Aïd el-Kebir : les prix s’envolent dans un marché hors de contrôle

En Tunisie, les marchés aux moutons connaissent cette année un net ralentissement. En cause : la flambée des prix, qui empêche de nombreux foyers d’acheter une bête et de célébrer le rituel de l’Aïd. Alors que le ministère du Commerce annonce l’importation de viande roumaine congelée pour “faire pression sur les prix”, la réalité du terrain en dit autrement.
Par | 06 Juin 2025
5 minutes
Disponible en arabe

“I l y a une baisse dans le coût de production de la viande rouge depuis 2023, accompagnée d’une hausse continue des prix de vente au public. Le kilo de viande d’agneau se vend actuellement entre 55 et 60 dinars”, a déclaré Lotfi Riahi président de l’Organisation tunisienne pour informer le consommateur (OTIC), lors d’un entretien à la radio nationale.

Cette flambée notable des prix ne touche pas uniquement la viande, mais aussi les moutons de sacrifice, dont le prix dépasse parfois les 1 500 dinars, selon un relevé effectué par l’agence Anadolu. Un montant qui transforme le rêve d’acquérir une bête pour l’Aïd en un lourd fardeau pour les familles tunisiennes, notamment celles à revenu modeste.

Entre “le prix référentiel” et la réalité du marché

Le 20 mai 2025, le Groupement professionnel mixte des viandes rouges et du lait a annoncé, en coordination avec le ministère du Commerce, qu’un accord avait été trouvé pour adopter un prix référentiel d’environ 21,900 dinars le kilo (poids vif) pour toutes les catégories de poids, dans les points de vente au poids organisés par les autorités. Toutefois, ce prix n’est pas contraignant ni obligatoire, mais simplement indicatif, selon Lotfi Riahi. 

Une précision également confirmée par Zouheir Bouziane, directeur des études économiques au ministère du Commerce et du Développement des exportations, qui a déclaré que le ministère “n’a pas fixé de prix pour les moutons de l’Aïd” cette saison.

Dans un entretien avec inkyfada, Anouar Harrathi, membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche, affirme que “ce prix référentiel n’est pas réellement appliqué, notamment compte tenu de l’écart important entre le prix du mouton vivant et celui de la viande d’agneau vendue dans les boucheries, qui atteint environ 50 dinars le kilo”.

Selon Harrathi, cet écart pousse les prix du mouton vivant à la hausse dans les marchés, ”car la viande rouge est vendue entre 25 et 26 dinars le kilo (poids vif) chez les bouchers, ce qui incite les éleveur·es à vendre leurs moutons à des prix plus élevés plutôt que de respecter le prix référentiel”.

La solution : quatre conteneurs de viande roumaine ?

Mohamed Bahri Gabsi, administrateur délégué de l’entreprise Ellouhoum, a annoncé le 2 juin que “[l’entreprise] a importé des quantités de viande rouge réfrigérée pour répondre à la demande à l’occasion de l’Aïd al-Adha” et qu’elle poursuivra ces importations durant l’été. Il a également nié que des moutons vivants aient été importés.

Gabsi a précisé que le kilo de viande d’agneau roumaine importée serait vendu à 38,900 dinars. Un prix de référence qui a ensuite été révisé à la baisse entre 37,5 et 38 dinars, selon Ahmed Amiri, président de la Chambre syndicale nationale des bouchers. Cette mesure s’inscrit dans le cadre d'“ une initiative nationale visant à ajuster les prix des viandes de l’Aïd”.

La viande roumaine abattue et préparée sera distribuée dans plusieurs gouvernorats à travers des points de vente au poids, notamment au marché central de Tunis et au marché Sidi El Bahri dans la capitale, ainsi que dans les quartiers d’El Omrane, Djebel Lahmar et El Kabaria dans le Grand Tunis, à Bab Jebli dans le gouvernorat de Sfax, et dans d’autres points de vente à Manouba, Sousse, Nabeul, Zaghouan entre autres.

Ce n’est pas la première fois que la Tunisie se tourne vers la Roumanie pour importer des moutons. Elle l’avait déjà fait pour la première fois après la révolution, en 2012, en important environ 9 700 têtes dans le cadre d’une opération commerciale destinée à couvrir les besoins du marché pendant la période de l’Aïd.

De son côté, Anouar Harrathi, membre du bureau de l’Union de l’agriculture, déclare que “l’Union rejette en principe l’option de l’importation, et affirme au contraire son soutien à la production nationale et à sa consommation, considérant que l’orientation de l’État et des politiques publiques repose sur le principe de l’autosuffisance et du renforcement de la production locale.”

Il ajoute que l’Union “participe régulièrement aux réunions centrales et aux comités nationaux, où elle soumet des propositions et des recommandations, mais nous ne sommes ni une instance décisionnelle ni exécutive, seulement une partie consultative.” Et malgré les propositions soumises concernant la tarification de référence, “elles n’ont pas été prises en compte par les ministères de l’Agriculture et du Commerce, pour des raisons que nous ignorons encore aujourd’hui”, affirme-t-il.

“En tant qu’observateurs, nous considérons que les ministères du Commerce et de l’Agriculture n’ont pas rempli leur rôle habituel d’apaisement des prix du mouton cette année.”

Crise structurelle ou lobbies ?

Lotfi Riahi et Ahmed Amiri pointent du doigt la responsabilité de “lobbies” ou d’ “intermédiaires” dans l’envolée des prix des moutons et des viandes à l’échelle nationale. Des termes fréquemment repris dans les médias et les cercles du pouvoir pour tenter d’expliquer la situation. Mais plusieurs études démontrent que le secteur traverse une crise structurelle prolongée depuis des années, qui ne saurait être réduite à un acteur obscur ou inconnu.

Le secteur de l’élevage ovin constitue l’épine dorsale du monde rural tunisien, en particulier dans le centre et le sud du pays. En 2022, le cheptel ovin atteignait environ 4,637 millions de têtes, élevées pour la plupart dans de petites exploitations familiales, souvent mobiles.

Les ovins détiennent la part du lion dans la production nationale de viande rouge. La production de viande de mouton est passée d’environ 106 700 tonnes en 2014 à 132 200 tonnes en 2022, contre une production de viande bovine oscillant entre 86 000 et 97 000 tonnes sur la même période, selon l’Institut national de la statistique.

L’approvisionnement en fourrage constitue l’un des premiers défis pour les éleveur·es de moutons. Le coût de l’alimentation représente approximativement 70 à 80 % du coût total de l’élevage d’un mouton. Les épisodes répétés de sécheresse, combinés à la baisse du niveau des barrages (23 % en 2024 contre 50 % en 2019), ont fortement réduit les pâturages et les surfaces consacrées à la culture de fourrage.

Parallèlement, la guerre en Ukraine a provoqué une forte hausse des prix des aliments composés, le prix du sac de maïs passant de 48 à 79 dinars entre 2019 et 2022. 

Une étude de terrain montre que certains systèmes de production, comme l’engraissement intensif des béliers nourris aux céréales, sont devenus particulièrement vulnérables aux fluctuations du prix des compléments alimentaires.

Cette fragilité s’est manifestée de manière flagrante lors de la crise de 2022, lorsque la flambée des prix des fourrages a déclenché une vague de protestations au cours de laquelle les éleveur·es ont exigé le gel des prix d’achat.

Bien que certaines études révèlent une tendance chez les éleveur·es à réduire leur recours aux aliments composés importés, plus coûteux, en les remplaçant par des alternatives alimentaires locales pour alléger les coûts de production, la volatilité des prix des fourrages et la durée des sécheresses ont poussé un grand nombre d’entre eux à réduire la taille de leur cheptel, voire à se retirer définitivement de l’activité.

De manière générale, les éleveur·es souffrent de marges bénéficiaires faibles. En parallèle à la hausse des coûts de l’alimentation et des intrants, les gouvernements successifs ont, durant de longues périodes, appliqué des prix plafonnés. C’est le cas notamment du ministère du Commerce qui, l’an dernier, avait fixé un plafond de 43 dinars le kilo pour la viande rouge, limitant ainsi les revenus des producteur·ices.

Dans sa déclaration à la radio nationale, Lotfi Riahi a appelé à “plafonner les prix chez les détaillants au même niveau que l’an dernier”. Mais il apparaît clairement que le recours à des mesures ponctuelles comme le plafonnement des prix ou l’importation à la veille des pics de demande (notamment lors des fêtes religieuses) révèle une crise structurelle plus profonde, où se mêlent des facteurs institutionnels locaux, climatiques et internationaux.

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