Youssef Bouzakher, porte-voix de la magistrature tunisienne à l’ONU

Depuis le 25 juillet 2021, l’appareil judiciaire tunisien connaît une crise profonde, avec une concentration des pouvoirs entre les mains du président Kaïs Saïed. Pour restaurer l’indépendance de la justice, Youssef Bouzakher, ancien président du Conseil supérieur de la magistrature, mène une démarche individuelle auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Il a déposé une plainte contre la Tunisie en février 2024, après sa révocation controversée en 2022. inkyfada fait le point.
Par | 14 Octobre 2024 | reading-duration 7 minutes

Le 11 septembre 2024, l’Ordre national des avocats de Tunisie annonce une série de mouvements de protestation pour réclamer le respect de l'indépendance des magistrat·es et dénoncer l'ingérence croissante de l'exécutif dans le système judiciaire. 

Niées par le ministère de la Justice tunisien dans un communiqué, publié sur la page officielle du ministère quatre jours plus tard, ces accusations d’instrumentalisation politique de la justice sont pourtant les mêmes que celles que Youssef Bouzakher, ancien président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et l’une des figures emblématiques de la magistrature tunisienne, porte désormais devant la plus haute autorité des droits humains. 

En déposant plainte devant le Comité des droits de l'Homme de l'ONU (CDH) – organe chargé de surveiller la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) –, Bouzakher entend dénoncer les graves atteintes à ses droits civils et politiques, ainsi que l'érosion de l'indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie, exacerbée par les réformes imposées par le président Kaïs Saïed. Composé de 18 expert·es, le CDH examine les plaintes individuelles et émet des recommandations pour corriger les violations des droits humains.

L’ancien magistrat est ainsi aujourd’hui au cœur d’une bataille juridique qui oppose le pouvoir judiciaire à l’autoritarisme croissant du président Kaïs Saïed. “Défendre la séparation des pouvoirs, c'est de la politique”, soutient-il.

Une plainte à l’ONU “pour l’histoire”

Youssef Bouzakher a épuisé tous les recours internes disponibles, suffisants et efficaces avant de se tourner vers le Comité des droits de l'Homme de l'ONU, conformément aux exigences des articles 2 et 5(2) du Protocole facultatif du PIDCP, et l’épuisement des recours internes est également une condition sine qua non pour déposer une plainte auprès du Comité onusien.

En Tunisie, les décrets pris dans le cadre de l'état d'exception ne peuvent être contestés en raison de l'absence de Cour constitutionnelle et de la suspension du Parlement, rendant toute voie légale inefficace.

“Mes droits ont été encore plus violés lorsque la décision de mon limogeage a été rendue caduque par un Tribunal administratif, mais que cette décision n’a pas été appliquée”, continue-t-il. En août 2022, le Tribunal administratif a en effet suspendu la révocation de 49 magistrat·es, dont Bouzakher, mais le ministère de la Justice et le Conseil provisoire n’ont pas procédé à leur réintégration, enfreignant ainsi cette décision​. L’ancien magistrat explique vouloir également créer un précédent, “pour l’histoire”.

“Cette plainte vise également à établir une référence historique, un précédent qui pourrait éclairer les futures démarches en faveur de la justice”, déclare Bouzakher. 

La plainte déposée par Bouzakher devant l’ONU représente un espoir, non seulement pour lui, mais pour l’ensemble de la magistrature tunisienne. Son avocate, Helen Duffy, souligne l’importance de cette affaire à l’échelle internationale : “Ce qui rend cette affaire si convaincante, c'est qu'elle incarne toutes les manières dont une justice peut être attaquée... Elle doit être contestée avec force.”

Bouzakher soutient que plusieurs droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques – dont la Tunisie est signataire – ont été violés dans son cas.

L’encadré ci-dessous présente les violations subies par Youssef Bouzakher et ses réclamations pour rétablir ses droits.

Les violations constatées incluent une atteinte à l'indépendance de la justice, une violation de la présomption d'innocence, ainsi que des poursuites criminelles arbitraires. Bouzakher dénonce également une atteinte à sa vie personnelle et professionnelle, ainsi qu'à sa liberté d'expression

En réponse, les réclamations formulées demandent une r econnaissance publique des violations de ses droits, la clôture des enquêtes pénales, ainsi que l' annulation des accusations. Il est aussi exigé la restitution des droits et la réintégration dans ses fonctions judiciaires. Une compensation est réclamée, ainsi que des garanties de non-répétition pour protéger les droits de l'homme, l'État de droit et l'indépendance judiciaire en Tunisie.


Ce processus pourrait s'étendre sur plusieurs années. Helen Duffy rappelle : “Il faut être conscient que c'est un long chemin. Ce n'est pas une solution rapide imposée par le comité. J'ai travaillé sur une affaire contre l' Espagne qui a pris cinq ans à être résolue*, et nous discutons encore maintenant de son application.” L’avocate espère néanmoins que cette procédure représentera une occasion d’engager le gouvernement et de progresser vers une forme de reconnaissance. 

    Ce n’est pas la première fois que la Tunisie est menacée d’être incriminée pour le non-respect des droits civils et politiques de l’un de ses citoyens. Dans une affaire comparable, à l’échelle continentale, la Cour africaine des Droits de l’homme et des Peuples rendait déjà en septembre 2022 un jugement ordonnant à la Tunisie de “rétablir la démocratie constitutionnelle”, une affaire portée par Ibrahim Belguith, lui-même ancien membre de l’appareil judiciaire. Malgré les préoccupations exprimées par la Cour concernant la situation des droits humains et l'indépendance de la justice en Tunisie, les mesures qu'elle a préconisées n'ont pas été appliquées.

    Même avec des cas similaires pour exemple, pour Bouzakher, comme pour son avocate, il est difficile d’imaginer la réaction du gouvernement tunisien face aux doléances du juge. “S'ils refusent même de répondre, cela constitue bien sûr, dans un sens, un véritable affront au système international”, déclare Helen Duffy. 

    Contactés pour commenter la plainte portée par Youssef Bouzakher, ni le chargé du contentieux de l’État auprès du ministère de la Justice ni le Conseil supérieur provisoire de la magistrature n’ont répondu aux sollicitations d’ inkyfada. La décision de Bouzakher de porter l'affaire devant l’ONU n’est pas seulement symbolique, elle découle d’une série d’attaques directes contre l’indépendance judiciaire en Tunisie, qui ont atteint un point critique avec les actions du président.

    Une “attaque frontale” contre la justice tunisienne

    Le 1er juin 2022, le décret présidentiel n°2022-516 a permis la révocation de 57 magistrat·es sans fournir de motifs détaillés ni possibilité d’appel immédiat. Lors d'un discours télévisé diffusé le même jour, Kaïs Saïed présente néanmoins les raisons de sa décision, citant des soupçons d’obstruction d’enquête sur des affaires terroristes, mais aussi de corruption financière.

    Cet acte découle directement du décret n°2022-35, publié le même jour, qui confère au président le pouvoir de révoquer des juges pour des motifs aussi flous que “l'atteinte à la sécurité publique” ou “l'intérêt supérieur du pays”. Le texte, qui vient amender le décret n° 2022-11, relatif à la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature publié quelques mois auparavant, précise que ce pouvoir ne peut être exercé qu'en “cas d'urgence” ou pour préserver ces mêmes intérêts, laissant ainsi une large marge d’interprétation.

    "Les accusations proférées par le président de la République (...) ne comportent aucun dossier. Elles se fondent pour la plupart sur des rapports sécuritaires confidentiels et montés de toutes pièces.”, déclarait Anas Hmaidi, président de l’Association des magistrats tunisiens, lors d’un entretien avec inkyfada en 2022. 

    En révoquant Youssef Bouzakher et 56 autres magistrat·es, dont certains des figures clés du système judiciaire tunisien comme des procureurs généraux et des juges d’instruction, Kaïs Saïed a fragilisé l’appareil judiciaire tout en consolidant son pouvoir

    Parmi les révoqué·es, Youssef Bouzakher se distingue par sa position de président du CSM, une institution dissoute par décret quelques mois plus tôt, en février 2022, signe évident de la volonté du président de contrôler la justice​​. Il se souvient d’un sentiment de “violence” après avoir “appris la dissolution du Conseil via la page Facebook de la présidence. [On] y est allés le matin, et [on] a trouvé le siège clos, la porte condamnée avec des chaînes."​

    "C'est une attaque complètement frontale contre la justice. Ils sont explicitement ciblés. C'est évident pour tout le monde. C'est dit à la télévision !", dénonce Helen Duffy, avocate de Bouzakher dans sa démarche auprès du CDH.

    Mais ces révocations ne sont qu’une partie d’un projet plus vaste visant à soumettre complètement la magistrature au pouvoir exécutif. Les juges sont désormais dépouillé·es de leur autonomie et leur rôle est réduit à celui de simples exécutant·es.

    Des juges réduit·es au rang de fonctionnaires

    Outre la révocation, plusieurs magistrat·es révoqué·es, dont Bouzakher, font l'objet de poursuites judiciaires. En septembre 2022, le magistrat a été accusé d’infractions liées au terrorisme et à la corruption, des accusations qu'il rejette catégoriquement. 

    "Pour justifier ma révocation, ces accusations sont apparues juste après, liées à des affaires classées sans suite des années auparavant", affirme-t-il​​. La révocation des juges s'inscrit dans une logique plus large de répression, visant à intimider et à faire taire celles et ceux qui s'opposent aux réformes autoritaires de Kaïs Saïed. 

    Avec la dissolution du CSM et la création d’un Conseil provisoire composé de magistrat·es nommé·es directement par le président de la République, la justice tunisienne a subitement perdu toute forme d’autonomie. Les magistrat·es, qui étaient autrefois élu·es par leurs pair·es, sont désormais considéré·es comme des fonctionnaires, exécutant des décisions dictées par l’exécutif. 

    "Aujourd’hui, les magistrats sont des fonctionnaires de droit, c’est inscrit dans la Constitution", explique Bouzakher. "Il n’y a plus de protection institutionnelle, et certains juges se résignent à cette situation."

    “Si un juge ne fait pas preuve de courage, les procès équitables deviennent impossibles. Certains sont courageux, d'autres disent qu'ils sont effectivement des fonctionnaires et qu'ils ne font que faire leur travail.”

    Cette transformation est perçue comme un retour en arrière, rappelant l'ère pré-révolutionnaire où les juges étaient étroitement subordonnés au pouvoir exécutif. 

    “Sous Ben Ali, nous défendions avec acharnement la séparation des pouvoirs et l’indépendance judiciaire”, témoigne l’ancien magistrat. 

    À l’époque, ces luttes, bien que moins visibles que celles des opposant·es politiques, se menaient au cœur de l’État. Aujourd'hui, la purge judiciaire orchestrée par Kaïs Saïed ces deux dernières années semble ne plus pouvoir laisser cet espace de résistance.

    Les conséquences d’une justice soumise à l’exécutif

    Alors que la magistrature tunisienne semble être neutralisée, Bouzakher et d'autres magistrat·es continuent de résister. Cependant, les conséquences de ces réformes sont bien plus profondes et touchent l’ensemble du système judiciaire.

    Les magistrat·es révoqué·es continuent en effet de se battre pour leur réintégration et pour la défense de l’État de droit. Pour Bouzakher, le combat ne fait que commencer, mais il estime que son combat transcende sa cause personnelle : " Nous devons revenir aux standards internationaux et comprendre ce qu'est une justice indépendante", conclut-il, soulignant la nécessité de maintenir la pression sur les autorités tunisiennes​.

    Pour autant, “après la diabolisation par le pouvoir et les campagnes de cyber-harcèlement”, Bouzakher a néanmoins observé une certaine forme de résistance suite aux attaques successives par Kaïs Saïed envers l’indépendance de la justice, prenant souvent la forme de manifestations et de grèves. 

    “Mais ces actions sont restées limitées face à un climat répressif pesant”, nuance l’ancien juge. Selon lui, la magistrature, à elle seule, ne peut pas mener une guerre contre l'exécutif. 

    Aujourd'hui, le pouvoir judiciaire est menacé et contesté quotidiennement, les nouveaux décrets permettant au pouvoir exécutif d'intervenir directement dans les carrières des magistrat·es. Certains juges acceptent désormais de siéger dans ce Conseil provisoire, mais il s’agit d’un “organe dépourvu de légitimité”, d'après Bouzakher. “Ils vous disent : ‘j’ai une famille à nourrir, je ne peux pas me permettre de perdre mon travail, donc je fais ce qu’on me demande’.”

    Interrogé sur sa situation personnelle et l’impact de sa révocation, l’ancien magistrat est sur la réserve : “Ma situation financière a changé, bien sûr. Je suis soutenu et je me débrouille, j’ai mes enfants.”

    Afin de remédier à cela, Bouzakher explique qu’“ une réforme profonde de nos institutions judiciaires est indispensable, tout comme une prise de conscience collective sur l'importance cruciale de l'indépendance du pouvoir judiciaire”.