Face au stress hydrique, les coupures d’eau sont-elles réellement efficaces ?

Qu’elles prennent place en journée ou la nuit, qu’elles durent une poignée d’heures ou qu’elles s'étendent sur plusieurs jours, les coupures d’eau sont devenues la norme en Tunisie. Principalement mises en place pour lutter contre le stress hydrique, l’efficacité de cette politique est loin d’être établie. 
Par | 22 Mars 2024 | reading-duration 10 minutes

Disponible en arabe
“C es trois derniers jours, on n'avait pas le choix, on a dû fermer”, explique Yassine, ciseaux en mains, affairé autour de la tête d’un client. Le coiffeur ajoute : “sans eau, on ne pouvait pas faire les shampooings ou laver le matériel après l’avoir utilisé”.

L’activité du salon pour hommes dans lequel Yassine travaille a été fortement impactée par la coupure organisée par la SONEDE entre le 8 et le 19 février 2024. Dans le communiqué publié deux jours avant la coupure, l’opérateur public chargé de l'approvisionnement des villes en eau potable évoquait la nécessité de réaliser des travaux de maintenance annuelle.

“On n’avait pas ce genre de problèmes jusqu’à il y a deux ans”, se remémore Yassine, natif de Kalaa Sghira, une banlieue populaire de Sousse . “D’ailleurs, c’est la première fois qu’on a dû fermer le salon aussi longtemps”, poursuit le jeune coiffeur. Selon lui, avant 2023, les coupures d’eau prenaient place “seulement pendant l’été, les mois de juin, juillet et août”.

Mais depuis l’année dernière, la distribution d’eau est perturbée même en dehors de cette période. En plus de l’importante coupure qui a touché plusieurs quartiers de Sousse au mois de février, l’eau reste indisponible pour la plupart des habitant·es de la ville une fois la nuit tombée. La distribution ne reprend son cours normal qu’en matinée.

“Ils disent que c’est les travaux, ils disent qu’il n’y a plus assez de réserves en eau… De toute façon c’est comme ça, non ? Qu’est-ce qu’on peut y faire ?”, se demande Yassine, résigné.

“Il y a effectivement deux types de coupures : celles organisées pour réaliser des travaux de maintenance ou réparer des pannes, et celles planifiées pour la gestion des ressources en eau”, explique Oumayma Bouachiri, chargée de projet à l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE), qui surveille les problématiques d’accès à l’eau dans le pays.

En mars 2016, l’Observatoire a lancé une plateforme d’alerte, Watchwater, pour permettre aux citoyen·nes de signaler les problèmes liés à “la potabilité, les fuites, les protestations, et bien sûr, les coupures”, explique Oumayma. Les équipes de l’OTE récupèrent ainsi des données permettant de dresser un bilan des problèmes de distribution d’eau en Tunisie, prenant le relais des autorités. En effet, la SONEDE ne communique pas de bilan précis sur le nombre ou la localisation des coupures réalisées. Depuis 2016 pourtant, selon les données récupérées par l’OTE, la situation n’a fait qu’empirer.

Des coupures désormais généralisées et banalisées

“Les coupures liées aux pannes et à l’entretien, cela fait des années que ça existe”, explique Oumayma Bouachiri, “mais les coupures liées à la gestion des ressources, ça remonte à 2016”. Cette année-là, l’été est marqué par des perturbations du réseau à répétitions touchant notamment la région du Sahel, alors en pleine période touristique.

À l’époque, la situation avait déclenché une série de manifestations dans les régions les plus touchées. La création de l’Observatoire tunisien de l’eau découle directement de ce mouvement social : “il a été créé en réaction aux manifestations, l’idée était d’accompagner les voix des citoyens”, explique Oumayma Bouachiri.

Sauf qu’aujourd’hui, force est de constater que les coupures se sont généralisées à l’ensemble du pays, sans que les protestations n’aient changé quoi que ce soit aux difficultés d'approvisionnement en eau. En 2023, l’OTE a ainsi reçu 1893 signalements, dont 1592 concernant des coupures d’eau, et n’épargnant aucun gouvernorat.

RÉPARTITION DES SIGNALEMENTS CONCERNANT L'ACCES À L'EAU EN 2019, 2021 et 2023

2019

2021

2023

Ces cartes indiquent la répartition des signalements concernant l’eau émis à l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE). Les coupures d’eau représentent respectivement 49,6%, 71,1% et 84,3% des incidents.

 “Auparavant, les villes concernées étaient dans le Sud : Gafsa, Gabès, El-Hamma, Sidi Bouzid… Maintenant, le grand Tunis, le Sahel ou le gouvernorat de Nabeul font aussi partie des zones les plus touchées”, indique Oumayma Bouachiri.

À Monastir, Fathi témoigne d’une dégradation progressive de l’accès à l’eau. “Un peu avant le Covid, je me souviens qu’il y avait des coupures l’été, mais elles ne duraient pas longtemps, et souvent la nuit”, se rappelle le père de famille, qui habite un quartier modeste de la ville.

“Et voilà : ces deux dernières années, ils ont commencé à faire des coupures plus longues pendant l’été”, s’exclame Fathi, “et surtout, ils ont aussi coupé l’eau la nuit pour les autres mois !”. Depuis, le quarantenaire, sa femme et ses deux enfants remplissent chaque matin une douzaine de bouteilles ainsi que la baignoire. “Ma mère est malade, elle ne peut pas se laver seule, et sans la baignoire c’est encore plus compliqué de l’aider ”, déplore sa femme Najoua.

Le 31 mars 2023, la SONEDE a en effet standardisé ces coupures nocturnes, via un “système de quotas conjoncturel” dans toute la Tunisie. Le communiqué précise que la plage horaire des coupures, de 21h à 4h, pourrait être “ajustée pour chaque région du pays, selon la demande et l’évolution des conditions climatiques”.

Dans une logique de rationnement, la décision interdisait également l’utilisation de l’eau distribuée par la SONEDE pour certaines activités, comme le lavage des véhicules. La mesure, prorogée fin septembre 2023 jusqu’à nouvel ordre, est donc théoriquement encore en vigueur de manière indiscriminée sur l’ensemble du territoire.

Néanmoins, l’Observatoire tunisien de l’eau note que les coupures ne suivent pas toujours la logique imposée par le système de quotas. “Il semblerait que même dans le grand Tunis, certains quartiers ont gardé ce système, tandis que d’autres non”, commente Oumayma Bouachiri.

Principale cause : le stress hydrique

Lors de l’instauration du système de quotas, la SONEDE expliquait que la décision était notamment motivée par une “baisse sans précédent des niveaux des barrages” ainsi que “le niveau des ressources en eaux souterraines” qui aurait atteint un “épuisement total” par endroits. Mais le communiqué précise aussi que cette situation produit “un déséquilibre enregistré entre l’offre et la demande de l’eau”.

Les coupures sont donc liées à l’épuisement des ressources, mais aussi au niveau de consommation d’eau. “Le barrage d’El-Haouareb, près de Kairouan par exemple, qui fournit aussi de l’eau à Sousse a des réserves de plus en plus limitées”, donne Oumayma Bouachiri en guise d’exemple. “La demande reste intensive par rapport à la ressource disponible : c’est la situation qu’on retrouve dans toutes les régions”, ajoute-t-elle.

“C’est à la fois le changement climatique, mais aussi la demande accrue en eau qui participent à l’intensification du stress hydrique, dans toute l’Afrique du Nord”, explique de son côté Samantha Kuzma, responsable data au World Resources Institute. L’organisation internationale, spécialisée dans les questions environnementales, surveille de près l’évolution du stress hydrique au Maghreb.

 “La Tunisie est un exemple d’une situation où un risque de stress hydrique extrême devient réalité”, résume Samantha Kuzma.

Selon le World Resources Institute, en 2023, la Tunisie s’est classée parmi les 25 pays les plus touchés par le stress hydrique dans le monde, devant l’Algérie et le Maroc. Les données disponibles montrent que les zones les plus soumises au stress hydrique ne sont pas forcément celles impactées par la sécheresse.

La région de Médenine par exemple, qui a enregistré une pluviométrie moyenne de 187 mm par an entre 2010 et 2018, se classe seulement dans la catégorie des zones à risque moyen-faible. À l’inverse, les gouvernorats de Monastir et Mahdia, qui enregistrent des pluies de 70 à 85% plus importantes, mais qui sont aussi bien plus urbanisés et densément peuplés*, sont considérés comme des régions au risque “extrêmement élevé”.

  *Les taux d’urbanisation dans les gouvernorats de Monastir et Mahdia avoisinent 100%, contre moins de 80% dans le gouvernorat de Médenine en 2014. 

La même année, la densité de population dans les gouvernorats de Monastir (environ 536 habitants au km²) et Mahdia (143 hab./km²) dépassent de loin celle du gouvernorat de Médenine (environ 52 hab./km²), selon les données du site de la FIPA.

À défaut de pouvoir agir sur le renouvellement des stocks, les coupures de la SONEDE s’inscrivent donc dans une stratégie de “rationalisation” de l’usage des ressources, un concept mobilisé à plusieurs reprises par le PDG de la SONEDE de l’époque, Mosbah Helali, dans ses interventions publiques*. Une rationalisation d’autant plus cruciale que les besoins en eau des Tunisien·nes ne suivent pour l’instant pas une tendance décroissante.

“Nos projections indiquent que la demande en eau devrait plus que doubler d’ici 2050, comparée à 2019”, alarme Samantha Kuzma, “et dans le même temps nous anticipons une baisse des ressources en eau renouvelable.”

Enfin, rappelons qu’une partie des coupures organisées par la SONEDE sont liées à des travaux de maintenance, ou des dysfonctionnements comme des fuites. “Les pannes concernent souvent la canalisation, et participent aux coupures fréquentes”, affirme Oumayma Bouachiri.

“La distribution de l’eau se fait parfois dans des canaux datant d’une cinquantaine d’années”, souligne-t-elle. Questionnée à plusieurs reprises sur la manière dont les opérations de maintenance et de réparation participaient à la perturbation de l’approvisionnement en eau, la SONEDE n’a pas répondu aux nombreuses sollicitations d’inkyfada par mail et par téléphone.

Une politique loin d’être efficace

Malgré la généralisation des coupures, aucune donnée à ce jour ne démontre leur efficacité pour réduire la demande en eau à long terme selon l’OTE. D’abord, les pratiques de stockage de l’eau annule une partie des effets des coupures. “Les gens ont même pris l’habitude de stocker et donc de consommer plus d’eau que s’ils n’y avaient pas de coupures”, souligne Oumayma Bouachiri.

“On voit de plus en plus de spots publicitaires qui ‘responsabilisent’ le citoyen, l’invitant à prendre conscience de ‘la valeur’ de l’eau et l’incitant à éviter les ‘gaspillages’. Dans l’absolu, je n’ai rien contre”, explique de son côté Kaïs Bouazzi, chercheur en sciences politiques et sociales, spécialiste des rapports de pouvoir dans le domaine de l'eau.

“Les discours portant sur la ‘rareté de la ressource’ ou le ‘stress hydrique’, entre autres, sont souvent mobilisés par les décideurs pour donner de la légitimité à différentes mesures comme les coupures”, souligne le chercheur. “Mais ce n’est pas uniquement le citoyen qui est responsable de ce ‘gaspillage’”.

Kaïs Bouazzi, rappelle que plus de 80% de l’eau consommée en Tunisie est destinée à l’agriculture. “Selon moi, avant de faire porter la responsabilité au consommateur, c’est notre modèle de développement que l’on devrait questionner”.

Les travaux de l’Observatoire tunisien de l’eau vont également dans ce sens. Oumayma Bouachiri déplore par exemple  “l’absence d’actualisation de la carte agricole”, entraînant la persistance de cultures particulièrement inadaptées aux nouveaux climats régionaux, de plus en plus secs.

“On a documenté des cas de cultures de tomates, de laitues ou de salades, des plantes particulièrement consommatrices en eau, à Sidi Bouzid ou encore Gafsa par exemple”, alerte Oumayma Bouachiri.

L’approvisionnement en eau de ces cultures échappe en partie au contrôle de l’Etat, puisqu’il est géré par les groupements de développement agricole (GDA), des structures administratives locales autogérées par les agriculteur·trices. “C’est assez rare de travailler avec la SONEDE”, explique Taieb Ben Miled, chargé de la coordination des problèmes liés à l’eau pour le GDA Sidi Amor, près de Tunis.

Le GDA Sidi Amor revendique une gestion responsable et durable des ressources en eau, garantissant son approvisionnement en grande partie sur un forage, “réalisé avec l’autorisation et le contrôle du ministère de l’Agriculture”. Mais Taieb Ben Miled, le reconnaît, certains GDA peuvent faire preuve d’un fonctionnement moins harmonieux.

“Les difficultés de gestion sont propres à la plupart des GDA, pour des raisons simplement administratives : parfois, cette organisation demande un niveau de compétence qu’on ne trouve pas chez les paysans”, déplore Taieb Ben Miled.

Pour ces raisons, il arrive que les GDA dont l’approvisionnement repose sur des forages publics soit interrompu : “l’autorité peut interdire d’utiliser l’eau des forages, en disant que les GDA n’ont pas payé”, explique Taieb Ben Miled.

De manière générale, si Samantha Kuzma reconnaît que “réduire la demande en eau peut être une manière efficace de réguler le stress hydrique”, le World Resources Institute préconise de mettre en œuvre cette politique dans un cadre durable et d’élaborer une stratégie de long terme.

“Simplement couper l'approvisionnement ne va pas résoudre la crise de l’eau, mais va certainement perturber la vie des citoyens ainsi que l’économie”, déplore Samantha Kuzma.

Des solutions alternatives peu durables

Le World Resources Institute recommande ainsi l’implémentation de solutions durables, comme “ des systèmes d’irrigations améliorés” ou même l’usage de “l’intelligence artificielle, pour détecter et réparer les fuit es”. Pour le moment, les autorités tunisiennes ne proposent que deux alternatives aux coupures pour gérer le stress hydrique.

D’une part, le recyclage des eaux usées, dont le développement remonte à plusieurs décennies. Selon les informations de l’ONAS, la première station d’épuration des eaux usées a été inaugurée en 1965. Mais le taux de réutilisation stagne depuis les années 2000 autour de 20%*. En effet, la qualité des eaux recyclées est loin d’être toujours suffisante un usage courant. C’est par exemple la situation rencontrée par le GDA de Sidi Amor.

“C’est une source d’eau secondaire, d’assez mauvaise qualité, que les agriculteurs refusent d’utiliser à juste titre”, souligne Taieb Ben Miled

Les solutions mises en place pour réaliser un traitement avancé de ces eaux peuvent se révéler très coûteuses. À Sidi Amor par exemple, les agriculteur·trices se sont tourné·es vers une solution de filtrage par les plantes. “C’est sûr, c’est coûteux”, reconnaît Taieb Ben Miled, “mais ce coût est un investissement, qui peut générer des bénéfices”.

D’autre part, l’État tunisien mise de plus en plus sur le dessalement de l’eau de mer. En avril 2023, le PDG de la SONEDE annonçait ainsi la construction de trois usines de dessalement à Sousse, Sfax, et Gabès, qui doivent entrer en fonctionnement à la fin de l’année 2024. Des structures dont le fonctionnement est également coûteux, notamment car elles sont loin d’être les moins énergivores.

“Il est difficile de concevoir qu’un pays ayant actuellement des difficultés financières comme la Tunisie, puisse adopter la désalinisation et la valorisation des eaux usées traitées comme ‘solutions’ uniques au ‘problème’ ”, déplore Kaïs Bouazzi.

“D'ailleurs, outre leurs coûts, ces ‘solutions’ ont souvent des impacts sociaux et environnementaux considérables”, ajoute le chercheur. Les usines de dessalement, déjà utilisées dans plusieurs autres pays soumis au stress hydrique, sont notamment décriées pour leur impact sur les écosystèmes marins, et surtout leur contribution au réchauffement climatique. Une alternative loin d’être durable, en somme.