Ghassen obtient ensuite un certificat médical de 21 jours. Il ne peut pas se permettre de recruter un avocat et doit suivre sa plainte tout seul. Plusieurs années plus tard, il attend toujours de voir l'avancement de son affaire. “Au poste, on me dit toujours que le juge n’a toujours pas consulté le dossier. Normalement, ils devraient au moins entendre les deux parties. Depuis, il n’y a plus rien. Mes agresseurs circulent en toute liberté”. Entretemps, l'un d’entre eux a monté progressivement les échelons et a rejoint le conseil municipal.
"C'était une agression violente. J’ai eu très peur d’avoir des séquelles qui m'handicaperaient à vie. Il y a des milliers, si ce n’est des millions, de personnes dans mon cas. J'attends toujours qu’on me rende justice”, soutient-il.
Comment se fait-il que la plainte pour l’agression de Ghassen n'ait toujours pas été prise en compte, plus de quatre ans après les faits ? Pour le jeune homme, ce retard est dû au manque d’effectifs de juges : il estime qu’il faudrait augmenter leur nombre. Comme Ghassen, la plupart des professionnel·les interrogé·es associent cette lenteur au manque de ressources humaines. Qu’en est-il réellement ? Pourquoi ce manque d’efficacité ?
Une explosion des plaintes ?
Après une infraction, une plainte est généralement déposée auprès d’un commissariat. La police informe alors le ou la procureur·e et mène une enquête préliminaire, qu’elle lui communique. C’est au ou à la magistrat·e de décider de poursuivre ou non l’affaire. “Aujourd’hui, les procédures prennent beaucoup plus de temps. Avant, le parquet déchargeait l’affaire en un jour. Maintenant, ça prend souvent une semaine”, témoigne Hayet Jazzar, avocate depuis près de 28 ans.
Près de la moitié (40%) des Tunisiens ont rencontré un problème juridique ou plus au cours des quatre dernières années. La plupart de ces problèmes sont liés au gagne-pain et au quotidien des justiciables, selon une étude réalisée par l’Institut de La Haye pour l’innovation du droit (HIIL). Ainsi, près d’un·e plaignant ·e sur cinq a eu des problèmes liés à son emploi. Le second type de plaintes le plus courant, qui touche trois fois plus les personnes aisées, concerne les services publics. Les problèmes fonciers viennent ensuite en troisième position.
Plus de plaintes, plus de dysfonctionnements… Dans sa nouvelle série de podcast, “ Une justice au bord du précipice”, qui paraîtra le 31 octobre, inkyfada a récolté de nombreux témoignages de juges qui dénoncent une situation de plus en plus difficile.
Plusieurs expliquent que le nombre d’affaires restantes - c'est-à-dire le nombre d’affaires non traitées à la fin de l’année judiciaire - ne fait qu’augmenter chaque année. Selon les chiffres de l’INS, de plus en plus de plaintes restent, en effet, sans réponse. Les affaires restantes ont doublé en 7 ans : passant d'environ 700,000 en 2011 à 1,5 million en 2018.
Un manque de juges ?
“Certains juges doivent gérer des centaines de dossiers par semaine. En entrant dans l’audience, je vois souvent des piles et des piles de dossiers, souvent uniquement pour une seule journée”, révèle Oumaima*, jeune avocate qui exerce depuis 2017.
Selon les chiffres obtenus, les juges ont en moyenne plus de 1000 affaires par an, ce qui revient à presque 5 affaires par juge par jour de travail.
Mais cette moyenne ne témoigne pas de la diversité des dossiers. Les affaires reçues ne sont pas toutes de la même complexité. Par exemple, certaines expertises peuvent prendre plusieurs mois, “ voire deux ou trois ans”, selon Oumaima.
“Pour tenter d’équilibrer, on nous a imposé un minimum de 6 à 8 dossiers par mois”, témoigne Sarah*, une juge au tribunal administratif. Cependant, il est à noter que la moyenne mentionnée plus haut concerne tous les ordres juridictionnels: judiciaire, administratif et financier.
Mais dans l’ordre judiciaire, ces différences sont d’autant plus marquées en fonction du degré et des compétences du tribunal. La justice cantonale par exemple, dont les tribunaux sont répartis dans la plupart des villes tunisiennes, gère des affaires du quotidien et a des compétences limitées. Ainsi, toujours selon les chiffres de l’INS, ce sont les tribunaux de première instance (TPI) qui concentrent la grande majorité des plaintes. Près de 9 affaires restantes sur 10 sont ainsi en attente auprès de ces derniers.
Une décentralisation difficile
Le TPI de Tunis, situé à Bab Bnet, est d’autant plus concerné par cette surcharge des plaintes. “Le TPI de Tunis devrait être divisé en trois autres tribunaux, au moins”, argumente l’avocate Hayet Jazzar.
Ce dernier regrouperait en effet la moitié des plaintes de toute la Tunisie, selon une source au sein du tribunal. Un projet de rénovation avait été mis en place, mais les travaux n’ont toujours pas commencé, selon Ahmed Soueb, juge retraité.
Dans un effort de décentralisation, plusieurs tribunaux administratifs et Cour d’appels ont été créés dans les régions du Sud et de l’intérieur du pays. Cet impératif d’envoyer des juges dans des régions marginalisées s’ajoute au manque de ressources humaines dans les grandes villes. À titre d’exemple, le tribunal de Tunis contient plus de juges, selon les professionnel·les interrogé·es, mais le nombre n’est toujours pas suffisant.
Cet effort se heurte également à la surcharge de plaintes dans les tribunaux des grandes villes. Ainsi, la décentralisation des tribunaux administratifs aurait également empiré leur situation, selon Sarah*. “Rapprocher la justice des habitants, ce qu’on appelle la justice de proximité, a augmenté le nombre de plaintes”, explique la magistrate. Après 2011, de nombreux nouveaux contentieux sont également apparus, comme le contentieux électoral par exemple, qui ne pouvait jusqu’à présent être traité que par le tribunal administratif de Tunis. Cette situation pourrait changer avec la nouvelle loi électorale.
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Des procédures archaïques
Les procédures judiciaires et une bureaucratie archaïque seraient en partie responsables de cette lenteur, dont l'absence totale de digitalisation. Ainsi, après qu’un jugement a été rendu, il doit être résumé par le juge, puis saisi sur ordinateur par des secrétaires. “Il y a une pièce où on voit des piles de jugements qui attendent d'être retranscrits. Et donc des mois après qu’un jugement a été rendu, les gens attendent toujours pour pouvoir l'emmener chez le notaire et l’appliquer”, témoigne Amel Chahed, une ancienne avocate.
“Beaucoup de procédures pourraient être digitalisées. [Les avocats] passent souvent toute une journée au tribunal pour dire une phrase ou pour chercher un seul document,” critique Oumaima*.
Créer une plateforme en ligne pour pouvoir accéder aux dossiers et demander des extensions par exemple permettrait d’alléger énormément la charge de travail pour tous les professionnels concernés, selon cette dernière.
“Souvent les juges doivent imprimer leurs jugements à leurs propres frais, par exemple. (...) Ce qui impacte la durée des procès. Avec des moyens primitifs, un procès qui pourrait durer 3 mois reste 3 ans”, témoigne Anas Hmeidi, président de l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT). Ce dernier suggère donc une augmentation des juges et des greffier·ères, ainsi qu’une amélioration de l’infrastructure.
Evolution du personnel de l'appareil judiciaire entre 2011 et 2019
80% des affaires passent en appel
L’importance des recours est aussi mise en avant pour expliquer l’encombrement dans les Cours d’appel et la Cour de cassation, selon un rapport d’Avocats Sans Frontières (ASF) publié en 2014. “Aucun filtre ne permettrait aux cours d’appel et de cassation de rejeter les dossiers”. D’après les chiffres d’ASF, 80% des affaires environ passent en appel.
“Quand je travaillais en cassation, on recevait parfois des affaires débiles, qu’on refusait sur la forme avant même d’examiner le fond”, estime Wassila Kaabi, une juge retraitée membre de l’Observatoire pour l’indépendance de la justice. Elle fait référence aux vices de procédures qui font qu’un dossier n’aurait même pas dû passer en appel.
Mais selon Hayet Jazzar, les pratiques des juges seraient en grande partie responsables de cet encombrement en appel. En effet, ces derniers auraient tendance à mettre des peines de prison trop élevées pour l’infraction commise, tout en poussant l’avocat à faire appel. “Les juges ont cette mentalité d'arrêter et de mettre des peines de prison pour n’importe quelle raison. Faites appel si le jugement ne vous convient pas ! C’est ce qu’ils me répondent tout le temps”, dénonce-t-elle.
Changer les pratiques des juges
Au-delà des moyens financiers, les avocat·es appellent également à changer les pratiques des magistrat·es. “Le prétexte du manque de ressources est relativement vrai. (...) Je compatis avec les juges, mais pourquoi certain·es y arrivent ?”, se questionne Amel.
Au Tribunal administratif, Sarah* et son équipe n’ont plus que quelques anciennes affaires restantes des années précédentes. Pour la jeune magistrate, cet exploit est en partie dû à l’importance des président·es de chambres, qui gèrent la répartition des affaires et imposent le rythme de travail, qui est “ infernal”, témoigne Wassila. “Je passais la plupart de mes soirées à lire les affaires du lendemain”.
La personnalité et la conscience des juges sont également un élément important à prendre en compte pour Amel. “Ces dossiers représentent le sort et l’avenir de familles entières. Donc comment est-ce qu’un juge peut se permettre de commencer l’audience, sans n’avoir lu aucune pièce du dossier ?”, dénonce-t-elle. Cette dernière révèle que cette situation est très commune et qu’elle mène à de graves fautes de jugement.
“Des dossiers sont bâclés, maltraités, et ça ruine des vies. Certains juges font tout pour être équitables, mais ils semblent être une minorité. On ne peut pas prétexter de mauvaises conditions pour complètement se déresponsabiliser”, affirme-t-elle.
D’ailleurs, cette dernière révèle avoir abandonné sa robe d’avocate après une affaire où les juges semblent avoir à peine parcouru le dossier. Il y a quelques années, elle reçoit dans son cabinet une famille modeste, dont le fils de 21 ans a été accusé d’avoir aidé son oncle à voler des animaux de bétail. Quand elle rencontre son client, l’avocate comprend qu’il a été contraint de signer le procès-verbal, admettant sa culpabilité. “La police a fait pression sur lui pour qu’il avoue. Le dossier qu’ils ont monté est complètement vide : pas d’empreintes, pas de témoins oculaires, rien”, explique-t-elle.
Le jeune homme reçoit une peine de dix mois de prison en première instance. Les seuls arguments apportés sont l’accusation de l’oncle, et le procès-verbal signé sous contrainte. Amel fait appel deux fois. La Cour d’appel lui donne raison à deux reprises. Elle casse et renvoie l’affaire à la même chambre une première fois, puis à une autre chambre. Toutes les deux copient mot pour mot le jugement initial. “J’avais passé des heures à rédiger des pourvois [ndlr : contre-arguments], à vérifier la jurisprudence tunisienne et internationale… Les juges n’ont même pas lu le dossier ! Il n’y aucun moyen de contrôle. En attendant, mon client a passé bien plus de dix mois en prison”, déplore Amel.
Une absence de contrôle
Pourtant, les juges sont censé·es examiner les affaires de manière collégiale. Toute négligence ou faute professionnelle devrait donc être vite remarquée par le reste de l’équipe. Mais en pratique, il est difficile d’effectuer un réel contrôle. “Il y a un problème généralisé de contrôle et de responsabilité. Que ce soit pour les juges ou pour les greffier·ères. Ils se couvrent tou·tes les un·es les autres”, témoigne Samar*, une jeune avocate.
D’autre part, les instances censées discipliner les juges, c’est-à-dire le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et l’inspection générale, semblent être très peu efficaces. Hayet Jazzar a porté plainte contre une juge auprès de l’Inspection générale. Plusieurs mois plus tard, sa plainte n’avait toujours pas été examinée et elle a même été empêchée de suivre son avancement.
“Le corporatisme morbide a mené les juges vers le chaos (...) On a été très déçus par l’ancien CSM, qui n’était pas assez vigilant, assez strict. Sa dissolution ne nous a pas attristés. Il faut un CSM qui soit capable d’éloigner les suspicions et de nettoyer en son sein”, affirme l’avocate.
Pour Wassila Kaabi, les pouvoirs politiques sont derrière cette absence d’institutions capables de discipliner les juges.
“Après la révolution, une série de réformes auraient pu être réalisées. Dans les faits, il n’y a jamais eu de volonté politique de réformer la justice et de mettre en place les institutions prévues par la Constitution”, commente-t-elle.
Elle mentionne par exemple qu’une loi devait être votée pour organiser le fonctionnement de l’inspection, qui joue un rôle essentiel dans ce contrôle, car elle examine toute plainte formulée contre un·e juge.
“La justice n’est clairement pas une priorité pour les politiques”
Seul 1% du budget étatique est destiné à la justice, dont la majeure partie sert à payer les salaires. Une infime part est consacrée à l’aménagement et aux travaux dans les tribunaux. “Chaque tribunal doit devenir une entité juridique, avec sa propre administration et son propre budget”, considère un des juges interviewé·es par inkyfada, qui appelle également à recruter des assistant·es pour les juges, pour que ces derniers puissent se concentrer uniquement sur la lecture des dossiers.
Selon Mohammed Nachi, juriste et anthropolgue, “l’Etat s’est désengagé de plusieurs domaines à partir des années 1990s [...] Avec de moindres moyens, il faut donc traiter le plus d’affaires possible”.
De plus, la formation des juges serait également à repenser. “Certain·es juges touchent à tout, ils et elles remplacent leurs collègues, travaillent dans plusieurs matières différentes. Ce n’est pas normal : il faut travailler sur la spécialisation des juges”, confirme Wassila. Les avocates interrogées invitent à inclure une meilleure base sur les droits humains dans cette formation.
Au-delà, les représentant·es des juges ont également une part de responsabilité, pour Hayet Jazzar. Cette dernière considère que c’est à l’Association des Magistrats (AMT) et au Syndicat (SMT) de se mobiliser contre cet encombrement et ces conditions de travail.
Dans leur grève au milieu du Covid19, l’AMT parle de la magistrature comme un métier pénible, revendiquant de meilleures conditions sanitaires et matérielles pour les juges, ainsi qu’une amélioration des infrastructures dans les tribunaux et des réformes structurelles dans le code des magistrats. “La justice n’est clairement pas une priorité pour les politiques”, selon Aicha Ben Belhassen, vice-présidente de l'AMT.
“Je plains les juges mais je ne leur pardonne pas leur grève, qui a eu de graves conséquences sur nous les avocats et sur les justiciables”, assure Oumaima. Elle mentionne notamment les personnes en détention provisoire qui sont arrêtées la veille d’une grève et qui doivent donc rester plusieurs semaines emprisonnées.
“Imaginez le temps que les gens passent en prison alors qu'ils sont peut-être innocents et qu'ils n'ont rien fait”, dénonce Amel. La plupart des plaintes prennent plusieurs années alors qu’elles ne devraient durer plus de deux ans, selon elle. “L’une des composantes de la justice est de la rendre dans un délai raisonnable. Rendre justice à quelqu’un après cinq ou dix ans, après qu’ils aient tout perdu, quel est l'intérêt ? Certains dégâts sont irréversibles."