“Que Dieu soit avec vous !”, s’exclame la foule au passage des fourgons de la garde nationale dans le centre-ville d’El-Amra, ce 23 avril 2024. Sur les images diffusées le jour-même sur les réseaux sociaux, les habitant·es de la petite ville, à une trentaine de kilomètres au nord de Sfax, réservent un véritable comité d’accueil aux véhicules des forces de l’ordre. La foule entonne l’hymne national, la clameur se mêle au son des gyrophares.
Selon d’autres images diffusées en ligne, les agents de la garde nationale prévoient de démanteler les campements installés par les migrant·es dans les oliveraies bordant la ville, et d’appréhender certains d’entre eux. Dans les jours qui suivent, plusieurs opérations similaires auraient également été menées dans d’autres villes, notamment à Tunis dans la soirée du 2 au 3 mai.
Le lendemain une série de perquisitions et d’arrestations est lancée contre plusieurs associations œuvrant auprès des migrant·es telles que Terre d’Asile Tunisie (TAT) et l’association Mnemty. L’ex-directrice de TAT, Sherifa Riahi et la présidente de Mnemty, Saadia Mosbah ont été placées sous mandat de dépôt jusqu’à leurs procès, prévus fin mai 2024.
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La campagne sécuritaire a été ponctuée par un discours du chef de l’Etat, le 6 mai 2024, lors duquel le président de la République reconnaissait que “ce jour, plus de 400 personnes ont été expulsées à la frontière orientale” du pays. Cette opération de renvoi vers la Libye, la première à faire l’objet d’une mention officielle par le président de la République, n’est pourtant pas un cas isolé.
L'enquête collaborative à laquelle a participé Inkyfada permet aujourd’hui d’affirmer que la Tunisie a mis en place, depuis l’été 2023, plusieurs opérations de rapatriement forcées aux frontières. Dénoncé par plusieurs organisations de droits humains comme Human Rights Watch et Amnesty international, le processus questionne quant aux respects du droit humanitaire international.
Des expulsions niées par les autorités
Peu d’images de ces opérations existent, notamment car peu de moyens sont laissés aux migrant·es expulsé·es pour documenter leur expérience, comme le révèle l’enquête. Cette dernière se base sur l’analyse de dizaines de photos, vidéos et témoignages au sujet de ces opérations. À partir de ces éléments, au moins 11 opérations d’expulsion aux frontières ont pu être formellement géolocalisées et datées entre juillet 2023 et avril 2024. La masse de témoignages concordants additionnels recueillis par les journalistes participant à l’enquête, mais aussi d’autres organisations et médias, qui s’étalent sur l’ensemble de la période, laisse supposer que bien plus ont pu avoir été organisées.
Ce procédé n’est pas né en 2023 en Tunisie. En 2015, inkyfada avait déjà révélé un cas d’expulsion forcée de migrant·es vers l’Algérie. Mais jusqu’à l’année dernière, ces opérations n'avaient quasiment plus été documentées. “Entre 2011 et 2023, il n’y avait que très peu de cas, documentés par des chercheurs et journalistes”, explique un chercheur sur les migrations qui souhaite rester anonyme, ajoutant que “ces cas étaient sporadiques et en grande partie liés à des désorganisations momentanées de l’appareil de sécurité en Tunisie.”
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Jusqu’au discours du 6 mai 2024 de Kaïs Saïed, le gouvernement a nié l’existence de ces expulsions. Fin novembre 2023, dans une interview accordée à El País, le ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar déclarait qu’il n'existait “aucune politique d'expulsion”
Interrogée en mai 2024, la diplomatie tunisienne nie encore ces opérations après avoir été contactée dans le cadre de cette enquête. Dans un mail datant du 15 mai, les officiel·les ont répondu que “concernant les allégations tendancieuses sur l’expulsion de migrants d'origine subsaharienne vers des zones désertiques, il est crucial de rappeler que celles-ci n'engagent que leurs auteurs”.
La diplomatie tunisienne affirme également que le pays “refuse de mettre en péril des vies humaines ou d'exploiter la vulnérabilité de personnes fuyant des risques politiques, climatiques et économiques, en partie causés par les pays occidentaux.”
Pourtant, au moins un représentant de l’État a évoqué ces opérations d’expulsion auparavant. Dès juillet 2023, le député Moez Barkallah se réjouit publiquement du renvoi de plus d’un millier d’individus expulsés vers les frontières avec la Libye ou l’Algérie.
À la même période, la détresse des migrant·es attire l’attention des médias et de la communauté internationale. Les images des corps de Fati, Camerounaise de 30 ans, et de sa fille Marie, retrouvées mortes dans une zone désertique à la frontière libyenne, font le tour du monde. Plusieurs reportages de France 24, Al Jazeera, Deutsche Welle ou encore la BBC s’intéressent alors aux cas des expulsions vers le désert. À la fin du mois de juillet, le HCR et l’OIM en appellent au respect des droits des migrants, tandis que le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres se dit “profondément préoccupé”.
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“Un message pour tous les candidats à la migration”
À la fin de l’été, un nombre important de migrant·es installe des campements dans les oliveraies de la délégation de Jebeniana, autour d’El-Amra. Depuis les champs, les départs vers Lampedusa se multiplient. Fin septembre, près de 10.000 personnes atteignent l’île italienne en quelques jours, tandis que les forces de l’ordre tunisiennes expliquent être parvenues à intercepter 2500 migrant·es.
Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), explique que les opérations d'interception s’inscrivent dans une volonté de “sanctionner les migrants qui osent prendre la mer vers les côtes italiennes”.
“C’est un message pour tous les candidats à la migration”, souligne Romdhane Ben Amor , “leur dire que s'ils sont interceptés, ils seront automatiquement expulsés vers les frontières dans des conditions difficiles, sans eau ni nourriture, et sans possibilité de revenir en Tunisie”.
Dans sa réponse aux questions des journalistes ayant participé à l’enquête, le ministère des Affaires étrangères tunisien a tenu à rapporter que 751 “opérations de franchissement maritime” avaient été déjouées par les autorités tunisiennes et que 21.545 personnes avaient été “empêchées, secourues et sauvées en mer”. Concernant les “opérations de franchissement terrestre”, il évoque 1967 opérations et 21.462 personnes “empêchées de s’infiltrer en direction du territoire tunisien”, sans préciser le sort de ces personnes par la suite.
Parmi les témoignages recueillis, Ayman*, migrant soudanais de 28 ans, raconte que son embarcation a été interceptée à la fin du mois de septembre 2023, au large d’El-Amra. “On nous a ramenés dans un bâtiment de la Garde nationale”, explique le jeune homme, “il y avait des femmes et des enfants dans le groupe”. Les forces de l’ordre saisissent les papiers d’identité de l’ensemble des personnes regroupées. Ayman se voit dépossédé de documents du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), prouvant son statut particulièrement vulnérable.
“Les 40 personnes qui étaient dans le bateau avec moi ont toutes été déportées” , explique Ayman. L’opération aura duré moins de 24 heures.
Ces opérations se poursuivent tout au long de l’année 2023 et jusqu’au printemps 2024 au moins, en ciblant aussi des personnes appréhendées sur la terre ferme. Fin novembre, alors que des affrontements éclatent entre la garde nationale et des migrant·es autour d’El-Amra, des journalistes participant à l’enquête ont pu se rendre sur place et constater que plusieurs dizaines de personnes étaient rassemblées et embarquées dans des bus.
“On les emmène vers la frontière avec la Libye, ou l’Algérie”, confie un agent de la garde nationale sous couvert d'anonymat, ajoutant qu' “ils causent beaucoup de problèmes et commettent des crimes, vous voyez ?”
Durant ces opérations, plusieurs composantes des forces de sécurité semblent être mobilisées : garde nationale maritime pour les interceptions en mer, unités de police et de la garde nationale pour les arrestations dans les villes ou les oliveraies.
Selon les témoignages recueillis par nos journalistes, les expulsions sont en général réalisées rapidement, en moins de 24 heures. Les migrant·es peuvent être au préalable détenu·es pendant quelques heures dans des postes de police ou de la Garde nationale, avant d’être directement transporté·es vers les zones frontalières.
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“On commence à perdre pied, on sent la mort arriver”
Des témoignages font notamment état de violences commises par les forces de sécurité tunisiennes. Publié en décembre 2023, un rapport de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) se penchant sur des expulsions commises entre juillet et octobre 2023 souligne que “des personnes arrêtées ont été violemment battues lors du transfert en bus vers le sud du pays”.
Les témoignages recueillis rapportent aussi des sévices infligés au sein des commissariats et des postes de la Garde nationale, notamment dans les premiers mois des opérations d’expulsion. Moussa*, arrêté en juillet 2023 alors qu’il s’apprêtait à prendre la mer, rapporte que lui et d’autres personnes ont été frappées avec une barre de fer, une planche en bois, une matraque ou encore une corde, lors de leur transit dans un poste de la Garde nationale, avant d’être amené vers la frontière libyenne.
Dans le même poste, Moussa explique que les agents ont confisqué et détruit tous les téléphones des personnes qu’ils s'apprêtaient à expulser. Une pratique corroborée par presque tous les autres témoignages de migrant·es recueillis pour cette enquête, dont les téléphones ont été endommagés ou saisis avant les expulsions.
“Les autorités ont compris que les migrants peuvent utiliser leurs téléphones pour demander de l’aide”, explique Mahmoud Kaba, coordinateur de projet chez EuroMed Rights, “et depuis juillet, ils font très attention à toujours les casser ou les confisquer”.
François*, un migrant camerounais, est l’une des rares personnes à avoir pu cacher son téléphone pendant ce type d’opération. Après avoir été intercepté en mer à la mi-septembre, il a ainsi dissimulé son appareil et a pu l’emporter avec lui. “J’ai activé la localisation pour savoir où j’étais”, raconte-t-il. Grâce à son témoignage et ces données GPS, il est possible de retracer son parcours depuis Sfax jusqu’à une zone montagneuse à la frontière algérienne.
Nos journalistes ont réussi, avec l’aide de François, à extraire les données de balisage GPS enregistrées lors de son expulsion, permettant de visualiser les différentes étapes de l’opération.
Dans le groupe de François, deux femmes enceintes, et un enfant blessé au pied. Les migrant·es commencent alors une longue marche dans la zone montagneuse pour tenter de rentrer à Sfax ou Tunis. “Après une semaine sans dormir, sans manger, on commence à perdre pied, on sent la mort arriver”, se remémore François. Après neuf jours et près de 40 kilomètres parcourus, le groupe trouve refuge chez un villageois qui accepte de les héberger et de les nourrir pour une nuit.
“Nous avons eu beaucoup de chance de ne pas avoir eu de morts pendant ces neuf jours”, souligne François, qui a documenté son expulsion en prenant des photos avec le téléphone qu’il était parvenu à cacher.
“Nous avons revu l’espoir, nous sommes revenus à la vie”, explique François. Le lendemain, le groupe parvient à trouver une personne qui accepte de les transporter jusqu’à Sfax, gratuitement. “Nous nous demandions : est-ce que c’était vrai ? Était-ce un piège ? ”, explique François, “finalement, il nous a déposés à 10 km de Sfax, en disant qu’il le faisait de bon coeur”.
Dans sa réponse officielle fournie le 15 mai, le ministère des Affaires étrangères assure que la Tunisie “reste droite dans ses positions et déterminée à défendre sa souveraineté et l’intégrité de son territoire, tout en respectant ses obligations internationales”. Pourtant, les expulsions comme celle que François décrit entrent bien en contradiction avec plusieurs dispositions du droit international. L'article 12 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, ratifiée par la Tunisie en 1983, dispose que “l'expulsion collective d'étrangers est interdite”.
Plusieurs témoignages recueillis lors de cette enquête rapportent l’expulsion de demandeurs d'asile, notamment soudanais, comme Ayman. Leur présence entre en contradiction avec la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugié·es, dont la Tunisie est signataire. Enfin, le pays est également tenu par ses engagements vis-à-vis de la Convention contre la torture, dont l’article 3 dispose qu ’“aucun Etat partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture”, ce qui est notamment le cas dans des centres de détention en Libye, selon une enquête indépendante de l’ONU.
Algérie, Libye : le sort incertain des migrant·es
En Algérie, la vaste zone frontalière est également contrôlée par les forces de l’ordre. Début avril 2024, Mahdi* a été expulsé dans la région de Tozeur, avec une vingtaine d’autres migrants gambiens. “La police algérienne nous a trouvé, et nous a dit de retourner en Tunisie”, explique le jeune homme.
De nombreux autres témoignages font état de rencontres avec l’armée ou la police algérienne, les agents intimant l’ordre aux migrant·es de repartir vers la Tunisie, leur indiquant même parfois la direction. “Nous pensons qu’il n’y a pas ou peu de coordination entre les forces algériennes et tunisiennes”, commente Moctar Dan Yaye, responsable de la communication d’Alarme Phone Sahara, un projet de coopération d’associations qui vise, entre autres, à documenter les trajets de migration dans la zone sahélo-saharienne.
Lorsque les migrant·es parviennent à gagner des villes algériennes, le risque est alors d’être à nouveau interpellé·es et expulsé·es du pays. “Les autorités algériennes mènent des raids sur l’ensemble du territoire pour récupérer et rassembler des migrants dans la région de Tamanrasset”, explique Moctar Dan Yaye, “ensuite, ils sont placés dans des camions et expulsés à Assamaka”. Ce petit village nigérien, situé au milieu du désert, serait devenu un véritable pivot humanitaire, aux capacités de plus en plus dépassées.
“Pour le premier trimestre de 2024, nous y avons enregistré environ 8900 personnes expulsées”, affirme Moctar Dan Yaye, qui explique aussi avoir rencontré à Assamaka “certains migrants qui avaient d’abord été expulsés de Tunisie”.
“ Effectivement, on a des expulsions de la Tunisie vers l’Algérie, on a ensuite des expulsions de l’Algérie vers le Niger, et vers le Niger, les personnes seront remises en circulation”, confirme le chercheur interrogé par inkyfada.
“Aujourd’hui, c’est un peu comme ça qu’il faut aussi comprendre les politiques d’expulsion. (...) Ces pratiques valent d’être aussi comprises dans un arsenal plus large de découragement, de fatigue, de destruction des corps des personnes qui sont en migration”.
Les migrant·es dirigé·es vers la Libye sont quant à eux expulsé·es dans une région frontalière contrôlée par le gouvernement de Tripoli et où plusieurs groupes armés affiliés au ministère de l’Intérieur se partagent la mission de garde-frontière. Dès la fin du mois d’août 2023, de nombreux migrant·es interrogé·es par les journalistes de l'enquête et deux ONGs affirment ainsi avoir été non pas abandonné·es mais indirectement ou directement transféré·es à des groupes armés libyens, à la frontière entre les deux pays.
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Côté libyen, plusieurs photos et vidéos faisant vraisemblablement suite à ces expulsions ont été publiées sur les réseaux sociaux par les groupes armés. Par exemple, la 19ème brigade des garde-frontières libyens diffuse à la fin août 2023 une vidéo montrant des migrant·es être intercepté·es et embarqué·es sur des pick-ups. Un enfant explique au caméraman qu’il se trouvait en Tunisie avant d’arriver ici. Ce poste de reconnaissance apparaît également dans au moins deux autres vidéos diffusées par la même brigade, une semaine plus tard.
Plusieurs indices visuels ont permis de localiser avec précision l’endroit visible dans les vidéos publiées par la 19ème brigade.
Les indices visuels présents sur la vidéo permettent de déduire que les migrant·es se trouvent à moins de deux kilomètres de la frontière avec la Tunisie, autour d’un poste de reconnaissance appartenant aux garde-frontières libyens.
Un rapport de la mission de soutien de l’ONU en Libye (UNSMIL) publié en décembre 2023 explique que les migrant·es capturé·es peuvent ensuite être transféré·es vers des prisons du gouvernement, mais aussi vers des “lieux de détention non officiels contrôlés par des groupes armés”. Ayman par exemple, le jeune Soudanais qui avait été emmené fin septembre 2023 depuis El-Amra, raconte avoir été transféré par les garde-frontières tunisiens à une milice libyenne. Il passe quatre jours dans le centre de rétention de Nalout, près de la frontière.
Le jeune homme est ensuite conduit dans un centre de détention de Tripoli, aux mains du SSA (stability support apparatus), une influente milice de la capitale à la sinistre réputation*. Le jeune Soudanais explique avoir été frappé à de nombreuses reprises par ses geôliers. “Des agents de l’UNHCR étaient dans la prison, j’ai été agressé devant eux, et ils n’ont rien fait”, déplore le jeune homme, qui a été finalement libéré après l’intervention de l’ambassade du Soudan en Libye.
Beaucoup de migrant·es sont déçu·es par l’attitude de la communauté internationale qui prouve son impuissance à mettre fin à leur calvaire. Certains pays, comme ceux de l’Union Européenne, soutiennent d’ailleurs financièrement la Tunisie, malgré les récents événements. Leur implication potentielle, directe ou indirecte, dans les opérations d’expulsion n’est plus à exclure. D’autant plus qu’à l’heure actuelle, aucun mécanisme de contrôle ne permet de se prémunir d’une telle éventualité.
À suivre : “Expulsions de migrants aux frontières : quelle responsabilité pour l’Union Européenne ?”