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Un mardi matin, à neuf heures, la cour pavée du collège de Makthar est déserte. Le silence est à peine brisé par les voix des professeur·es qui parviennent à travers les salles de classe. L’une d’entre elles, vide, est spéciale. Derrière les tables d’écolier, sur le mur du fond, des prénoms d’élèves écrits au feutre forment des lettres qui épellent l’expression : “Dites à l’avenir que nous arrivons”. Depuis plusieurs mois, l’établissement bénéficie du soutien d’une organisation particulière : Wallah We Can, une association spécialisée dans l’enfance et les droits de l’enfant.
L’histoire commence en 2012, quand le fondateur, Lotfi Hamadi, entend parler des émeutes qui secouent la région de Siliana, à la limite entre le nord et le centre-ouest tunisien. La police anti-émeute tire à la chevrotine sur les manifestant·es, dont certain·es sont des lycéen·nes. Alors qu’il essaie d’organiser une aide caritative, Lotfi découvre l’internat de la région.
"C’était dans un état lamentable. La mousse des matelas était arrachée car les jeunes filles l’utilisent comme protection hygiénique pendant leur cycle menstruel et les internes avaient droit à seulement une douche par mois, souvent froide”, relate le quarantenaire.
Lotfi fonde l’association la même année et entame un processus de réflexion pour trouver des solutions aux problèmes qu’il constate. Pour le fondateur, “l’enfant est un futur adulte”, dont il faut garantir “la dignité”. Il veut faire de l’école une “entreprise sociale, écologique et solidaire qui instaure un cycle vertueux bénéficiant à tous”.
Tout un système conçu "pour le bien des plus jeunes"
L’internat, rebaptisé informellement “Green School” [ndlr : école écologique] vit en quelques mois de nombreux changements : installation de tableaux électriques conformes aux normes, isolation thermique, mise en place de panneaux photovoltaïques et chauffe-eau solaires sur les toits, nouveaux matelas pour les dortoirs, peinture…
“On a assuré l’eau chaude aux internes. Puis est venue l’autonomie énergétique et la prochaine étape, c’est l’autosuffisance alimentaire” énumère Lotfi.
Pour continuer leur travail de garantie des droits fondamentaux des enfants, les équipes de l’association s’attèlent à la question de l’alimentation. “À la cantine, les élèves ne prennent pas de couverts pour manger. Les pâtes se consomment avec du pain en guise de cuillères”, découvre-t-il.
La cantine du collège de Makthar. Bientôt les repas seront fournis par la ferme Kid’Chen. Crédit : Alice Pesavento.
Cet exemple confirme les conclusions d’un rapport de l’Institut Tunisien des Études Stratégiques sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Tunisie qui indique que “la nourriture n'est pas toujours utilisée de manière optimale et les habitudes alimentaires peuvent entraîner une malnutrition et des maladies. Dans le même temps, les aliments nutritifs sont une condition préalable à la capacité des enfants à apprendre à l'école.”
Pour assurer l’autosuffisance alimentaire et afin de pouvoir proposer des repas sains pour les collégien·nes, Wallah We Can lance l’initiative " Kid'Chen "* : l’association loue à l’État, à une trentaine de kilomètres du collège, un terrain agricole qui s’étend sur huit hectares pour 3200 dinars annuels.
Pour cultiver ce terrain, l’organisation identifie les parents d’élèves sans emploi afin de les former à l’agriculture raisonnée* pendant plusieurs mois. Ils et elles sont actuellement neuf à exploiter les huit hectares de terrain.
Les agriculteur·trices sont unanimes sur les différences que présente leur travail avec l’association par rapport à leurs anciens emplois. Auparavant, tous étaient des travailleur·euses journalier·ères exerçant dans l’informel, sans sécurité sociale ni salaire fixe. À présent, ils et elles bénéficient des avantages et droits garantis par l’emploi formel, notamment les primes, les congés maladie et des revenus fixes.
“Avant je ne savais pas combien j’allais gagner à la journée, maintenant je sais que je rentre chez moi avec 500 dinars par mois”, commente Mohamed, un agriculteur du projet.
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Ils et elles sont également actionnaires à hauteur de 2% dans la société mutuelle de services agricoles créée par Wallah We Can à leur nom. “Si nous proposons des solutions entrepreneuriales, c’est parce qu’elles facilitent l’égalité des chances, sont durables et génèrent du profit sur le long terme et pour plusieurs générations”, affirme le fondateur de l’association.
Les premières parcelles de la ferme Kid’Chen, à une trentaine de kilomètres de Makthar. Crédit : Alice Pesavento.
Un calendrier qui respecte le rythme des cultures
Quelques rangées d’oliviers, un labyrinthe de tuyaux d'irrigation et des pousses sortant de terre. Grâce à ces champs, Kid’Chen sera le premier fournisseur de la cantine du collège d’ici septembre 2023. Sophie Maisonnier, nutritionniste, naturopathe et collaboratrice de Wallah We Can explique que les menus doivent être décidés d’ici juin 2023 maximum. “On doit s’adapter en fonction des récoltes,” prévoit-t-elle.
Sophie, Ameni et d’autres agronomes et nutritionnistes veillent à ce que les plats proposés puissent répondre à tous les besoins nutritifs des collégien·nes. “ On a procédé à une sélection des semences qui nous semblaient intéressantes sur le plan nutritionnel pour les enfants et les adolescents (...). On cherche donc à couvrir leurs besoins en lipides, glucides et protéines végétales, en essayant de limiter au maximum la viande”, commente la nutritionniste.
Elle explique que leur objectif est de limiter les coûts mais également l’empreinte écologique, tout en proposant une nourriture de qualité. Ils et elles ont ainsi instauré un système qui respecte le rythme des cultures. “Nous avons établi un calendrier cultural qui nous sert de base pour tester un maximum de variétés sur le terrain et savoir quelles seront les cultures les plus rentables non seulement pour l’école mais pour l’association aussi”, confirme Ameni.
En effet, l’excédent de production est commercialisé au marché de gros pour autofinancer le projet : “Il faut donner les outils nécessaires pour que les parents, l’école et ses étudiants et plus globalement la région, soient autonomes et responsables”, explique Lotfi.
Boubaker Cheyeb, technicien supérieur en production végétale, et coordinateur des agriculteur·trices formé·es par Wallah We Can, soutient que “Kid’Chen est un projet différent car ici, tous les bénéfices te reviennent”.
“Au début, les gens ne croyaient pas que le projet aurait cette longévité car la région et ses conditions sont dures. Mais au final, avec tout ce qu’on a appris et qu’on continue d’apprendre, on sait que c’est parti pour durer”, se réjouit ce dernier.
Des fanes de fenouil sortent de terre, en février 2023, saison idéale pour cultiver ce légume. Crédit : Alice Pesavento.
Au-delà de la nourriture
Dans le cadre de l’agriculture raisonnée, en plus de n’avoir recours à aucun pesticide, les agriculteur·trices mettent en place un grand nombre de bonnes pratiques qu’Ameni qualifie “d’héritage de l’esprit d’agriculteur”.
Parmi ces techniques, on trouve l’assolement et la rotation*, qui consistent à découper le terrain en plusieurs parcelles, et à alterner différentes cultures entre ces zones. Ainsi, les mêmes variétés ne sont pas replantées aux mêmes endroits. “Chaque type de culture va laisser à la prochaine des nutriments qui vont aider les plantes à pousser et ainsi de suite” explique la jeune femme.
"Ça me rend très fier de me dire que dans quelques mois, mes enfants pourront se nourrir sainement grâce à quelque chose que j’ai produit”, déclare avec enthousiasme Mohamed.
Mohamed, sur les terres de la ferme Kid’Chen. Il y travaille depuis la genèse du projet, il y a un an et demi. Crédit : Alice Pesavento.
Lors des premiers essais de culture, une variété marocaine de poivron a été testée. “Ce poivron a dépassé toutes nos attentes. Une équipe marocaine s’est même déplacée jusqu’à nous pour qu’on leur montre nos résultats” raconte fièrement Boubaker.
En parallèle de ces essais, l’association cherche à entrer en partenariat avec des pépinières locales. “On a trouvé une pépinière à Borj Cedria qui nous a fourni quatre variétés de quinoa pour faire des tests, dont une s’est très bien développée, avec un excellent rendement” ajoute Ameni, qui prévoit que les assiettes des collégien·nes contiendront du quinoa sous peu.
Pour Lotfi, ces changements ne sont pas seulement bénéfiques à l’alimentation des enfants mais ont également un impact sur “leur santé, leur éducation et l’économie du pays”.
S’adapter à la crise climatique
Deux sujets reviennent dans les bouches de toutes les personnes qui se sont engagées auprès de Green School et Kid’Chen : le développement durable et le changement climatique.
Les agriculteur·trices du projet l’ont déjà constaté depuis des années : le manque d’eau est un fléau pour l’agriculture et les projections font craindre le pire pour l’avenir climatique en Tunisie. Pour 2023, l’Institut national de la météorologie (INM) prévoit que le gouvernorat de Siliana ne comptera que 451,84 mm de précipitations. D’ici la fin du siècle, ce chiffre diminuera jusqu’à atteindre 358,49 mm. À l’échelle nationale, cela entraînerait notamment une chute de 40% de la production des céréales.
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“Il faut qu’il pleuve. C’est très difficile de voir les terres s’assécher et le barrage se vider avec les années”, déclare Mongia, agricultrice à Kid’Chen.
“Bien sûr on ne peut pas ignorer le changement climatique. On veut donc trouver des solutions adaptées aux problèmes auxquels nous faisons face, tout en restant dans une agriculture raisonnée”. C’est notamment en raison de cette situation que l’association a développé des cultures sous serre. D’après Ameni, c’est “une des solutions” car “il s’agit d’un milieu contrôlé (...) qui permet de cultiver des produits toute l’année”. Cela rendrait les cultures moins susceptibles aux aléas météorologiques tout en limitant l’impact écologique, notamment en termes de consommation d’eau. Les serres étant des systèmes fermés, en cas d’arrosage, l’évaporation est limitée et l’humidité ambiante est retenue.
Une serre sur la ferme Kid’Chen. La culture sous serre permet entre autres la prévention contre les maladies et ravageurs et la création de conditions climatiques optimales. Crédit : Alice Pesavento.
Malgré des prévisions peu encourageantes, les équipes de Wallah We Can sont convaincues par le projet et veulent l’implémenter dans d’autres régions de la Tunisie. L’internat de Makthar est en effet le “projet pilote” de l’association. D’ici quelques années, Wallah We Can projette d’accompagner trois autres établissements dans leur transition vers le modèle “Green School” à Bizerte, Gabès et Kairouan.
Ces zones ont notamment été choisies en raison de leur diversité bioclimatique, qui permet de développer l’adaptabilité régionale du projet selon Sophie. À Gabès par exemple, Wallah We Can prévoit de bâtir une ferme énergétique, vu l’ensoleillement de la région.
“À Bizerte, on veut se concentrer sur la transformation. Nous y ferons du compostage et de l’apiculture et une grande partie de la ferme sera réservée à la culture des plantes aromatiques afin de les transformer et d’extraire des huiles essentielles par exemple. Grâce à cette transformation, nous gagnerons en valeur ajoutée et cela nous permettra d’investir dans nos autres projets”, détaille Ameni. Pour Sophie, l’objectif est “l’exemplarité” :
“C’est pour cela que Makthar était un projet pilote. En montrant qu’on peut s’adapter et tenir la longueur, cette exemplarité donnera plus de crédibilité à ce type d’entreprise.”
Les deux femmes ne se font cependant pas d’illusions. “Il y aura toujours des usines de production en masse mais nous devons prouver que c’est possible d’agir en tant que citoyen”, continue Sophie.
La décentralisation de la gouvernance, la promotion de la durabilité et l'inclusion démocratique de toutes les parties prenantes dans les processus décisionnels font partie des principes et pratiques de la gestion de tous les Communs. Green School et Kid’Chen sont donc bel et bien des Communs.
"Grâce aux clubs qui sont dans l’école, celui de permaculture notamment, on sème les graines dans les esprits des jeunes. On leur fait comprendre que c’est possible d’effectuer un changement positif. Tout passe par la transmission et le partage des savoirs”, se réjouit le fondateur de l’association.
Pour les collaborateur·ices de Wallah We Can, le projet “revient à des choses plus pragmatiques, qui relèvent du bon sens et qui engagent l’ensemble dans un tout, au lieu de laisser les individus livré·es à eux-même”, résume Sophie.