Au détour d’un couloir sombre et frais, on y cuisine un couscous et on prépare un pain chaud, salé et “délicieux”, décrit joyeusement Laila Mastouri. Cette dernière est la cofondatrice de l’association Lella Kmar qui habite les lieux. Cette coopérative cultive du blé mahmoudi - une variété de blé dur qui provient de semences autochtones tunisienne - pour le transformer ensuite en semoule, farine, chorba ou en pain.
“Les gens qui ont plus que 45 ans, quand ils goûtent ce truc là, ils pleurent. Ils disent ‘ça c’est comme le couscous de maman’”, raconte Sophie Gombart, consultante pour l’association. Ce sentiment lui rappelle l’expression française de “la madeleine de Proust”, utilisée pour décrire “le jour où on vous fait ressentir le goût, vous retournez 40 ans en arrière”, ajoute-t-elle en souriant.
Le couscous mahmoudi est cuit dans des marmites scellées. Crédit : Julia Terradot
La coopérative, créée en 2019, comporte 200 adhérent·es “dont 80% sont des femmes,” annonce fièrement Laila Mastouri. L’association travaille principalement dans l’agroalimentaire et la transformation de produits à base de semences autochtones. “On a maintenant environ 330 hectares qui sont certifiés bio, dont 160 hectares de blé. Le reste sont des oliviers et des plantes médicinales et aromatiques”, énumère-t-elle.
La coopérative soutient les agriculteur·trices qui possèdent des terrains de petite taille - “quelques hectares seulement” - dans l’achat des semences et de matériel d’agriculture. La plupart des producteur·trices de la coopérative sont des femmes de zones rurales et des jeunes. L’objectif de cette initiative est “d’éviter l’abandon des terres,” précise Sophie Gombart, et de leur permettre d’échapper à “une situation économique très critique.”
L’association encourage ces travailleur·euses à cultiver “des semences mieux adaptées au climat, aux sols tunisiens” pour produire des graines “que les agriculteurs peuvent récupérer d'année en année,” explique Laila Mastouri. L’objectif est d’accompagner les agriculteur·trices dans leur transition vers le bio et les semences autochtones.
À la coopérative Lella Kmar, le blé mahmoudi est aussi utilisé pour faire du pain. Crédit : Julia Terradot
Autochtones VS Hybrides
Le mahmoudi est une semence autochtone tunisienne : c’est-à-dire qu’elle “n’est pas génétiquement stable : elle subit des mutations tout au long de sa culture,” explique Hédil Fraihi, ingénieure agronome dans les gouvernorats du Nord et du Centre du pays.
Au fil des années, les graines subissent “des mutations externes, climatiques ou bien génétiques” afin de s’adapter naturellement à leur environnement. Leur évolution naturelle les rend plus résistantes aux maladies, au changement climatique, ou à la sécheresse. Les récoltes des semences autochtones sont donc souvent imprévisibles : les produits peuvent changer de forme, de goût, ou même ne pas être comestibles.
Pour une semence locale, le blé mahmoudi est relativement stable “à environ 90%”, précise l’agronome, “mais c’est au cas par cas de chaque variété et espèce.” La production et les rendements changent selon les régions, “y compris la qualité de l'épi, la forme des graines, etc.”
Au contraire, les semences hybrides sont issues d’un croisement entre deux types de semences “dont chacune a des caractéristiques spécifiques bien déterminées”, continue Hédil Fraihi. Le mélange de ces variétés se fait dans des centres de recherche et instituts d’agronomie, en Tunisie et à l’international, afin de définir les “caractéristiques recherchées” des graines, “que ce soit la couleur, la forme, le goût, l'odeur”.
Champ d’oliviers d’une agricultrice partenaire de la Coopérative Lella Kmar. Crédit : Julia Terradot
Les agriculteur·trices recherchent dans les semences hybrides la stabilité génétique. “Quand tu sèmes une semence [hybride], ça pousse identiquement à la plante mère, comme indiqué sur la notice dans le sachet”, résume l’ingénieure.
Sauf que cela n’est garanti que pour la première génération des récoltes. Les agriculteurs·trices sont contraint·es de se procurer de nouvelles graines chaque année pour obtenir le volume et la qualité de rendement désirés.
“On peut dire que ces semences hybrides sont en quelque sorte stériles, on ne peut pas les reproduire”, avertit Hédil Fraihi.
Les semences hybrides nécessitent par ailleurs des instructions précises et techniques, “comme une recette,” explique Hédil. “Un itinéraire technique d’engrais, de fertilisants et de traitements bien dessinés. Comme ça le producteur aura une campagne avec des produits de la même forme, la même qualité, (...) mais si on enlève un ingrédient de la formule magique, on n’aura pas un produit comme convenu et on n’aura pas de rendement,” prévient-elle.
Préserver le patrimoine de la Tunisie
Les premières semences hybrides ont été introduites pour mieux répondre aux demandes des marchés français et européens, d'après Habib Ayeb, chercheur et géographe Tunisien, et réalisateur du documentaire Couscous : Les Graines De La Dignité (2017).
Cette politique se renforce dans les années 1960, à travers le Programme d’aide alimentaire mondial (PAM) qui distribue des semences hybrides, notamment céréalières aux paysan·nes tunisien·nes. Le rendement est plus élevé, mais cela force les agriculteur·trices à racheter chaque année de nouvelles graines.
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La culture tunisienne s’en trouve transformée. Hédil Fraihi se souvient d’une pastèque jaune qu’elle mangeait il y a des années, introuvable aujourd’hui. “Je ne sais pas si c'est totalement perdu ou pas,” hésite l’ingénieure. Ce qui est sûr, c’est que de nombreuses variétés de semences ancestrales ont disparu, comme la pastèque Djeji de Sidi Bouzid ou la pomme ‘Arbi’ de Kasserine.
“On a perdu des semences en Tunisie. À cause des hybrides, personne ne donne de l'importance aux semences autochtones”, se désole Hédil Fraihi. Si elles ne sont pas conservées dans des conditions spécifiques, les semences autochtones disparaissent.
D’après un rapport de l’Institut Tunisien des Études Stratégiques de 2019, 50 produits du terroir tunisien à travers 14 gouvernorats seraient en voie de disparition, et 11 auraient déjà disparus.
Des employées de la Coopérative Lella Kmar trient les graines de blé dur mahmoudi. Crédit : Julia Terradot
La coopérative Lella Kmar n’a pas choisi de cultiver le blé mahmoudi par hasard. Elle tenait à cultiver des semences autchotones et c’est pourquoi elle a choisi ce produit, malgré un rendement “beaucoup plus faible” comparé à d’autres types de cultures. Cette graine autochtone est bien plus résistante aux maladies, n’a pas besoin de fertilisants ou autres produits chimiques. “Le mahmoudi fait entre 1m70 et 1m75 à maturité, ce qui donne beaucoup de paille pour les animaux. Donc un agriculteur va y trouver son compte”, vante Sophie Gombart.
Pour mettre en place ce projet, la coopérative Lella Kmar a bénéficié d’un prêt de la Banque Nationale de Gènes (BNG), dont le siège est à Tunis. Chaque année, cette dernière distribue aux agriculteurs·trices “un sac de graines avec un contrat d'engagement pour que ce producteur les rende à la fin de campagne”, explique Hédil Fraihi.
Grâce à ce roulement de prêts et de dons de semences autochtones, la BNG souhaite préserver le patrimoine agriculturel ancestral de la Tunisie et conserve une partie de ces graines, non destinées à l’exploitation. “Ils ont des laboratoires énormes où ils peuvent en garder sous vide des semences. [Les semences autochtones] sont une richesse et une forme de souveraineté,” affirme Hédil Fraihi.
Sacs de graines de blé mahmoudi de la Coopérative Lella Kmar. Crédit : Julia Terradot
Une méthode ancestrale
A plus d’une centaine de kilomètres, Saber Zouani cultive ses terres dans sa ferme à Cap Negro, au bord de la Méditerranée. Le jeune homme expérimente la permaculture avec des semences autochtones en s’inspirant des pratiques de ses grands-parents.
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“Au début mon père riait, il disait que je racontais n’importe quoi et que ce n'était pas rentable,” s’amuse Saber Zouani. “Maintenant ça va, il est vraiment avec moi.”
Saber reprend la ferme de ses grands-parents en 2020 dans le but d’être autosuffisant et produire écologiquement. “J’ai eu des difficultés de communication avec les autres agriculteurs pour trouver des semences paysannes de ma région,” raconte Saber, “la plupart des gens autour de moi utilisent les semences F1” qui sont des semences hybrides.
Pour conserver ses semences, Saber et sa famille reprennent des méthodes traditionnelles “avec l’argile, dans les pailles, ou de la cendre,” qu’ils et elles tiennent de leurs grands-parents. “À chaque récolte, en fin de saison, pour les piments par exemple, je laisse une partie pour la conservation” décrit Saber. Il laisse les graines une journée à l’ombre, puis les mélange à de la cendre ou à de l’argile et les conserve dans une boîte en verre hermétiquement fermée, dans une pièce sans lumière. “Ça fonctionne très bien, mais ce n’est pas pour toutes les semences,” précise Saber.
Pour obtenir des semences autochtones ou paysannes, il se tourne d’abord vers l’Association Tunisienne de permaculture (ATP), une ONG tunisienne qui cherche à valoriser les semences paysannes à travers le pays. Grâce à l’ATP, il échange ses propres graines paysannes de piment contre des semences d’oignons, de courges, de gambos...
Graines de blé mahmoudi triées au tamis. Crédit : Julia Terradot
En parallèle, Saber s’attèle à la recherche d’agriculteur·trices de confiance pour constituer un réseau. Il fait attention à tout : l’emplacement du terrain - qui ne doit pas être entouré de champs ayant recours à des pesticides - ainsi que l'origine des semences qui doivent être 100% locales. “Il y a des semences paysannes importées” qui ne correspondent pas au terrain d’agriculture, explique-t-il. Maintenant qu’il a pu constituer un groupe solide, ils et elles s’échangent des semences. Saber a aussi mis en place un système d’abonnement pour les personnes cherchant à obtenir ses produits bio, qui lui rapporte 400/500 dinars par mois.
La menace de la sécheresse
Contrairement aux semences hybrides, les semences autochtones s’adaptent à leur climat, notamment en ce qui concerne les besoins en eau. "Le Mahmoudi est bien plus adapté à la sécheresse du terrain tunisien," affirme Sophie Gombart, “par exemple, le blé Karim ou d'autres variétés courantes en Tunisie donnent un rendement qui chute vraiment de façon catastrophique en cas de sécheresse”. Cette dernière donne également en guise d’exemple la culture du colza, une semence hybride importée pour répondre aux besoins d’huile végétale du pays.
“Depuis le mois de décembre jusqu'à aujourd'hui, je vois les champs de colza arrosés tous les jours... On est complètement au-delà des alertes rouges. On a vraiment plus d'eau,” alerte la consultante.
Dans un communiqué du 31 mars, le ministère de l'Agriculture a interdit, jusqu'à fin septembre 2023, l'utilisation d'eau potable dans l'irrigation agricole et des espaces verts, le nettoyage des rues et des espaces publics. La Société Nationale d'Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) en Tunisie a instauré un système limitant la distribution de l’eau pendant la nuit et a annoncé des coupures généralisées dans tout le pays.
Une situation qui rend difficile le travail de nombreux·ses agriculteur·trices alors que la Tunisie subit sa quatrième année de sécheresse consécutive. “Les deux dernières années, on commençait déjà à sentir la sécheresse et la diminution des rendements. Mais il y a eu des pluies en janvier qui ont permis de rattraper la campagne. Cette fois-ci, on n’a rien eu. Donc on peut s'attendre à une crise alimentaire” , se désole Hédil Fraihi.
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Champ de blé jauni à l’Ouest de Tunis. Crédit : Julia Terradot
Un manque de soutien de l’Etat
Depuis plusieurs dizaines d’années, les autorités privilégient en effet une agriculture intensive extrêmement consommatrice d’eau, à base de semences hybrides et n’encouragent pas du tout le recours à la culture de semences autochtones.
Selon la loi de mai 1999 relative aux semences, la Tunisie reconnaît uniquement les graines listées dans un catalogue déterminé par le ministère de l’Agriculture, dont plus de 90% sont des semences hybrides. Cette liste serait élaborée par le gouvernement selon des critères de stabilité de la graine, de sa qualité, et de son origine, mais aussi et “surtout, de rendement,” précise Hédil Fraihi.
Sans interdire l’utilisation de semences autochtones, les autorités exercent “un contrôle indirect” sur cette agriculture, d'après Habib Ayeb.
“Il n'y a pas de police des semences (...) mais si vous utilisez des semences locales, vous n'avez pas le droit aux subventions, aux crédits, aux aides de l'État, à l'assurance. Vous n'avez le droit à rien, vous n'êtes pas protégé”, soupire-t-il.
Les agriculteur·trices désireux·ses du soutien de l’État sont ainsi contraint·es de cultiver des semences hybrides officiellement cataloguées, au détriment des graines paysannes autochtones. “Donc, les investisseurs n'ont aucun intérêt à produire des choses en dehors des catalogues,” continue Habib Ayeb.
Mais la crise économique en Tunisie complique la cultivation des semences hybrides, qui demandent des produits chimiques, et beaucoup d’irrigation, en plus du coût d’achat.
“Quand vous faites des paysans la population la plus pauvre du pays, vous rendez l'agriculture paysanne totalement insuffisante pour la survie quotidienne des gens".
Quand les agriculteur·trices vendent leur blé auprès des silos de l’État, ce dernier est soumis aux critères de qualité et de quantité du blé conventionnel et non pas ceux du blé dur autochtone mahmoudi. Ces critères comme “la forme des graines, la qualité nutritionnelle, la couleur etc.”, valorisent le blé tendre, détaille Hédil Fraihi. Les graines du blé mahmoudi sont plus larges, plus foncées, et produisent moitié moins de rendements. “On peut avoir 145 à 200 kilos par hectare de blé [mahmoudi] contre 400 kilos à l’hectare” pour un blé conventionnel.
Dans cette course au rendement, et vu le manque de soutien de la part de l’Etat, les semences autochtones peinent à retrouver leur place dans les champs tunisiens. Pour être rentable, la Coopérative Lella Kmar préfère vendre ses produits bio à l’étranger, où le marché est preneur. “On a besoin de vivre (...) Le coût de production d'un kilo de couscous, c'est très cher par rapport à la capacité économique des Tunisiens. Donc c'est pour cela qu'on a pensé à faire un peu d'export”, défend Laila Mastouri, la fondatrice du projet.
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Pesée des sacs de semences mahmoudi. Crédit : Julia Terradot
“On ne parle pas d’agriculture, mais d’agrobusiness”
“Le terme d'agrobusiness fait référence au maximum de production, peu importe les écosystèmes,” commente Hédil Fraihi. En achetant des semences hybrides, les agriculteur·trices s’enlisent dans le commerce des traitements chimiques. Les compagnies détentrices des licences de semences fournissent avec leurs produits leur “conseil technique, qui est purement orienté vers l'utilisation de produits chimiques, sans prendre en considération l'état du sol”, dénonce-t-elle, “ils se comportent avec le sol comme si c’était une substance inerte”.
Résultat, les conseils ne sont pas toujours adaptés et les produits peuvent gravement endommager le sol et la récolte.
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La manipulation des produits chimiques n’est pas contrôlée, selon Hédil Fraihi. Certain·es producteur·trices traitent chimiquement leurs plantes issues de semences hybrides malades et “récoltent immédiatement après,” sans attendre la période indiquée par les fabricants du produit chimique, pour éviter des pertes de produits abîmés.
“Il faut arrêter de mettre des étiquettes ‘bio’ sur les produits cultivés sans pesticides. Il faudrait mettre des étiquettes sur les produits ‘chimiques’ et donc cancérigènes,” dénonce Habib Ayeb, faisant référence à un intervenant de son film documentaire.
Pour Habib Ayeb, le problème est politique et économique. Il pointe du doigt la demande de rendement, à laquelle les semences locales tunisiennes ou les anciennes méthodes de production de produits alimentaires ne peuvent pas répondre. “Il y a une religion qui est née avec le capitalisme et l'extension des marchés de la consommation et du productivisme : c'est la religion du rendement”, dénonce-t-il.
Ainsi, même si tous les agriculteur·trices tunisien·nes se mettaient à cultiver des semences paysannes, à la manière de Lella Kmar ou de Saber Zouani, cela ne suffirait pas à résoudre la crise structurelle du secteur agricole en Tunisie. “Je ne suis pas contre les formes hybrides et les semences paysannes ont aussi quelques limites”, nuance ainsi Hédil Fraihi.
“C'est un travail minutieux à faire et la majorité des producteurs et des agriculteurs n'ont pas cette technicité”, analyse Hédil Fraihi. “Il faut commencer par informer les consommateurs et les agriculteurs”, confirme Saber, “Il y a un grand problème de communication sur les semences paysannes à travers le pays. Petit à petit j’aimerai que l'État encourage les agriculteurs à travailler avec (...) C’est un mode de vie”, résume-t-il.