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Ahmed, 41 ans, en attente du statut de réfugié, 400 dinars par mois


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22 Mai 2022 |
Après avoir été violemment agressé et menacé, Ahmed a dû fuir son pays. Cela fait plus de trois ans qu’il a déposé une demande d’asile en Tunisie et reste en attente d’une réponse du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), qui tarde à venir.

“J’aurais pu venir en Tunisie en vacances, comme certains Tunisiens viennent visiter la Côte d’Ivoire”, raconte Ahmed qui a dû fuir son pays, du jour au lendemain, pour sa propre sécurité. En juin 2018,  il débarque dans la précipitation à l'aéroport Tunis-Carthage, c’est la première fois qu’il foule le sol tunisien. Et pourtant, quelques semaines plus tôt, il n’avait aucune idée qu’il finirait par s’installer dans le pays.

Ahmed est né dans le nord de la Côte d’Ivoire en 1981. Après avoir arrêté les études tôt, il devient commerçant et mène une vie ordinaire. Tout bascule en 2002, lorsque son pays sombre dans la guerre civile à la suite d’un enchaînement de plusieurs événements politiques. Ahmed rejoint la rébellion qui s’unifie sous la bannière des Forces nouvelles de Côte d'Ivoire (FNCI). Au fil des mois, la coalition prend le contrôle de la zone “CNO” (centre nord-ouest), soit près de 60% du territoire ivoirien.

Au bout de plusieurs années de conflit, un processus de paix est lancé, permettant l’arrêt des combats et menant les parties belligérantes à trouver une solution politique. "À la fin de la guerre, il fallait trouver une solution pour ces jeunes qui ont combattu pendant près de dix ans", explique-t-il. “Nous avons été démobilisés et réinsérés”, de nombreux·ses ancien·nes combattant·es sont ainsi intégré·es dans la fonction publique. 

Mais au cours du conflit, Ahmed est devenu proche d'un cadre de la rébellion devenu plus tard ministre. Cette proximité va lui coûter cher. “J’ai été accusé de préparer un coup d’État avec lui”, à la suite de quoi, il est violemment agressé et menacé de mort.

“Il fallait que je quitte le pays”, se souvient-il. La décision est prise. Grâce à un de ses anciens collègues qui a été réinséré dans la police de l’aéroport, il obtient un passeport et passe les contrôles de sécurité de l’aéroport d’Abidjan sans être arrêté.

Les ressortissant·es ivoirien·nes n’ayant pas besoin de visa pour se rendre en Tunisie, le pays est donc une bonne option pour fuir. Arrivé à Tunis en juin 2018, un intermédiaire sur place l'accueille mais lui conseille de ne pas rester dans le pays. "Au lieu de demander l'asile ici, tu devrais prendre le bateau et aller en Europe”, lui dit-il. Il a l’argent pour et décide donc de suivre ce plan.

L’intermédiaire le dirige vers Ben Guerdane où il doit rejoindre un homme qui l'amènera lui et onze autres personnes à un bateau. Après avoir marché de nuit à travers les sebkhas, il comprend en voyant les lumières des postes de surveillance au loin que l’homme va les faire passer en Libye. Il commence d’abord par refuser de traverser le grillage qui sépare les deux pays. mais l’homme insiste et finit par céder. 

“Si j'avais su qu'on m'emmènerait en Libye, je n'y serais pas allé, je sais ce que c'est un pays en guerre”

Dès que le groupe arrive sur le territoire libyen, l’armée les arrête et les conduit en prison. De là, Ahmed passe près de quatre mois en prison avant de s’en évader, grâce à “son entraînement militaire”, sans rentrer plus dans les détails. Il travaille brièvement à Zouara pour collecter les 250€ qu’on lui demande pour lui permettre de retourner en Tunisie. 

Il s’est renseigné pour déposer l’asile auprès du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) en Libye. Mais pour cela, il lui aurait fallu rejoindre Tripoli où se trouvent les bureaux de l’agence onusienne. “Pour arriver là-bas, c’est un calvaire”, décrit-il en expliquant que pour aller de Zouara à la capitale, il lui aurait fallu payer les milices qui contrôlent la route entre les deux villes.

Travailler en Libye, “c’était très difficile”. Après quelques semaines, il parvient à réunir l’argent et à repasser la frontière. Dès lors, il se dirige directement à Tunis pour déposer une demande d’asile. À l’époque, c’est le Croissant-Rouge qui le réceptionne, mais il estime avoir été “mal reçu”. Lorsqu’il remplit la fiche qu’on lui a donné, un agent le presse. “Monsieur, on va fermer, vite !”, lui aurait crié ce dernier.

"Ils ne prennent même pas la peine d'être humain avec les gens"

Le lendemain, il est renvoyé vers le HCR. En Tunisie, en l’absence d’une loi nationale sur l’asile, c’est l’agence des Nations unies qui octroie le statut de réfugié. C’est en décembre 2018, qu’il réalise ainsi une interview avec un employé de l’agence, première étape d’un long processus pour être reconnu comme réfugié.

Une fois la demande déposée, il obtient comme toute personne dans sa situation, une carte de demandeur d’asile émise par le HCR. “Ça m’a permis de circuler librement sur le territoire tunisien”, atteste-t-il. Il se met alors à la recherche d’un travail pour subvenir à ses besoins. “Des camarades que j'ai croisé en Libye m'ont dit qu'il y avait du boulot à Zarzis, que c’était bien payé”.

Ahmed s’est alors dirigé vers la ville portuaire du sud, où il est resté huit mois. De sa vie passée, Ahmed traîne des blessures physiques, des douleurs au buste notamment. “J’ai mal aux côtes”, détaille-t-il. Cela l’empêche de faire des travaux trop physiques comme il y en a dans le secteur de la construction qui emploie beaucoup d’étranger·es. À Zarzis, il fait des travaux légers comme de la peinture et du jardinage.

Le HCR ne lui fournit aucune assistance médicale, mais le renvoie vers Médecins du Monde (MDM). Tout juste, l’ONG l'amène vers l’hôpital public, où il est maltraité et n’obtient généralement pas les soins dont il a besoin. Il considère que les cliniques sont mieux, “là-bas au moins, ils ne font pas de discrimination”, mais l’ONG ne travaille pas avec ces structures.

En 2020, il déménage à Sfax où il conduit pendant plusieurs mois des chariots élévateurs dans une usine de caoutchouc. C’est dans cette ville qu’on lui propose de traverser la mer pour gagner l’Italie. Au fil du temps, désespéré par la lenteur du processus de demande d’asile et l’absence d’aides, il y songe de plus en plus et finit par accepter. “ Au moins là-bas, j'espérais que mon dossier serait bien traité et plus rapidement”.

Par une nuit de juin 2021, il embarque finalement sur un bateau. Quelques heures après avoir quitté les environs de Sfax, après avoir dépassé les îles Kerkennah, son bateau est rattrapé par une vedette de la garde nationale maritime. Cette dernière, dans une manœuvre pour les intercepter, percute violemment le bateau en bois envoyant tou·tes ses occupant·es à l’eau.

Ahmed et d’autres personnes parviennent à se hisser sur la vedette. Mais plusieurs dizaines d’autres personnes, dont une amie proche à lui, n’y arrivent pas et disparaissent en mer cette nuit-là. Ramené·es à terre par les gardes-côtes et abandonné·es au port, les survivant·es n’ont d’autre choix que de regagner la vie qu’ils et elles menaient avant d’embarquer.

Traumatisé et inquiet pour sa sécurité, Ahmed décide de s’éloigner de Sfax et regagne Tunis, où il s’installe. Il vit désormais dans une banlieue proche, en collocation avec “un frère noir”. “Il a sa chambre et j’ai la mienne”, ils partagent ainsi le loyer et Ahmed paye 180 dinars chaque mois, ce qui inclut l’eau et l’électricité. Pour le gaz, ils rechargent leur bouteille de gaz, “une fois tous les 20 jours” à peu près.

Toujours contraint par ses problèmes de santé à des travaux légers, il travaille désormais dans le jardinage. Il se rend chez des particuliers, “3 à 4 fois par semaine”. Le tarif varie selon le type de commande. Parfois il est payé à la journée ce qui lui rapporte 25 dinars par jour environ. Mais d’autres fois, il est payé pour réaliser un ensemble de travaux et comme il est efficace, il peut le faire “en une journée et demi voir deux journées”. Dans ce cas, il touche 80 à 100 dinars, “c'est plus rentable qu'un tarif journalier”, explique-t-il.

Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

En moyenne, les travaux qu’il réalise lui rapportent 400 dinars. “Parfois 350 dinars, parfois 450”, ses revenus sont assez variables. En tant que demandeur d’asile, il pourrait recevoir une assistance financière du HCR, mais de ses propos, il n’a jamais rien reçu à part une fois en novembre 2021, lorsque l’agence onusienne a versé 250 dinars à chaque demandeur·se d’asile. 

Outre son loyer, sa principale dépense est son alimentation. Il se fait à manger chez lui mais ”toujours faire la sauce tomate à la maison c'est compliqué". Il lui arrive de manger dehors, notamment des pizzas ou des chawarmas, mais il souligne que “c'est un peu cher”. Au total, il estime dépenser jusqu’à 100 dinars pour se nourrir. 

La cigarette est une autre source de dépense importante pour lui. “Je ne peux pas m'en passer”, avoue-t-il. Il achète ses cigarettes à l’unité, ce qui lui coûte en moyenne 40 dinars par mois. En dehors de cela, Ahmed dépense peu. " Ça fait un an et demi que je n'ai pas acheté d'habits", dit-il en rigolant.

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Selon ses dires Ahmed n’a pas d’ami·es en Tunisie. “Je ne veux pas me faire d'ami·es pour ma propre sécurité”, affirme-t-il. Il a peur qu’en nouant des liens avec des personnes - notamment des Ivoirien·nes, cela puisse faire ressurgir les fantômes du passé et les graves menaces qui pesaient sur lui dans son pays. Pour s’occuper, il se rend à un café proche de chez lui. “Souvent j'y vais pour le wifi. Je m'assois, mais je ne prends rien”, raconte Ahmed, précisant que le gérant lui offre parfois le thé.

Ahmed est aussi très sportif. "Je me lève à cinq heures et je vais courir", explique-t-il. En hiver comme en été, il fait des pompes chez lui. Cela lui permet de garder la forme et la santé. “Le sport m’aide pour mes problèmes de douleurs”. 

Ahmed marche aussi beaucoup, “c’est mon moyen de transport”, dit-il en rigolant, en tapant sur ses jambes. Il privilégie la marche, mais lorsqu’il ne peut pas, il prend le bus, ou le louage s’il est pressé. “Je n'emprunte pas de taxi parce que c'est cher", précise-t-il. 

Zone grise

Les moyennes des revenus et dépenses d’Ahmed montrent qu’à la fin du mois il se retrouve avec 19 dinars. Cela n’est déjà pas beaucoup mais en réalité, ses rentrées d’argent étant variables et irrégulières, il se retrouve souvent sans argent.  

Pour que la situation change, il souhaite trouver un emploi régulier avec des revenus fixes. “Avec un salaire mensuel, je peux faire un budget”, raconte-t-il en précisant que cela lui permettrait de mieux gérer ses dépenses et de ne pas vivre au jour le jour. “Là je ne me fais pas plaisir”, regrette-t-il. Au vu de sa situation de demandeur d’asile et de son impossibilité de réaliser des travaux lourds, il ne peut pas trouver d’emploi régulier.

“D’autres ont des contrats réguliers”, précise-t-il tout en questionnant la légalité de leurs emplois. Car Ahmed est catégorique, il veut travailler de manière légale. "Vu ma situation, je ne veux pas travailler sans contrat", affirme-t-il. Il est très attaché à la loi. “Quand tu es dans un pays, il faut respecter les lois”.

En Tunisie, pour les demandeurs et demandeuses d’asile, l’accès au droit du travail en est compliqué. Cela signifie qu’ils et elles rencontrent d’importantes difficultés pour trouver des offres d’emploi légales, tant qu’ils et elles n’ont pas obtenu le statut de réfugié.

Ahmed regrette la lenteur du processus d’obtention de ce statut, car cela lui permettrait donc d’obtenir un emploi régulier et légal. Il a eu son second entretien avec le HCR en novembre 2021, soit près de 3 ans après le premier. La discussion s’est bien passée et a duré près de 7 heures. La personne qui l’a interviewé lui a dit qu’il serait rappelé, mais six mois plus tard il attend toujours.

Futur

Ahmed n’envisage plus de reprendre la mer, sa première expérience étant fortement traumatisante. “Traverser ce n'est plus mon projet, ce que j'ai vécu, je ne veux plus le revivre”, dit-il, l’air ému. Son futur, il le voit donc en Tunisie. Dans l’immédiat, il aimerait bien trouver une source de revenu régulière, dans le jardinage par exemple, en attendant d’avoir une réponse du HCR.

Son projet de rêve serait d’ouvrir un restaurant. “C'est un projet qui peut rapporter beaucoup d'argent en Tunisie”, estime-t-il. “La nourriture africaine est chère ici, et nos parents africains aiment ça”, il voudrait donc que son restaurant soit spécialisé autour de cette gastronomie. 

Mais la réalisation de ce projet est conditionnée à l’obtention du statut de réfugié. “Si j'ai des papiers qui me permettent de faire ce projet, en deux mois, je vais sourire", explique-t-il plein d’espoir. En plus, il pourrait employer des personnes, ce qui permettrait à plusieurs personnes d’avoir des revenus réguliers. 

Retourner en Côte d’Ivoire, il aimerait bien dans l’absolu. “Je n’ai jamais eu l’intention de quitter mon pays”, affirme-t-il, mais pour sa sécurité, c’est impossible d’envisager un retour. En attendant, il est condamné à la patience. Année après année, il attend que son cas soit traité par le HCR et qu’il obtienne enfin les papiers qui lui permettront de réaliser ses projets dans la conformité des lois tunisiennes, comme il le souhaite.