Le monde de la nuit : une fausse illusion de sécurité pour les personnes LGBTQIA+

Dans un pays où l’homosexualité est criminalisée, comment les personnes LGBTQIA+ font-elles pour vivre pleinement au quotidien ? Dans le milieu artistique et le monde de la nuit, quelques espaces se revendiquent - discrètement - ouverts à la communauté LGBTQIA+, donnant un accès à des bars et théâtres où ils et elles peuvent être eux-mêmes. Mais Anas, Imène, Nour et beaucoup d’autres client·es continuent malgré tout à se sentir menacé·es.
Par | 08 Mars 2023 | reading-duration 20 minutes

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Début des années 2000. Assise devant l’ordinateur familial, Imène, à peine 20 ans, surfe passivement sur internet jusqu’à tomber sur un site de rencontres en ligne. Pour passer le temps, elle commence à discuter avec plusieurs internautes anonymes.

Soudain, un profil l’interpelle : avec surprise, elle découvre une autre femme lesbienne sur ces sites. Née dans une famille assez conservatrice, Imène n’avait jusque-là jamais entendu parler d’homosexualité. “Pour moi, c’était un miracle. La communauté n’était pas du tout visible. Je pensais être la seule lesbienne au monde”, se moque-t-elle des années plus tard. Au travers de cette rencontre, tout un monde s’ouvre à Imène : elle découvre des lieux à Tunis dont elle n'avait jamais entendu parler et où elle peut s’exprimer plus librement et vivre sa sexualité comme elle l’entend.

Cafés, théâtres, bars… Certains endroits représentent les principaux lieux de socialisation de la communauté LGBTQIA+ face au danger que représente l'espace public et souvent le foyer familial. En Tunisie, l'homosexualité est toujours criminalisée et passible de un à trois ans de prison. Près de 1500 personnes ont été emprisonnées sur la base de l’article 230, selon l’association Damj.

Pourtant, malgré l’existence de ces lieux, la sécurité des personnes LGBTQIA+ est loin d’être garantie. Régulièrement, plusieurs personnes dénoncent les violences et discriminations qu’elles subissent, même dans ces lieux. Plus généralement, la communauté LGBTQIA+ deviendrait, selon elles, une sorte de “bouc émissaire”, une simple distraction pour faire oublier les difficultés économiques du pays. “On n’a pas de lait, mais regardez ces boîtes de nuit, avec ces satanistes”, ironise le gérant d’un bar.

Entre un personnel discriminatoire, des gérants parfois indifférents et les menaces policières, l’étau se resserre, menaçant les quelques lieux de liberté créés ces dernières années.

Le monde de la nuit, une échappatoire

Au fil de ses rencontres, Imène découvre ainsi des espaces accueillant la communauté LGBTQIA+ en Tunisie.  " J’ai découvert plusieurs personnes qui ne me ressemblaient pas, qui n’avaient ni la même façon de parler, ni la même gestuelle. C’est là que commence l’exercice d’accepter la différence”, raconte-t-elle. Peu à peu, Imène apprend à s’accepter et déconstruire son homophobie internalisée.

A l’époque, ces lieux ne se revendiquaient pas ouvertement “ gay-friendly”* et “ n’étaient pas aussi visibles et surveillés”, d’après cette dernière. Le changement s’opère à partir de 2011 : plusieurs militant·es interrogé·es expliquent que c’est à partir de la révolution que certains bars et lieux de fêtes sont devenus emblématiques des luttes LGBTQIA+.  

"La libéralité inédite de certains d’entre eux [les espaces] marque les esprits de leur jeune clientèle. Ces lieux participent aussi à rendre pensable et possible la dépénalisation.” explique la chercheuse Abir Kréfa .

Selon cette dernière, ces espaces sont essentiels pour permettre de nouvelles rencontres et créer des réseaux de solidarité. Cet avis est partagé par plusieurs personnes interrogées, notamment les gérants de bars et les organisateur·trices d’évènements. Khaled, gérant d’un bar à Tunis, estime qu’en “parler et mettre en avant la communauté queer permet de déconstruire les tabous, même si cela choque au début” . "Cependant, il faut faire attention à ne pas mettre les gens en danger”, continue-t-il.

Ces espaces deviennent de plus en plus connus à travers le bouche à oreille. Pour certain·es, le label “gay-friendly” n’est pas intentionnel. “La communauté est venue simplement parce que les employés sont irrespectueux avec eux ailleurs”, rapporte Adam, ex-gérant d’un bar à Sousse.

Toutefois, d’autres endroits récents miseraient sur un marketing subtil mais ciblé. Le choix des couleurs, la sélection des invité·es, le recrutement des employé·es, etc. : toutes sortes de stratégies sont utilisées pour attirer la communauté LGBTQIA+ tunisienne, révèle le gérant d’un bar. Ce label “gay ou queer friendly” ou encore “safe space” est perçu comme dangereux par certaines personnes.

"Pourquoi en parler autant ? Ça n'attire pas les bonnes personnes. C’est comme crier dans la rue : c’est ici que restent les homosexuels. A quoi ils [les gérants] s’attendent après ?”, dénonce Hadhemi, une jeune femme lesbienne.

Derrière cette ouverture, se cachent de nombreux incidents qui mettent en doute la sécurité réelle de ces espaces. " Au bout d’un moment, beaucoup ne se sentaient plus en sécurité", témoigne par exemple Anas, 23 ans, l’une des rares personnes à avoir fait son coming-out sur les réseaux sociaux.

Pendant longtemps, lorsqu’il était étudiant, il fréquentait assidûment ces lieux. “Au début, c'était le point de rendez-vous des personnes LGBTQIA+”, témoigne-t-il à propos d’un bar de Tunis.“  Aujourd’hui, à cause de plusieurs incidents, je ne sors plus que chez des amis, dans des maisons privées”.

Anas reconnaît la chance qu’il a de se sentir libre chez lui. Un privilège que de nombreux membres de la communauté n’ont pas, dans un pays où seuls 7% des habitant·es acceptent l’homosexualité, selon une enquête réalisée par l’Arab Baromètre.

“Ce sont des traumatismes qui durent”

Un soir, Imène se rend avec un couple d'amies dans un bar réputé sécurisé pour les personnes LGBTQIA+. En discutant, ses deux amies échangent des signes d'affection discrets. Soudain, un homme assis en face de leur table surprend leurs gestes, se lève et se dirige vers leur table. “Il tenait une bière et menaçait de nous frapper avec", raconte Imène.

Les agents de sécurité s'interposent alors et retiennent l'homme. Mais leur intervention s'arrête là. L'homme retourne s'asseoir, sans subir aucune conséquence. Imène et ses amies doivent donc s'éloigner. "C'est un client qui paie pour une bouteille, on ne peut pas lui demander de bouger", ironise la jeune femme. 

“Ces incidents sont monnaie courante [...] Ce sont des traumatismes qui durent. Même à l’étranger, je n’arrive pas à me sentir en sécurité”, témoigne-t-elle. 

Anas a également subi des violences de ce type. L’incident qui l’a le plus marqué s’est déroulé un soir d’hiver en 2020. Il dansait tranquillement, quand il se fait soudainement soulever par les épaules par deux vigiles. Ces derniers le portent et le jettent violemment dehors, en le menaçant et en l'empêchant de récupérer son sac. Ce soir-là, il perd son téléphone, ses clés, son portefeuille et toutes ses affaires. “Quand je vois tout ce qu’ils recommandent de faire sur les réseaux sociaux… Mais dès que tu le fais, tu te fais insulter par la sécurité”, proteste-t-il, en faisant référence aux publications de ces boîtes de nuit sur les réseaux sociaux encourageant les individus à s’exprimer, danser et se sentir eux-mêmes. 

Ainsi, malgré leur label gay-friendly, des client·es dénoncent ainsi l’intolérance voire la violence du personnel, notamment des agents de sécurité. Anas affirme qu’il a dû corrompre plusieurs fois un vigile pour accéder au bar. Il est persuadé que cela est dû au fait qu’il est homosexuel. 

“Rien que parce que je suis gay, dans un bar censé être gay-friendly [...] Les gérants font la sourde oreille, alors qu’ils sont responsables”, s’indigne-t-il. 

Plusieurs gérants affirment être attentifs au comportement de leur personnel et incluent des critères de sélection pour s’assurer que leurs employé·es respectent toutes les différences. “En cas de comportement haineux, l’employé est invité à corriger son attitude. Sinon, il peut être renvoyé”, affirme l’un d’eux. Mais plusieurs reconnaissent avoir des difficultés à trouver des agents de sécurité adéquats. Un gérant est même allé jusqu’à installer des caméras de sécurité pour surveiller de plus près les comportements de ses agents de sécurité. Pourtant, dans le cas d’Anas, quand celui-ci s’est plaint aux responsables, rien n’a été fait. 

La pression policière 

Outre la discrimination exercée par le personnel et les client·es, s’ajoutent des menaces policières. Après avoir passé la soirée dans un bar, Nour - qui se présente comme genderfluid* - raconte avoir été fouillé·e à la sortie du bar par un policier en civil en raison de sa tenue féminine. Deux autres de ses amis auraient été remarqués par la police pendant qu’ils dansaient. Dès leur sortie, l’un est arrêté et passe une nuit au commissariat sous prétexte qu’il portait un t-shirt à dos nu tandis que l’autre doit se dissimuler sous une voiture pour échapper à la police. 

“Il existe un ensemble de pratiques et une mentalité prédominante parmi les agents de police qui leur permettent d’arrêter une personne de la communauté LGBTQIA+ dans la rue, ou n’importe où, simplement en se basant sur son apparence physique”, affirme l’avocat Hammadi Henchiri qui précise que les policiers ont recours à des textes de loi flous, comme l'attentat à la pudeur .

Pour Nour, ces bars et lieux de fêtes ont contribué à sa découverte de soi et aux relations queer en général. Mais aujourd’hui, iel n’en voit plus l'intérêt.

“On nous a volé cette petite routine qu’on avait. Pas grand chose en soi mais une des seules choses qui nous restait”, regrette-t-iel. 

Comme Imène, Nour et Anas, Yosra, militante pour les libertés individuelles, relate avoir vécu une mauvaise expérience dans un de ces bars réputés sûrs. Un soir, la jeune femme sort avec deux amies. À l’instant où ces dernières s’embrassent rapidement, la sécurité intervient brutalement pour les faire sortir.

Bouleversée, elle en parle directement au gérant : “je pensais être dans un endroit sûr”, se plaint-elle. Ce dernier lui explique que la situation est due à une perquisition policière qui a eu lieu deux semaines plus tôt, suite à la diffusion d’une vidéo sur les réseaux sociaux. Depuis, le bar serait dans le viseur des autorités et la sécurité veille à cause des pressions policières. 

En général, les policiers pénètrent dans ces espaces en tenue de civils. Il est alors d’autant plus difficile pour les gérants de comprendre leurs droits et devoirs. "Ce sont toujours les mêmes têtes. À force de les voir, on les reconnaît tous, et on est obligé de les laisser entrer", commente Wejih, gérant d’un bar dans un quartier huppé de Tunis. 

La présence des policiers en civil échappe au contrôle des gérants, mais d'après ces derniers, les agents n'ont pas le droit d'arrêter les gens sur place, sans en informer le responsable au préalable. De plus, le code de procédure prévoit que les agents de police ne peuvent pas entrer dans un espace privé sans un mandat du procureur général.

Cependant, “en pratique, si un policier obtient une preuve concrète d’une infraction, le fait qu’il s’agisse d’une perquisition illégale peut être considéré comme un détail mineur par le juge”, déclare Mehdi, activiste pour les droits humains

Dans certains espaces, cette persécution est quotidienne et le chaos administratif complique d’autant plus les choses. “Les lois sont si vagues qu’ils peuvent t'arrêter pour tout. C’est un Etat policier. Ils ont l'autorité de faire tout ce qu’ils veulent”, s’indigne un gérant.

Atteinte aux bonnes moeurs, à la pudeur, prostitution… Toutes sortes d’articles de loi sont aujourd’hui utilisés pour arrêter les membres de la communauté, selon l’avocat Hammadi Henchiri.   

“C’est une forme de harcèlement”, dénonce Imène. Pour les gérants, ces incidents témoignent du flou autour des lois, qui permet à la police de les intimider. “Il faut avoir de très bonnes relations avec la police pour qu’un bar puisse perdurer”, résume Adam, ex-gérant d'un bar à Sousse.  

"Si vous donnez de l'argent au policier, il vous laisse tranquille. Si vous ne le faites pas, il se concentrera sur tous les petits soucis qu'il peut toujours trouver", ajoute-t-il. 

La plupart s’accordent à dire que les pots-de-vin sont monnaie courante pour les bars, même sans le label gay-friendly. Jamil a ouvert plusieurs établissements dans la capitale et a toujours eu affaire à la police. Pendant quelque temps, l’un de ses bars était réputé ouvert à la communauté LGBTQIA+. A ce moment-là, il rapporte avoir subi des menaces qui sont remontées jusqu’à sa famille, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.

Pour Wejih par contre, la police ne cible pas spécifiquement la communauté LGBTQIA+. D’après ce quarantenaire, qui a déjà géré plusieurs bars, “la persécution policière qui cible la communauté LGBT n’existe pas”. Selon lui, elle varie d’un bar à l’autre en fonction de la qualité des relations entretenues avec les autorités, l’ancienneté et l’établissement du bar. Ainsi, même s’il reconnaît que "la police est souvent plus présente lors des soirées qui accueillent la communauté LGBTQIA+", il estime que la clé de la survie d’un bar réside avant tout dans la capacité de son gérant à “savoir comment parler à la police”. 

"Certains utilisent les persécutions policières contre les personnes LGBTQIA+ pour justifier et donner des prétextes à leurs manquements", considère Wajih. Il précise toutefois qu'il garde dans son téléphone une quinzaine de numéros d'avocat·es pour anticiper les problèmes qui pourraient survenir avec les forces de l'ordre. 

Dans ce climat, plusieurs gérants jouent avec les limites, en essayant de faire un compromis entre la survie de ces espaces de liberté et la sécurité de leurs client·es. 

Que font les gérants pour protéger leur clientèle ? 

Mais pour plusieurs client·es, la sécurité serait secondaire pour les gérants. Certaines personnes interrogées considèrent que ces espaces attirent la communauté LGBTQIA+, purement pour des gains économiques. Ces personnes sont ainsi accusées de faire du “rainbow-washing*” : elles cibleraient la communauté LGBTQIA+ à travers leur marketing pour en tirer profit. 

“On amène les gays pour qu’ils dépensent leur argent et quand ils ont assez dépensé, on les vire. Parce que c’est mon bar, et ça ne m’arrange pas d’avoir que des pd dedans”, aurait déclaré un gérant à Anas.

“Faire un espace gay-friendly n’était pas du tout l’objectif principal [pour les gérants]. C’était surtout pour se démarquer”, estime Radhia, une ancienne serveuse. 

Cela pourrait par ailleurs leur permettre d’attirer une clientèle plus riche. “Les gérants de ces endroits n’ont pas besoin d’argent, ils cherchent à avoir un show, qui attire beaucoup les hétérosexuels. Pour eux, on est des bêtes de foire. C’est du voyeurisme”, dénonce Imène.  

“Notre existence est une performance pour eux”, confirme Nour. 

Face à ces critiques, les responsables se défendent en affirmant que ces événements à destination de la communauté ne rapporteraient pas beaucoup de bénéfices. “Ces événements ciblent des jeunes de 18-25 ans. Un collectif électronique me rapporterait le double de ce que m’apportent ces soirées”, déclare Wejih. 

Une forme de militantisme  

D’autres sont par contre plus engagé·es pour la cause : organiser ce genre de fête, à destination des personnes LGBTQIA+ est décrit comme un acte de militantisme. À travers ces soirées, ils et elles offrent un espace de liberté et d'épanouissement. 

Avant d'être gérant de bar, Aymen, par exemple, a longtemps travaillé dans le milieu associatif. Il décide ensuite de changer de direction et de se tourner vers le monde de la nuit. Désormais, il tente "de faire passer un message et de normaliser certaines choses”, notamment à travers la mise en place de stands de sensibilisation et d’éducation. 

Créer un espace sûr pour les membres de la communauté LGBTQIA+ en Tunisie est un défi de taille. C’est pourquoi plusieurs gérants interrogés déclarent prendre des mesures supplémentaires pour assurer la sécurité et la protection de leur clientèle. 

“Pour moi, le simple fait de créer ce bar est une proclamation. C’est la raison principale pour laquelle je travaille ici”, affirme un gérant, qui préfère rester anonyme.

Dans son établissement, Wajih organise régulièrement des soirées auxquelles participent plusieurs membres de la communauté. Pour préparer ces événements, “je dois informer tout le monde et la direction de l’espace pour qu’il n’y ait aucun dérapage”, explique-t-il. Il communique également les détails de ces événements à travers un groupe Facebook fermé, limitant ainsi la diffusion sur les réseaux sociaux.

“Ce sont des soirées de niche, nous n’avons pas besoin de faire une publicité excessive. Ça nous permet d’éviter les problèmes”, explique-t-il. 

En restreignant la diffusion à travers des groupes facebook privés, il peut “vérifier les personnes souhaitant y participer.” Toutefois pour Mehdi, militant des droits humains, “aucun groupe Facebook n’est complètement sûr. Les informations peuvent fuiter de différentes manières”.  

D’autres mesures impliquent le filtrage à l’entrée et la restriction de l’utilisation des téléphones portables. “On est toujours en train de surveiller les réseaux sociaux. Dès qu’une vidéo problématique est publiée, on a une communauté de personnes qui nous aident à la supprimer”, insiste un autre gérant. 

Plusieurs personnes interrogées se souviennent d’une vague de cyber-harcèlement contre un bar en particulier, après une publication sur le compte d’un politicien homophobe. Toutes sortes d’insultes, allant même jusqu’aux menaces de mort, avaient fusé sur les réseaux. À la suite de cette vague de haine, les gérants du bar en question ont subi de nombreuses pressions. Pendant des mois, ils sont convoqués au commissariat plusieurs fois par semaine, font face à de nombreuses descentes de policiers en civil et subissent plusieurs confrontations avec ces derniers. À plusieurs reprises, ils doivent accompagner au commissariat des client·es arrêté·es dans leur établissement.

Quelques années plus tôt, un incident similaire a eu lieu dans un autre bar de la capitale. D'après plusieurs témoignages, il y aurait eu des débordements lors d'une soirée réunissant des membres de la communauté LGBTQIA+. Le lendemain, les autorités auraient fermé le bar pour plusieurs jours. Interrogés par inkyfada, les gérants en question n'ont pas souhaité commenter cet incident. 

Malgré les mesures prises par les gérants pour créer un environnement accueillant et sécurisé pour leur clientèle, Aymen choisit d'utiliser le terme "espace inclusif*" plutôt que "espace sûr" pour décrire son établissement. La différence entre ces deux concepts est minime mais selon lui, cela peut permettre d’attirer moins d’attention négative. 

Comme Aymen, Yosra fait attention aux termes qu’elle utilise lors de l’organisation d’événements. Il y a quelques années, elle a participé à l’organisation d’un festival artistique. Pour éviter les problèmes potentiels, les organisatrices décident de le définir comme un festival féministre plutôt que LGBTQIA+. “Nous voulions nous libérer de la charge mentale de la sécurité pour permettre aux gens de venir sans crainte”, explique-t-elle. Yosra choisit souvent l’endroit dans lequel organiser des évènements en fonction de ses gérants que ce soient les lieux privés ou les lieux publics. 

Une visibilité à double tranchant 

Globalement, ce dilemme entre la visibilité et la sécurité touche toute la lutte LGBTQIA+ tunisienne. Ainsi, la visibilité de ces espaces représente une force, tout autant qu’elle ne peut devenir une faiblesse, pour les différent·es militant·es interrogé·es.  

D’un côté, la visibilité de ces espaces permet de normaliser la lutte et “penser la dépénalisation”, surtout pour les militant·es d’après la révolution, mais de l’autre, elle constitue un risque pour leur sécurité. Par ailleurs, Yosra est impliquée dans plusieurs projets qui touchent aux libertés individuelles. "Nous devons saisir l'opportunité de faire connaître la communauté et de créer des espaces sûrs. Mais on risque également d'avoir trop de visibilité, ce qui devient dangereux", souligne-t-elle. 

Avant, il était hors de question de même aborder ce sujet, c’était un interdit [...] C’était impossible d'imaginer un groupe de personnes ouvertement gays ensemble dans un espace public. Donc on a quand même accompli un pas de géant [...] Mais avec cette visibilité et la revendication de droits, la répression a aussi augmenté”, ajoute Imène. 

Après 2011, les minorités sexuelles sont devenues beaucoup plus visibles. Selon Abir Kréfa, cette visibilité accrue vient avec son lot de répression et de violences, dont l’assassinat de plusieurs personnes trans. C’est pour combattre ces violences que se créent plusieurs associations en 2011 et 2012. C’est en 2015 que des militant·es décident de s’exprimer à visage découvert et sur les médias pour la première fois. Depuis, la visibilité des activistes augmente et les arrestations de même, passant de 50 arrestations par an en 2013 à 78 en 2015, selon l’organisation Shams. 

En 2021, une vague d’arrestations et de harcèlement de plusieurs activistes touche notamment la communauté. Les photos, noms et informations personnelles de certain·es activistes LGBTQIA+ sont affichés sur les réseaux sociaux par les syndicats policiers. Cette vague pousse de nombreuses personnes à l’exil. “A chaque fois qu’il y a un mouvement avec des revendications claires et des personnes identifiables, il y a derrière un backlash énorme. La quasi-totalité des militants de 2011/ 2012, qui étaient visibles, sont aujourd’hui tous partis”, remarque Yasmine Ben Ammar, qui a réalisé une thèse sur la lutte LGBTQIA+ en Tunisie. Mais cette visibilité reste essentielle selon la chercheuse. Ainsi, accompagner la visibilité avec un travail de fond pour changer les mentalités serait le moyen idéal pour faire avancer la lutte. 

Aujourd’hui, Anas, ainsi que d’autres personnes influentes sur les réseaux sociaux, préfèrent limiter leur visibilité et affirment l’importance d'être conscient des dangers que représente une simple story instagram.

“C’est une erreur que je faisais avant. J’ai participé à la promotion de certains bars comme étant des bars gays à un moment donné, ce qui a attiré des personnes qui ne devraient pas être là”, regrette Anas, qui certifie qu’aujourd’hui, il ne mentionne plus le nom des lieux qu’il fréquente.

Ces dernières années, Imène s’aventure de moins en moins en soirée. Les rares fois où elle ose sortir, elle est catégorique : “je demande à tout le monde d’être discret, peu importe l’endroit”. Une méfiance récente qu’elle a développée en raison des nombreux incidents dans des lieux censés être sûrs.  

D’autres continuent à sortir mais choisissent de rentrer dans le moule hétéronormé.  

“Aujourd’hui, je ne me comporte plus du tout comme avant, comme moi-même. C’est horrible mais je préfère ça à rien, parce que je ne veux pas que la police gagne”, conclut Nour.