Ces chiffres sont agités sans relâche par le gouvernement de l’Italie, où la “ crise économique tunisienne” fait désormais la une des journaux. Pourtant, ils n’expliquent pas tout. Les nationalités des arrivant·es interrogent : une majorité d’entre elles et eux ne sont pas tunisien·nes, mais plutôt ivoirien·nes et guinéen·nes. Mis·es au chômage, souvent sans hébergement ou ayant perdu la possibilité de se payer un loyer, des milliers auraient ainsi accéléré leur projet de migration depuis la vague raciste qui a traversé la Tunisie fin février.
“S’inscrire sur les listes d’attente pour obtenir un rapatriement est devenu presque impossible”, soupire une jeune femme ivorienne en attente devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis, qui raconte vouloir quitter le pays “le plus tôt possible”. En face du siège de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), chargé d’assurer les soi-disant retours volontaires, la situation n'est pas meilleure. Certain·es ont déposé leur dossier depuis des mois, mais attendent toujours. Contacté par Inkyfada, l’OIM fait savoir que, depuis février 2023, l’organisation a enregistré 600 demandes supplémentaires de retours volontaires. La Méditerranée devient pour beaucoup la seule issue possible, et la question migratoire, une monnaie d’échange dans les accords économiques et financiers avec la Tunisie.
L’Italie, la France, l’Union européenne ou encore les États-Unis ont à plusieurs reprises réagi à la situation en Tunisie, mais plus souvent pour appeler à soutenir financièrement les politiques migratoires tunisiennes ou commenter la crise socio-économique que pour dénoncer les violences subies par les migrant·es. Dans ce contexte, les négociations autour du prêt du Fonds monétaire international (FMI) - en suspens depuis plusieurs mois - sont au cœur des débats. Hier, le 6 avril, Kaïs Saïed a soudainement sonné la fin des négociations en dénonçant “les diktats du FMI”. Comment en est-on arrivé là ?
L'intermédiation de l’Italie
Alors que la question d’une répartition de l'accueil de migrant·es entre les différents pays européens revient au cœur des discussions sur la réforme du Pacte sur les migrations et l'asile à Bruxelles, l’Italie de Giorgia Meloni s’est vite imposée sur le devant de la scène dans la gestion des rapports avec la Tunisie de Kaïs Saïed au nom de la “lutte contre la migration irrégulière”. Quand les voix critiques de l’Union africaine et de plusieurs pays du continent ont commencé à se lever à la suite du communiqué présidentiel tunisien, le gouvernement italien n’a pas hésité à soutenir ce dernier.
Dans le même temps, le naufrage de 72 migrant·es provenant de Turquie aux larges de Crotone, ville italienne dans la région de Calabre, relance le débat sur les migrations. Quelques heures après l'annonce de cet énième naufrage, le ministre italien des Affaires étrangères Antonio Tajani prend en main cette question, cheval de bataille de la droite italienne, et en profite pour relancer le dossier du contrôle des frontières non seulement en Méditerranée orientale, mais aussi en Méditerranée centrale.
Il appelle Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères - désigné ce 7 février et ancien représentant de la Tunisie auprès de l’UE - et lui fait savoir que le gouvernement italien “est en première ligne pour soutenir la Tunisie dans ses activités de contrôle des frontières, dans la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi que dans la création de possibilités alternatives à la migration".
Le lendemain, selon les agences de presse italiennes, la Première ministre Giorgia Meloni s’entretient avec son homologue tunisienne Najla Bouden pour “exprimer sa proximité avec le peuple et les autorités tunisiennes en ce moment particulièrement délicat” , peut-on lire dans une note du gouvernement italien. Entretemps, Nabil Ammar est également reçu par l’ambassadeur de France à Tunis qui, dans un tweet, se limite à citer vaguement “l’attachement au respect des droits et de liberté”, tout en réitérant le soutien français à la Tunisie.
Je remercie le Ministre des affaires étrangères, M.Nabil Ammar, pour ce premier entretien, qui m'a permis de rappeler:
— André Parant (@ParantAndre) February 28, 2023
- l'importance du partenariat 🇨🇵-🇹🇳
- l'urgence de conclure un accord avec le FMI, que la France appuiera
- notre attachement au respect des droits et libertés. pic.twitter.com/oNFF97jdZV
Par contre, le volet économique est clairement abordé : en échange d’un contrôle plus serré sur les départs des côtes tunisiennes, l’Italie et la France s’engagent à appuyer la Tunisie dans ses négociations avec le Fond Monétaire International (FMI), qui avaient été suspendues, après un accord technique préalable en octobre 2022. L'enjeu concerne l’octroi d’un prêt de 1,9 milliards de dollars.
Un accord que Kaïs Saïed vient de refuser lors d’un discours tenu ce 6 avril à Monastir, insistant sur le fait que les mesures d'austérité imposées par l’institution financière risqueraient de perturber “la paix sociale” dans le pays, qui est traversé par une crise socio-économique sans précédent.
Selon des informations publiées par le Financial Times, Rome serait tout de même en train de faire pression depuis plusieurs semaines “pour que le FMI commence à débourser le prêt sans l’accord de la Tunisie”, peut-on lire.
La course aux visites officielles
Au cours du mois de mars, les visites succèdent aux appels téléphoniques. La première ministre Giorgia Meloni se ainsi rend aux Émirats Arabes Unis (EAU), où le dossier tunisien est mis sur la table par l’Italie - rapportent plusieurs médias émiratis -. L’objectif est de pousser les EAU à débloquer des aides financières pour la Tunisie.
Mais le gouvernement Meloni s’est surtout mobilisé en Europe, en obtenant l’appui du président français Emmanuel Macron, qui a déclaré le 24 mars partager une “volonté commune” d’établir “un chemin de croissance pour la Tunisie [...], mais il nous faut à très court terme réussir à stopper les flux migratoires qui partent depuis la Tunisie et accroissent la pression sur l’Italie et le reste de l’Europe”.
À cette rencontre consacrant l'alignement franco-italien, a suivi le 27 mars la visite du commissaire européen aux affaires économiques Paolo Gentiloni. Ce dernier était l’ancien Premier ministre italien entre 2016 et 2018, période à laquelle a été signé un Memorandum d’entente entre l’Italie et la Tunisie en matière d’emploi et de développement économique, qui a été renouvelé en 2021. Par le biais de cet accord technique, l’Italie a renouvelé ses engagements avec la Tunisie en termes de politiques migratoires en accordant notamment un financement de 6 millions d’euros pour la réparation de six patrouilleurs donnés au Ministère de l'Intérieur en 2014.
Entre 2011 et 2022, l’Italie a accordé à la Tunisie 47 millions d’euros pour le contrôle des frontières tunisiennes, selon les chiffres publiés par le média italien d’enquête IrpiMedia.
“La Commission est prête à envisager une aide macrofinancière supplémentaire si les conditions nécessaires sont réunies. La première condition est l’adoption par le FMI d’un nouveau programme de décaissement. Il est primordial que ceci puisse avoir lieu dans les plus brefs délais”, peut-on lire dans le communiqué de presse diffusé à la suite de la visite de Gentiloni à Tunis. “Il existe de nombreux intérêts communs entre l’UE et la Tunisie, par exemple la gestion des flux migratoires vers l’Europe”, réitère le communiqué. Quelques heures plus tard, les Etats-Unis rejoignent ce chœur : un tweet du Secrétaire d’État Antony Blinken remercie l’italien Antonio Tajani, avec qui il dit avoir parlé des défis en Tunisie.
Glad to speak with Italian Foreign Minister @Antonio_Tajani today about challenges in Tunisia and measures the U.S. and our allies can take to support the Tunisian people’s aspirations for a democratic and accountable government.
— Secretary Antony Blinken (@SecBlinken) March 28, 2023
Malgré le rejet du prêt du côté de Kaïs Saied le 6 avril, les échanges entre les deux hommes continuent. “Accordons à la Tunisie une première tranche de financement, et si les réformes avancent, nous poursuivrons avec une deuxième tranche, puis une troisième. Hier, nous avons abordé cette question avec Blinken”, a ainsi déclaré le ministre italien à l’agence de presse Ansa.
Les relations UE-Tunisie : entre tensions et faux-semblants
Si la communauté internationale semble unanime dans sa volonté d’éviter que la Tunisie continue sa descente dans les classements des agences de notation financière - tout en conditionnant les aides bilatérales au prêt du FMI, qui n’est désormais plus d’actualité -, sa position sur les politiques de Kaïs Saïed n’est ni claire ni explicite. Si d’un côté, l’Américain Blinken mentionne les “aspirations du peuple tunisien à un gouvernement démocratique et responsable”, et critique implicitement la centralisation du pouvoir opérée par Saïed ; de l’autre le ministre des Affaires étrangères Tajani explique que l’Europe ne doit pas “commettre l’erreur de laisser la Tunisie aux Frères musulmans”, dans une interview avec le quotidien italien Il Corriere della Sera, en faisant référence au parti Ennahda.
En Tunisie, dans une interview au média tunisien Leaders, le ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar, déclare que “la seule politique intelligente aujourd’hui pour tous les partenaires de la Tunisie est de l’accompagner dans son redressement économique, en respectant la volonté de son peuple”. Au Palais de Carthage, la présidence semblait osciller entre le silence et la désapprobation. À plusieurs reprises, le président Kaïs Saïed a critiqué ce qu’il considère comme ”l’ingérence européenne”.
Rien que le 18 février dernier, il ordonnait le départ d’Esther Lynch , la secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats et la plus haute responsable syndicale de l’UE.
Une expulsion politique, qui n’a pas suffi à faire changer d’avis Bruxelles sur l’expansion et le financement de ses politiques d’externalisation des frontières en Tunisie. Malgré les discours rassurants de ces dernières semaines, les rapports entre l’UE et la Tunisie semblent moins sereins que ce que les gouvernements italiens et français prétendent. Ce 16 mars, les députés du Parlement européen ont voté à une large majorité une résolution condamnant les dérives de la Tunisie en matière de libertés publiques et de liberté d’expression.
De plus, selon plusieurs sources journalistiques, la rencontre officielle entre Kaïs Saïed et le commissaire européen Gentiloni à Tunis aurait été retardée de plusieurs heures et plusieurs agences italiennes ont même avancé son annulation. Finalement, cette réunion a bien eu lieu, mais aucune photo officielle n’a été publiée.
Le discours du 6 avril sur la tombe de Habib Bourguiba à Monastir, ne laisse plus aucun doute quant à la position tunisienne à l’égard des pressions internationales : entre symboles et références constantes au “colonialisme”, à “l’indépendance” et à la “liberté” de la “nation”, Saïed a ouvertement rejeté “les injonctions venant de l’étranger”.
La perte du pouvoir de négociation
Depuis désormais 30 ans, l’Union européenne poursuit sa tentative de déléguer le contrôle de ses frontières aux Pays au Sud de la Méditerranée, en échange de plus d’aides financières aux pays. Ce type d'arrangement n’a rien de nouveau. Les premiers accords migratoires entre Rome et Tunis, par exemple, remontent à 1998. Les termes utilisés à l’époque ressemblent à ceux utilisés aujourd’hui : “les causes intrinsèques de la migration doivent être éliminées par tous les moyens appropriés, ce qui permettra d'accroître les possibilités d'emploi”, peut-on lire sur la note d’entente de 1998, obtenue par inkyfada.
25 ans plus tard, cet objectif est complètement assumé par les autorités de l’autre côté de la Méditerranée, au point que Giorgia Meloni a récemment affirmé vouloir appliquer en Afrique du Nord le “modèle adopté en Turquie”. C’est dans ce cadre qu'en 2017, la Commission européenne proposait à la Tunisie d’accueillir sur son sol des plateformes de débarquement régionales dans le but de “débarquer les personnes interceptées ou secourues en Méditerranée dans les pays d’Afrique du Nord et confier à ces derniers le soin de les trier”, explique la chercheuse Sophie-Anne Bisiaux dans Tunisie, terre d’accueil…des politiques européennes.
À l’époque, Tahar Chérif, ambassadeur de la Tunisie à Bruxelles, rejetait fermement cette possibilité. La crise financière frappant la Tunisie s'est cependant brutalement aggravée avec la pandémie du Covid-19 puis la guerre en Ukraine ensuite. Par rapport à 2017, il est donc de plus en plus difficile de refuser les prêts étrangers dont les caisses tunisiennes dépendent, même si le prix politique et social de ces aides - le contrôle de plus en plus strict des frontières tunisiennes d’un côté, les réformes exigées par le FMI de l’autre - est bien élevé. “Nous devons compter sur nous-mêmes”, a fait savoir Kais Saïed, en répondant à une question sur les alternatives possibles.
“ L'UE s'intéresse davantage à contenir ces bateaux de migrants qu'à sauver des vies en mer”
Avec le soutien et le financement de l'UE et de pays individuels tels que l'Allemagne et l'Italie, les frontières terrestres et maritimes de la Tunisie sont de plus en plus fermées ces dernières années. Les garde-côtes tunisiens ont été formés et équipés à l'aide de fonds de l'Union européenne, notamment italiens, ce qui rend la traversée de la Méditerranée de plus en plus dangereuse pour les migrant·es. Ces dernier·es doivent se rendre dans des endroits plus éloignés et prendre des itinéraires plus longs.
“Ce qui est alarmant, c'est que l'UE s'intéresse davantage à contenir ces bateaux de migrants qu'à sauver des vies en mer et à respecter les droits de l'homme. L'un des objectifs de ces politiques est d'arrêter la migration à tout prix et de ne pas donner la priorité au respect des droits des migrants en Tunisie”, commente Ahlam Chemlali, qui étudie l'impact de la politique migratoire de l'UE sur la vie des migrants en Tunisie.
Au lieu d'établir des itinéraires sûrs et légaux pour les migrants et les réfugiés, l'UE a formé les garde-côtes tunisiens pour intercepter les bateaux afin d'empêcher les migrant·es d'atteindre l'Europe. Ces interceptions sont souvent présentées comme des “opérations de sauvetage” par l'UE - un récit adopté également par les garde-côtes tunisiens, selon Ahlam Chemlali. “Les garde-côtes que j'ai interrogés pour mes recherches appellent les migrants qu'ils ont interceptés ‘les rescapés’”, dit-elle. “Mais les migrants eux-mêmes n'ont pas l'impression d'être sauvés mais plutôt d'être capturés”.
La négligence des droits humains dans la politique migratoire de l'UE a également été démontrée par Vasja Badalič dans l'un de ses rapports. “L'UE soutient et compte sur les violations systémiques des droits de l'homme de la Tunisie afin d'empêcher les migrants irréguliers d'atteindre l'UE”, résume-t-il.