Dans une zone agricole, un camion Isuzu D-max a percuté un bloc de béton après avoir tenté d’éviter un talus de cailloux sur une zone en travaux. À son bord, une dizaine de personnes subsahariennes, entassées dans la remorque et deux Tunisiens à l’avant.
“On nous a tout de suite dit que c’était un gros accident donc on a demandé rapidement des renforts à Bou Hajla et Chrarda”, explique le directeur de l’hôpital de Nasrallah. “On a pu dépêcher cinq ambulances ainsi que les pompiers en moins de 30 minutes”. D’après le compte-rendu que lit le directeur, cinq ambulances ainsi qu’un camion de pompiers sont arrivés sur les lieux et ont transporté six blessés vers l’hôpital des Aghlabides à Kairouan. Le conducteur ainsi que sept migrants subsahariens sont morts sur le coup, d’après les témoignages.
Sur le même sujet
Des circonstances encore floues
Sur les vidéos que des habitant·es de Nasrallah ont transmises à inkyfada, les corps ont été projetés hors de la voiture, provoquant des chocs extrêmement violents. Un peu dépassés, les secours sur place demandent aux témoins autour de les aider à déplacer les sacs dans lesquels ont été placés ceux qui sont morts sur place. On peut entendre sur une des vidéos un homme choqué de la jeunesse des victimes, qui doivent avoir la vingtaine. Ce sont tous des hommes.
Quelques jours après, l’odeur de l’essence est encore forte sur le lieu de l’accident, les débris de voiture jonchent le sol, du sang demeure sur les parois du bloc de béton et des chaussures appartenant aux victimes n’ont pas été ramassées. Les passant·es qui s’arrêtent sur le lieu de l’accident parlent d’une course poursuite avec la police, ce qui expliquerait la vitesse de conduite et donc la violence du choc. Cette piste n’a pas été mentionnée par la Garde nationale de Bou Hajla.
Plusieurs jours après l’accident, les traces du choc sont encore visibles. Crédits photo : Lou Inès Bes
L’hypothèse officielle pour le moment est que le camion roulait sans lumière, pour ne pas se faire remarquer de la police et n’a pas dû voir les travaux sur la route. Des panneaux indiquent bien que la route est en travaux mais aucune balise lumineuse ne permet de les voir de loin. De plus, les panneaux semblent tous neufs et non abîmés par le choc ce qui peut laisser penser qu’ils ont été installés après.
“Les pauvres, ils étaient entassés à l’arrière du camion, sous une couverture puis sous un filet, comme de la marchandise”, décrit un employé de la mairie de Menzel M'hiri.
Les ambulances présentes sur place ne pouvant transporter que les blessés, il a été appelé par la mairie pour venir en renfort et conduire un véhicule réquisitionné afin de transférer les cadavres jusqu’à la morgue de l’hôpital des Aghlabides à Kairouan. “Je n’ai pas dormi de la nuit, c’était horrible”. Seule une des personnes subsahariennes avait des papiers selon lui. Il venait du Burkina Faso.
Des panneaux indiquent que la route empruntée par le camion est en travaux. Crédits photo : Lou Inès Bes
Les contrebandiers, passeurs malgré eux
Le camion, totalement enfoncé sur sa partie gauche, a été remorqué dans la cour de la mairie en attendant l’identification du propriétaire. La plaque est française. “C’est commun d’avoir des plaques comme celles-ci sur les voitures des contrebandiers, pour brouiller les pistes” selon l’employé de la mairie.
Le camion est en dépôt dans l’enceinte de la mairie de Menzel M'hiri. Crédits photo : Lou Inès Bes
L’activité du conducteur tunisien n’est pas confirmée à ce jour mais tout porte à croire qu'il était contrebandier. Il venait d’une ville aux alentours selon la Garde nationale et le personnel des hôpitaux de Nasrallah et Kairouan. Le sort du corps du conducteur est incertain.
Sur le même sujet
Il était accompagné par un autre homme tunisien, encore dans le coma actuellement. L’hypothèse la plus probable selon les différentes sources est que le camion transportait les migrants, pour environ 600 dinars par tête, de Kasserine - à une soixantaine de kilomètres de la frontière algérienne - jusqu’à Sfax où les départs vers l’Europe sont les plus importants. Le lieu de l’accident est situé à moins de trois heures de Kasserine.
Dans cette zone, les routes sont très fréquemment empruntées par les contrebandiers. Les articles qui déplorent des accidents impliquant des contrebandiers sont nombreux dans les médias et les dos d’âne rythment les routes, que ce soit en partant de Kasserine, à l’ouest, ou de Kairouan, au nord. Mais ce n’est pas forcément une voie connue pour le transport terrestre des personnes en situation irrégulière souhaitant rejoindre l’Europe. “C’est la première fois que je vois ça, c’est une catastrophe”, témoigne l’employé de mairie. Même si de temps en temps, il dit croiser quelques personnes subsahariennes qui passent par la ville et demandent de la nourriture et des vêtements.
Pour Hassan Boubakri, professeur de géographie et des études de migrations à l’Université de Sousse, la frontière entre le trafic de contrebande et le trafic des passeurs est en train de s’atténuer en raison d’un contexte de durcissement des contrôles migratoires de part et d’autre de la Tunisie.
”Il y a actuellement une très forte demande sur les passages irréguliers, quelle que soit l’étape. C’est-à-dire d’un pays subsaharien à un autre, d’un pays subsaharien à l’Afrique du nord, de la Libye à l’Algérie et la Tunisie etc. Cela est lié, d’une part, au durcissement des conditions d’arrivée en Europe que ce soit avec l’obtention d’un visa, rendue plus difficile ou par un contrôle accru des frontières. D’autre part, on observe une politique très dure d’expulsion qui est en train de se mettre en place en Algérie ces dernières années, notamment à la frontière malienne où sont renvoyés des migrants. Les contrôles se renforcent également dans des pays tiers comme le Niger ou le Mali qui sont sur la troisième ou quatrième ligne des passages de frontière”.
La juxtaposition de ces éléments expliquent la formation de nouvelles routes selon le professeur, notamment des routes terrestres entre l’Algérie et la Tunisie. En mai 2023, neuf migrants subsahariens ont été retrouvés morts de froid dans la zone montagneuse à Kasserine. En outre, ces nouvelles routes, empruntées “car les gens cherchent à partir à tout prix” traversent des zones de contrebande.
“Les migrants sont en train de devenir des objets de contrebande comme les autres et cela est récent”, conclut Hassan Boubakri.
Près de 39 568 personnes cherchant à migrer illégalement ont été interceptées par les autorités tunisiennes en 2023 selon le dernier rapport du FTDES. C’est un peu plus de 1000 personnes supplémentaires par rapport à 2022.
Le pays vit une crise migratoire exacerbée ces dernières années et aggravée par les différentes prises de parole du président Kaïs Saied depuis le mois de février. En effet, le 21 février 2023, il publie un communiqué reprenant la théorie du grand remplacement et désignant les personnes venant de pays subsahariens comme des envahisseurs menaçant l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. Pourtant, un rapport de HRW déclare que selon une estimation officielle de 2021, il y aurait environ 21.000 étrangers originaires de pays africains non maghrébin sur le territoire tunisien.
Les interventions successives du président ont conduit à des affrontements à Sfax entre Tunisiens et migrants subsahariens, à des agressions racistes à l’encontre de toute personne présumée noire et étrangère puis, paroxysme de la situation, à des déplacements forcés à la frontière tuniso-libyenne en juillet dernier. Ces faits, documentés par différentes ONG et relatés notamment par Inkyfada ces derniers mois, montrent à quel point la situation devient de plus en plus difficile pour les personnes en situation de migration en Tunisie.
Sur le même sujet
Sur les lieux de l’incident, les traces de l’accident sont encore présente. Crédit photos : Lou Inès Bes
Des réactions empathiques
Sur le lieu de l’accident et aux alentours, les conversations avec les habitant.es sont empathiques à l’égard des victimes : “Allah yarhamhom*” ; “Ils travaillent dur lorsqu’ils viennent ici, mais ici au moins ce n’est pas comme la Libye pour eux” ; “Il y a beaucoup de Tunisiens qui partent alors pourquoi nous on n’accepterait pas qu’ils viennent ici ?”.
“Ce sont des victimes”, lâche encore le directeur de l’hôpital de Nasrallah. D’ailleurs, il tient à préciser, qu’en respect de la loi, “les blessés, qu’ils soient tunisiens ou étrangers, ont le même traitement”.
Ici, le discours xénophobe propagé par le chef de l’Etat lors de ses différentes interventions n’a pas pénétré les pensées. Peut-être parce que la volonté de partir illégalement de son pays résonne chez les habitant.es de ces villes petites et moyennes déshéritées, où beaucoup se sentent abandonnés. Une femme finit même par lâcher dans une discussion : “au moins eux, ils ont eu la chance qu’on vienne les secourir” en parlant des victimes. Plusieurs familles ont un·e proche parti·e en mer pour rejoindre l’Europe pour 7000 dinars. Les morts tragiques, qu’elles soient liées à la migration où aux routes de contrebande sont connues.
Enterrés sous X à Tunis
L’enquête policière a été confiée à la garde nationale de Bou Hajla. Sur place, un agent de la gendarmerie confirme qu’une enquête est en cours pour en savoir plus sur les intentions du conducteur et du motif de ce convoi. Sur son bureau, cinq smartphones appartenant aux victimes attendent d’être inspectés.
À l'hôpital des Aghlabides à Kairouan, des employés confirment à Inkyfada que parmi les blessés en réanimation, il reste un Tunisien qui était à l’avant avec le conducteur et un Subsaharien. Les rescapés, eux, auraient été confiés à la police lors de leur sortie mais aucune information officielle n’a été transmise à Inkyfada à ce sujet.
Un employé de l’administration de l’hôpital explique que les cadavres ne sont finalement par restés à la morgue de l’hôpital mais ont été transportés à Sousse et Mahdia en raison du week-end du Mouled, synonyme de plus d’accidents de la route. “Pour les morts étrangers, on fait des analyses ADN, on appelle les ambassades des pays identifiés et si les autorités ne les prennent pas, il sont enterrés sous X à Tunis”, développe-t-on à Inkyfada.
Au fil de la conversation, plusieurs personnes entrent dans le bureau et le désespoir face à des problèmes récurrents dans le pays refont surface. Une femme s’emporte :
“Nous on fait notre boulot, on soigne les gens mais après, que se passera-t-il pour eux ? Rien. C’est la même chose pour les agricultrices qui meurent tous les jours dans des accidents sur les routes. Rien n’est fait”.