant cette période, un groupe d’agents l’a soumis à des humiliations et à des violences sexuelles pour le punir. Plusieurs mois plus tard, lorsqu'il demande à voir un médecin pour des douleurs abdominales, sa demande est refusée et il a de nouveau été agressé, laissant des traces visibles constatées par son avocat.
Dans certains cas, la torture conduit au décès de la victime, comme ce fut le cas pour Ahmed Ben Amara, mort à la suite de violences commises par des unités de la police à Sidi Hassine, selon les témoins oculaires. Selon sa soeur Kawther, Ahmed avait “des blessures à la tête, du sang près de son nez et de nombreuses ecchymoses sur son corps à la morgue.” Le porte-parole du ministère de l’Intérieur de l’époque nie que la mort du jeune homme ait eu lieu dans les locaux de la police.
La mort suspecte d’Ahmed provoque plusieurs nuits d’agitation dans le quartier de Sidi Hassine. Selon Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International, son décès suscite l’indignation dans le pays “parce que les Tunisiens ne croient pas que les responsables seront amenés à rendre des comptes.”
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“Dans leur écrasante majorité, les investigations sur des membres des forces de sécurité ne dépassent pas la phase de l’instruction et ne débouchent jamais sur des poursuites”, précise un rapport d’Amnesty international publié en 2019.
En 2022, Rabii Chihaoui, qui était détenu à la prison de Mornaguia depuis cinq jours, a été victime d'une crise qualifiée de "nerveuse". Lors de son transfert à l'hôpital La Rabta, le jeune homme de 22 ans est décédé. Selon sa sœur Mariem, le corps de Rabii présentait des marques de "torture", notamment des ecchymoses aux poignets, au visage, aux pieds et sur le côté gauche de sa poitrine.
Dans une déclaration à inkyfada, Mariem, la sœur de la victime affirme qu’il n’y a aucune nouvelle concernant l’affaire à ce jour.