L'expérience d'Ahmed ressemble à celle de Sarra*, Ayoub*, Bechir*, Samir* et des milliers d'autres travailleur·ses employé·es en fonction de la saison et de ses besoins. Cependant, le flux de touristes n'a pas encore retrouvé son niveau d'avant la pandémie de Covid-19, et trouver un emploi stable peut s'avérer difficile. Avec des salaires insuffisants et des conditions de travail difficiles, les travailleur·ses saisonnier·es manquent de sécurité sociale, de droits et de stabilité, dans un environnement qui, comme le disent Béchir et Samir, vise à les exploiter autant que possible.
En quête d'un emploi
Béchir est lycéen. Il vient de quitter, après deux mois de travail, son travail dans une chaîne de magasins de glaces établie dans plusieurs endroits en Tunisie. Sa première expérience dans l’établissement de La Marsa remonte à l’été 2022. Le jeune homme avait besoin d’argent pour subvenir à ses besoins, mais le salaire mensuel de 550 dinars lui suffisait à peine. “ Il ne faut pas croire que parce que c’est à La Marsa, les gens sont mieux payés, la situation est la même ici qu’au centre-ville”, commente-t-il.
Cet été, Bechir a renouvelé l’expérience car il n’est pas simple de trouver un emploi dans le secteur touristique.
"Il faut avoir un contact dans le secteur où l'on veut travailler, sinon il est très difficile d'obtenir un emploi", s'accordent à dire toutes les personnes interrogées.
Assis à côté de Bechir, Samir hoche la tête avec amertume. Il travaille comme serveur dans une boîte de nuit, où il dresse les tables et transporte la nourriture et la vaisselle entre la cuisine et la salle. " Moi aussi, j'ai trouvé mon travail grâce à un ami. J'ai de la chance car je gagne 700 dinars par mois, alors que certains ne touchent que 400 dinars". De même, Ahmed a fait appel à ses contacts pour trouver un emploi, tout comme Ayoub, agent d'enregistrement dans des événements estivaux organisés à Gammarth, Tunis et Hammamet.
Ayoub apprécie le côté social de son travail et le fait qu'il puisse négocier son salaire. "Comme je suis chargé de collecter et de gérer l'argent des tickets d'entrée, je suis valorisé". En fonction de l'événement, il peut demander entre 200 et 400 dinars par nuit.
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Ayoub explique ensuite que dans ce milieu, tout le monde se connaît : “La réputation et la confiance sont primordiales, les patrons ne veulent pas voir de nouveaux visages. On ne change pas une équipe qui gagne.” Bien qu’il aime son travail, Ayoub le considère plus comme une activité secondaire, notamment en raison du manque de stabilité : “Jusqu’à présent, j’ai travaillé une fois en juin et deux fois en juillet, tout dépend du nombre d’événements organisés dans la région”. De plus, aucune garantie ne leur est donnée quant à la durée de leur travail : en cas de problème, c'est l'employé qui risque tout : "Ils peuvent vous licencier à tout moment", dit Samir.
Sarra, qui a travaillé dans un hôtel de Bizerte il y a quelques années, explique que le marché du travail n'offre plus beaucoup d'opportunités. "Il y a moins de touristes, donc les employeurs ont besoin de moins de personnel, et les salaires n'ont pas augmenté au cours de ces années".
L’absence de contrat
Dans le secteur touristique, qui peine par ailleurs à se remettre de la pandémie et à offrir des emplois, il est très fréquent de travailler sans contrat. Parmi les cinq individus interviewés par inkyfada dans le cadre de cette enquête, seul Ahmed dispose d’un contrat, et ce uniquement parce qu’il l’a explicitement demandé. “ Je voulais m’assurer de recevoir un peu d’argent à la fin de ma période de travail”, explique-t-il.
Les problèmes associés au travail saisonnier demeurent peu étudiés, principalement parce que, comme le souligne Raja Dahmani, responsable du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et membre de l’UGTT et de l’ATFD, la majorité travaille sans contrat. Par conséquent, il manque des données précises sur le nombre de travailleur·ses saisonnier·es en Tunisie.
A vingt ans, Sarra a travaillé dans un hôtel et elle se rappelle qu’à l’époque, elle ne souciait pas d’être régularisée. Elle avait juste besoin d’argent. En l’absence de sécurité sociale et sans option de congé maladie, Samir exprime sa frustration de devoir travailler même en étant malade.
"Si tu restes chez toi parce que tu es malade, tu es viré. Il y a toujours quelqu'un prêt à prendre ta place", dénonce-t-il.
Même en cas de blessure en plein service, il arrive de ne pas pouvoir faire de pause. Lors d’une de ses permanences au bar, Ahmed s’est coupé le pouce et n’a pas réussi à stopper le saignement. Malgré cela, il a dû poursuivre son travail. “Je n’ai que vingt-deux ans, la retraite n’est pas une priorité. J’économiserai plus tard. Maintenant, j’ai seulement besoin d’argent de poche”, estime-t-il, pragmatique.
Pour régulariser les travailleurs saisonniers, il faudrait légalement signer un contrat de travail à durée déterminée (CDD), conformément à l'article 6-4 du code du travail tunisien, explique Elyes Chafter, avocat au sein du cabinet Chafter Raouadi.
Chafter ajoute qu’en vertu de la loi tunisienne, le terme “contrat” ne nécessite pas obligatoirement une forme écrite : “L’important c’est de savoir si les employés bénéficient d’une sécurité sociale ou non. Cela implique que l’employeur règle les cotisations de ses employés et les déclare en tant que membre de son personnel auprès de l’organisme de sécurité sociale. Cette démarche permet aux travailleurs de bénéficier d’une assurance maladie (CNAM) ainsi qu’une assurance pour les accidents de travail, par exemple”.
“La ‘culture du contrat’ n’est pas fortement ancrée en Tunisie. La charge fiscale est importante quand vous êtes en règle”, souligne Ayoub.
Ce manque de cadre peut entraîner d’autres dérives comme l’emploi des mineur·es, qui serait une pratique courante. Bechir, l’employé du magasin de glaces, est l’un des nombreux·ses mineur·es travaillant de manière informel dans ce secteur : “J’ai commencé l’année dernière. J’avais seize ans. Ce n’est pas légal mais tous mes amis travaillent aussi, nous avons besoin d’argent.” Samir ajoute que dans de telles situations, on sait qu’on ne trouvera rien d’autre. Alors on se contente de ce qu’on a.
“On est jeunes en plus.” dit-il en riant, “j’ai 18 ans, ils savent qu’ils peuvent nous donner moins d’argent. S’ils embauchent quelqu’un de plus âgé, ils doivent payer plus.”
En Tunisie, les jeunes âgés de 13 ans et plus sont autorisés à travailler régulièrement dans le secteur agricole ainsi que dans les entreprises familiales de leurs parents. Cependant, dans les domaines non industriels et non agricoles, l’âge minimum est porté à 16 ans, avec des conditions de travail spécifiques qui doivent être mises en place, précise Chafter.
En plus de ne pas bénéficier d’une protection au travail, les mineur·es sont également exposé·es à un risque d’exploitation plus élevé, avec des salaires inférieurs.
Néanmoins, l’avocat ajoute que la quasi-totalité des travailleur·ses saisonnier·es sont aussi étudiant·es, et ont besoin de ces emplois. Les personnes interrogées par inkyfada confirment que ne pas avoir de contrat n’est pas un obstacle, mais qu’il y a un prix à payer.
Résister aux rythmes effrénés : un prix à payer
Dans ce milieu où les travailleur·ses sont souvent privé·es de contrat, d’aides sociales et d’assurance, les heures supplémentaires sont monnaie courante… souvent sans rémunération. “Nous passons huit heures, voire plus, debout à nous déplacer d’une table à l’autre. C’est épuisant et stressant,” raconte Bechir. Avec ce rythme, le seul jour de congé dont disposent Bechir et Samir est consacré à récupérer, reprendre des forces, et se préparer pour la semaine à venir. “Même si c’est l’été, nous n’avons pas le temps de profiter de la plage et de nous détendre”, déplorent-ils.
D’après leurs témoignages, les travailleur·ses saisonnier·es dépendent de leur employeur qui détermine les horaires de travail et la durée des pauses. Sur huit heures de travail, Bechir avait droit un total de 30 minutes pour souffler, qu’il divisait en trois petites pauses.
Toutes les personnes interrogées s’accordent à dire que durant les périodes chargées, il est impossible de demander une pause. “Parfois après les heures de rush, on s’assoit pour fumer une cigarette, mais la fatigue est telle qu’on a du mal à se concentrer”, soupire Ahmed. En tant que barman, son service est plus étendu et exigeant lors des événements spéciaux, lorsque le flux de client·es est plus important.
“En temps normal, je gagne 35 dinars par jour. Même si le contrat mentionne une majoration d’une fois et demi pour les événements spéciaux, cela ne s’est jamais produit”, souligne-t-il, en insistant sur l’importance des pourboires dans son revenu total.
Au magasin de glace, Bechir pouvait gagner le double de son salaire quotidien habituel pendant les vacances. Pendant l'Aïd, par exemple, il a dû travailler pendant plus de douze heures d’affilée. Cependant, le fait qu'il ait démissionné avant de toucher son dernier salaire inquiète Bechir : “Je ne sais pas si je recevrai mon paiement pour les trois semaines de travail en juillet.” avoue-t-il avec une pointe d’amertume. Avant de recevoir son salaire mensuel, Samir devait également attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines.
D'après les témoignages recueillis, les opportunités actuelles sur le marché de l’emploi sont si rares que lorsque les travailleur·es saisonnier·es en trouvent une, malgré les conditions de travail et la faible rémunération, ils et elles s’efforcent d’y rester le plus longtemps possible. C’est d’ailleurs ce que Samir tente de faire : “C’est un ami, le chef cuisiner dans une boîte de nuit, qui m’a proposé ce boulot. Il m’a dit que ce serait facile, mais chaque shift est un enfer”.
Il est fréquent que les travailleurs saisonniers abandonnent leur poste si leur travail s'avère décevant, comme l'a fait Ahmed : cette fois, il a choisi de profiter de l'été sans être contraint de travailler. De son côté, Bechir n’a pas supporté les injustices observées au travail. "J'ai démissionné à cause de différends avec mon superviseur concernant la répartition inéquitable des pourboires entre les employés. Quand j'ai soulevé la question, ils ont nié les faits. Alors, j'ai décidé de partir, j'en avais assez".
En cas d’exploitation ou de traitements injustes en milieu professionnel, la procédure de signalement des infractions est complexe. “L’union des travailleurs doit examiner votre requête et l’approuver si elle est considérée légitime”, indique Raja Dahmani. Elle souligne l’inconvénient de cette procédure : le risque de perdre son emploi qui n’est pas une option pour la plupart des travailleur·ses. De plus, si la demande n’est pas validée, le soutien de l’UGTT pour dénoncer des conditions de travail inappropriées pourrait être impossible par la suite..
L’exploitation au travail
Malgré les difficultés, Sarra a développé des liens forts avec ses collègues, y compris les employé·es "permanent·es" . "Bien sûr, il y avait de l'exploitation", nuance-t-elle néanmoins en souriant. Sarra a été "embauchée" sans contrat, et ses fonctions ont toujours été vagues : elle faisait la vaisselle, préparait les tables au restaurant de l'hôtel, et accueillait aussi les touristes. Sa journée de travail commençait à 6 heures du matin et se terminait à 16 ou 17 heures.
Lorsque ses tâches principales étaient terminées, on lui confiait d'autres tâches, comme le nettoyage des vitres ou des sols. "Je ne suis pas fière de cette expérience, car je vois maintenant qu'ils m'ont confiée des tâches qui n'étaient pas censées être les miennes. Je pense toutefois qu'il était bon, pour moi, d'avoir cette expérience quand j'étais jeune", commente la jeune femme.
Bechir, de son côté, a observé une certaine solidarité entre les travailleur·es saisonnier·es contrairement à ce qu’il a pu vivre avec ses supérieurs et ses collègues embauché·es sur une plus longue durée. Au lieu des demandes, il n’y avait que des ordres. “Si vous les critiquez pour quelque chose, la moindre remarque était suivie d’une augmentation de la charge de travail et des tâches qu’on était pas censé faire”, dénonce-t-il. “Les heures supplémentaires étaient exigées et non rémunérées, mais il était inadmissible d’arriver en retard au travail : il fallait rattraper son retard à la fin du service.”
Dans le bar où Ahmed travaillait, un comptage des stocks est réalisé au début de chaque service. A la fin de la nuit de travail, une machine calcule les ventes de la soirée en fonction des recettes générées, et il peut y avoir un “manque” à combler. “Par exemple, si nous avions commencé avec 300 bouteilles en stock et que nos ventes indiquait 200 à la fin de la soirée, il aurait dû rester 100 bouteilles. Si toutefois, nous n’en trouvions que 90, le coût des 10 bouteilles manquantes est réparti entre les employés”, détaille Ahmed. Bechir ajoute que le processus est similaire au magasin de glaces, où, lorsqu’un verre ou un objet se brise, c’est aux employé·es de le payer.
Les employeurs savent que les saisonnier·es ne travaillent que pendant une période déterminée ou pourraient même démissionner avant. Selon Bechir, cela contribue au traitement injuste réservé à ce groupe. “Lorsque vous êtes jeune et que vous manquez d’expérience, il est évident qu’ils vont vous intimider et vous insulter”, déclare Samir.
Pour lui, le meilleur moyen d’échapper à ces brimades est d’être le plus exemplaire possible. “Il faut bien se comporter, mais aussi faire preuve de respect envers les autres et envers soi-même, pour ne pas être exploité”, confirme Ayoub. En tant qu’agent d’enregistrement dans les fêtes, il doit également entretenir de bonnes relations avec les agents de sécurité : “ce n’est pas seulement pour le travail. En cas de problème, il est important de garder en tête que vous aurez à travailler de nouveau avec eux à l’avenir, voire les croiser lors d’une soirée - et ils pourraient vous causer des ennuis.”
L’Etat ne contrôle toujours pas les conditions de travail des employé·es. Selon Chafter, la police peut jouer ce rôle, mais la Direction générale de l’Inspection du Travail est l’organisme public chargé de contrôler le respect des règles du travail. Sarra explique : “Durant la pandémie, la police était plus présente. Mais maintenant, tout comme avant, lorsqu’il y a des infractions, les responsables offrent de l’argent aux autorités et la situation se résout.”
Ayoub a assisté à des scènes similaires. “Lors d’événements, les agents de police arrivent, vérifient le nombre de personnes présentes, s’il y a de l’alcool, et ainsi de suite. Ils demandent de l’argent et s’en vont”, raconte-t-il. “La police peut venir à plusieurs reprises au cours d’un même événement. Il faut les payer à chaque fois, c’est tout.”
La multiplication des crises
La situation des travailleur·ses saisonnier·es, en particulier ceux et celles employé·es dans le secteur du tourisme, s’est aggravée ces dernières années, selon Raja Dahmani. La pandémie a fortement pesé sur le flux de touristes et a contribué à la dégradation de la situation. Sarra, qui a travaillé dans un hôtel pendant l’été 2016, explique qu’aujourd’hui la plupart des client·es sont tunisien·nes. Ils et elles visitent des villes et des sites spécifiques pour des excursions d’une journée et n’ont pas besoin de réserver des chambres d’hôtel. “Mais aujourd’hui le tourisme reprend grâce aux touristes venus de nos pays voisins, la Libye et l ’Algérie ’, explique Raja Dahmani.
Elle indique que l'impact du COVID-19 reste visible, mais les crises économiques et sociales auxquelles la Tunisie fait face ont également un rôle dans la réduction du nombre de touristes étranger·es dans le pays. De plus, les problèmes de sécurité aux frontières et la perception d'une menace terroriste, ajoute Dahmani, n'encouragent pas non plus l'afflux de visiteurs dans le pays. Les premières données semblent prometteuses, car d'après une interview accordée à Mosaique FM, le ministre du tourisme Mohamed Moez Belhassine, déclare que plus de 5 millions de touristes ont été accueillis en Tunisie à la fin du mois de juillet 2023.
La baisse du nombre de touristes signifie, pour la population locale, la diminution des besoins en main d'œuvre dans les restaurants, les bars et les hôtels, ce qui contribue en partie à la faiblesse du marché de l’emploi. Sarra ajoute que travailler avec des client·es tunisien·nes entraîne le changement des critères de sélection du personnel. Par exemple, il n’est plus strictement nécessaire de parler plusieurs langues. “C’est la Tunisie, nous avons besoin d’eux [les touristes occidentaux]”, estime la jeune femme . “Lorsqu’ils viennent, ils sont bien traités, car nous savons qu’ils disposent de moyens financiers.”
En d’autres termes, l’industrie ne porte pas la même attention et ne manifeste pas le même intérêt envers les locaux qu’envers les touristes occidentaux internationaux. Au final, il s’agit de savoir si ces conditions et ces salaires valent la peine de se battre. Ahmed a quitté son travail à Gammarth pour profiter du reste de l’été avec sa famille et ses ami·es. De son côté, Sarra n’est jamais retournée travailler à l’hôtel, même si l’occasion s’est présentée. “Aujourd’hui, je ne pense pas que ça en valait la peine. A l’époque, je pensais que c’était bien parce que je voulais travailler, avoir mon propre argent et ne pas dépendre de mes parents.”
Ayoub ne considère pas son travail comme stable, il sait que ce n’est qu’une activité secondaire et temporaire. Finalement, tout est une question d’argent : “seul l’argent nous satisfait”, dit Samir en riant. “Mais l’expérience est terrible, je sacrifie mon été et je ne suis même pas rémunéré correctement.”