Un quartier aux allures austères et aux rues désertes, concentrant pourtant le patrimoine de nombreux kleptocrates cités dans les dossiers dits des “biens mal-acquis”: clan Moubarak, Al Assad, Obiang, mais aussi Ben Ali.
Au numéro 44, la fille de l’ancien président Dorsaf Ben Ali et son époux, l’homme d’affaires Slim Chiboub, possèdent un complexe immobilier d’une valeur de plus d’un million d’euros, au travers d’une société civile immobilière (SCI).
Cette société est censée être gelée depuis le 4 février 2011, suite à la chute de Zine El Abidine Ben Ali et de ses proches. Pourtant, à peine quelques mois plus tard, en novembre de la même année, l’administratrice Chadia Clot démissionne de ses fonctions, ce qui rentre en infraction aux mesures de gels alors en cours sur l’ensemble des biens du clan Ben Ali.
Une infraction parmi près d’une trentaine d’autres constatées sur les gels des biens des clans Moubarak et Ben Ali, prononcés au lendemain des révolutions égyptienne et tunisienne, en 2011.
Alors que ces gels sont aujourd’hui largement plébiscités dans le cadre des sanctions prononcées envers la Russie pour l’invasion de l’Ukraine, les difficultés rencontrées dans le passé par l’état Français pour les faire respecter sont pourtant criantes et questionnent l’efficacité de ces mesures.
Une trentaine d’infractions en dix ans
Un parc immobilier évalué entre 25 et 35 millions d’euros à l’achat pour les deux clans, composé d’une dizaine de luxueux appartements situés principalement dans les 8ème et 16ème arrondissements de Paris ; à peu près autant de sociétés civiles immobilières et plusieurs millions d’euros détenus sur divers comptes bancaires.
Voilà ce qui constitue le patrimoine - connu - des Ben Ali et des Moubarak en France. À travers le monde, plusieurs expert·es estiment, au moment des révolutions arabes de 2010-2011, que la fortune de chaque clan s'élèverait respectivement à 175 millions d’euros et 70 milliards de dollars. Alors que les deux régimes s’effondrent sous une pression populaire trop longtemps écrasée par l’autoritarisme, la pauvreté, le clientélisme d'État et la corruption, la révélation du patrimoine de leurs dignitaires interpelle.
Un hôtel particulier appartenant à Nesrine Ben Ali, l’une des filles du président tunisien : plus de 2,5 millions d’euros. Un lot immobilier détenu par sa sœur Dorsaf, dans le 16ème arrondissement : 1,2 million d’euros. Un complexe immobilier partagé entre Heidi El Gammal, belle-fille du président Moubarak, et ses proches: plus de 4 millions d’euros.
La liste des possessions des dignitaires kleptocrates, largement diffusée dans la presse internationale, ne cesse de s’allonger et finit par intéresser les justices des deux nouveaux régimes tunisien et égyptien, mais aussi la France.
C’est la plainte des associations Sherpa et Transparency international France qui permettra l’ouverture d’une information judiciaire française envers les deux clans pour “corruption, abus de biens sociaux, recel d’abus de biens sociaux, blanchiment et détournement d’argent public”.
En soutien à ces procédures, un gel d’avoirs est également ordonné par le Conseil de l’Europe dans le courant de la même année 2011, ce à travers toute l’Union Européenne, y compris la France.
Le gel porte sur plus d’une quarantaine de personnalités égyptiennes et tunisiennes et vise à empêcher toute utilisation, transaction et modification de leurs biens que ce soient des comptes bancaires, des sociétés, des véhicules ou encore des biens immobiliers.
Or, sur une période de 11 ans, il semblerait que ces dispositions aient été contournées à près d’une trentaine de reprises en France. Ces mêmes infractions n’auraient pas été identifiées par les services de Bercy et n’auraient donné lieu à aucune poursuite à ce jour. Contactés, ces derniers ont transféré nos journalistes vers les douanes responsables des infractions aux avoirs mais ceux-ci n’ont pas donné de réponses.
Chaises musicales et gestion immobilière
Ces infractions démontrent la gestion effective de biens par des individus figurant sur l’ordre de gel et leurs proches. C’est le cas par exemple lors de plusieurs cessions de parts de SCI servant à la gestion de biens immobiliers détenus par les deux clans. La majorité de ces cessions interviennent dans les mois suivant les gels en question.
Ces cessions de parts permettent parfois aux vendeurs de biens et autres entremetteurs de se dégager de biens problématiques. En mai 2011, Virginie Bennaceur, femme de François Bennaceur - un marchand de biens et habitué des soirées parisiennes à l’origine de l’acquisition d’un hôtel particulier parisien par Nesrine Ben Ali - quitte la gestion de la SCI Nes détenue par la fille du président tunisien.
En novembre 2011, la femme d’affaires Chadia Clot, proche de la famille royale du Qatar, démissionne de la co-gestion de la SCI de Dorsaf Ben Ali et de son époux, Slim Chiboub. Les autorités belges soupçonnaient ce bien de représenter un “droit d’entrée” payé par l’émir du Qatar aux proches du président Ben Ali, pour la construction d’un port de plaisance en Tunisie.
Ces cessions bénéficient parfois directement aux proches des anciens dirigeants. C’est ainsi que l’ancien ministre de l’industrie Égyptien, Rachid Mohammed Rachid et son épouse ont pu procéder au transfert de la totalité des parts de la “SCI 51 Avenue Montaigne” à leurs filles, en février 2013.
Résultat de l’opération : dans l’éventualité d’une saisie judiciaire des biens du couple, ce sont près de 3,9 millions d’euros de biens immobiliers (deux lots parisiens et un appartement cannois), qui pourraient échapper à la justice française.
Des actes de cessions de parts similaires ont également été déposés par les parents de l’homme d’affaires Sakher El Materi en mars 2011, soit un mois après les sanctions européennes, pour la SCI “Noucha”. Une société civile immobilière enregistrée à Nice, sur la riviera française.
Administration continue d’une société de Marouene Mabrouk malgré le gel
À ces tours de passe-passe immobiliers s’ajoutent encore d'autres, parmi lesquels un changement de siège social, une renomination de société ou encore la mise sous hypothèque d’un bien immobilier, mais aussi l’administration de certaines sociétés censées être gelées.
Peu ou pas d’effet du gel européen, par exemple, sur la société luxembourgeoise Topton International SA, détenue par Marouene Mabrouk. L’homme d'affaires, sur liste de gel européen de 2011 à 2019, a pu continuer à administrer sa société de manière continue, plusieurs années après le gel.
Une infraction flagrante au gel d’avoirs alors en cours, comme le démontrent plusieurs notifications inscrites au registre luxembourgeois des sociétés, révélant de multiples assemblées générales en lien avec la gestion de cette société de 2011 à 2015 ainsi que la démission d’un administrateur.
Suite au dégel des biens de Mohamed Marouane Mabrouk en Europe en 2019, ce dernier dissout la société luxembourgeoise Topton International SA, permettant ainsi d’en transférer directement le patrimoine en son nom propre. En l’absence du maintien du gel français, l’opération est parfaitement légale, malgré l’ouverture d’une enquête judiciaire contre Mabrouk. Le bien n’aura jamais été saisi, comme le révèle l’enquête OpenLux du Monde.
Topton international SA est aussi listée comme gestionnaire d’une autre société civile immobilière qui en constitue la branche française : la SCI ICARUS. Cette dernière est détentrice d’un bien immobilier situé dans le 7ème arrondissement de Paris et plusieurs infractions ont également été constatées. Ainsi, quand Marouane Mabrouk dissout l’organisation Topton, il devient directement propriétaire du bien immobilier en question.
Tunisie-Égypte : l’échec de la restitution des “biens mal-acquis”
Le ministère de l’Economie et des finances, dit Bercy, rappelle que les mesures de gel sont à distinguer des procédures judiciaires encore en cours au Parquet National Financier (PNF) envers les deux clans.
Il est pourtant évident que ces mesures sont liées : si le gel de tel bien immobilier n’est pas respecté, rien n’empêche d’en transférer la propriété à une tierce personne, afin d’échapper à d’éventuelles saisies pénales.
“La réglementation française en la matière, bien que s’étant nettement améliorée ces dernières années, présente de nombreuses failles”, commente Sara Brimbeuf, responsable plaidoyer grande corruption et flux financiers illicites pour Transparency International France.
“Par exemple, les sociétés enregistrées à l’étranger n’étant pas soumises à l’obligation de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs en France. Il suffit qu’une société enregistrée dans un paradis fiscal ou judiciaire intervienne dans le schéma financier pour que l’on perde la trace du bénéficiaire effectif”.
Le PNF rappelle quant à lui que d’autres saisies ont bien eu lieu concernant d’anciens dignitaires égyptiens. Mais interrogé sur l’abandon de certaines d’entre elles, l’autorité judiciaire évoque “un accord de réconciliation” survenu en Égypte :
“Afin de pouvoir saisir à nouveau ces biens dans les procédures d’information judiciaire françaises, il faut démontrer la preuve de l’origine illicite des fonds, ainsi que leur circuit de financement, ce qui se révèle souvent complexe, et suppose une coopération active de l’Etat d’origine”.
Dans un rapport intitulé “Le Recouvrement Raté” , l’association suisse Public Eye s’émeuvait déjà en 2017 de ces “mystérieux accords” de réconciliation, où l’État Égyptien était devenu peu coopératif avec la justice helvétique, préférant un arrangement en coulisse avec les prévenus.
Selon un témoignage de 2018 de l’ONG tunisienne I-Watch, l’État tunisien aussi aurait fait pression auprès de l’UE pour obtenir le dégel des biens de certains individus.
Toujours est-il que près de douze ans après les révolutions arabes, l’espoir d’une restitution des biens mal-acquis égyptiens et tunisiens n’aura jamais été aussi éloignée.
L’UE a quant à elle déjà tourné la page des biens égyptiens, annulant les gels en avril 2022 et considérant que leur “objectif a été mené à bien”.
Un dégel qui pourrait en annoncer un autre ? En France comme dans le reste de l’Europe, 35 Tunisiens proches de l’ancien président Ben Ali font encore l’objet d’un gel d’avoirs - et une instruction est encore ouverte en France envers les proches de l’ancien président.
En sa qualité de partie civile, Transparency International France a quant à elle adressé deux courriers au juge d’instruction en charge des informations judiciaires dans les dossiers Moubarak et Ben Ali, sollicitant plusieurs actes de procédures en octobre 2022 et espérant ainsi relancer le dossier.
Toujours est-il que la France devra tirer les leçons des nombreux dysfonctionnements liés aux gels d’avoirs, à l’heure où le gel des biens de plus de 1300 individus liés à l’invasion Russe de l’Ukraine est supposément en cours aujourd’hui.