Enfin, le camion de la STIR (Société tunisienne des industries de raffinage) arrive, apportant avec lui les premières bagarres dans le but d'accaparer quelques litres d’essence. Deux policiers sont présents sur place. Ils tentent de calmer les client·es, qui attendent depuis des heures. Sans succès. “Si j’en trouve pas aujourd’hui, je serai obligée de me déplacer en taxi”, commente la serveuse d’un café présente dans la station-service. Elle a quitté son poste pour quelques minutes pour essayer de se creuser une place parmi les voitures, sans succès.
Quelques jours plus tard, la queue se déplace : à peine le carburant est-il revenu que c’est au tour du pain.
“Tunis est en train de devenir la ville des queues : on attend à la station d’essence, à la boulangerie, au supermarché, à la banque”, s’exclame une cliente venue chercher des baguettes.
Ce mercredi 19 octobre, les boulangeries ont entamé une grève, suivie par 95% des vendeur·ses de pain subventionné, selon les estimations de la Chambre syndicale nationale des propriétaires de boulangeries. Objectif : réclamer le versement des aides étatiques qui se font attendre depuis 14 mois. “Toute matière première a augmenté, les factures ont augmenté, le CNSS aussi. Je n’ai plus d’argent pour rester ouvert”, se désole un boulanger lors du sit-in entamé dans la matinée de mercredi dans les locaux de l’UTICA.
Un accord a finalement été trouvé : l’État s’engage désormais à verser une première tranche de 40 millions de dinars sur les 250 millions cumulés afin de couvrir deux mois de subventions.
Entre crise énergétique internationale et difficulté d’approvisionnement des denrées importés, le manque de carburant et de pain, deux produits subventionnés de première nécessité, témoignent d’une pénurie bien plus grave : celle de finances de l’État.
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La spéculation n’explique pas tout
Des scènes comme celles-ci semblent destinées à devenir la règle en Tunisie, où les pénuries se multiplient depuis le printemps dernier. En l’absence d’éclaircissements officiels, plusieurs théories circulent. Pour Selwa, femme de menage qui travaille dans la capitale, c’est la faute aux “hommes d’affaires qui spéculent sur les produits de première necessité et s’enrichissent avec les augmentations”. Devant une station d’essence du centre-ville, un chauffeur de taxi pointe du doigt “les islamistes qui ont mis à genoux ce pays et attendent que la rage sociale explose".
Si les pratiques spéculatives existent et n’ont rien de nouveau en Tunisie, cette année plusieurs expert·es tirent la sonnette d’alarme : au-delà de la mainmise de l’élite économique oligarchique sur plusieurs secteurs, la crise d’approvisionnement dépendrait également d’un manque de liquidité dans les caisses de l’État qui rend de plus en plus compliquée d’importer, faisant craindre le spectre du défaut de paiement.
“L’équilibre fragile entre les exportations assurant une entrée en devises et des importations de produits de première nécessité, de plus en plus chers sur le marché international, a basculé définitivement cette année”, analyse une source à l’ETAP. Le déficit de la balance commerciale énergétique a en effet doublé en un an, passant de 3129 MDT en août 2021 à 6130 MDT en août 2022. “La spéculation existe, mais on est en train de faire face à un problème structurel”, explique Fadil Aliriza, chercheur spécialiste en questions économiques et fondateur de la plateforme Meshkal. “Le carburant n’est que la dernière victime de la crise du crédit”, affirme-t-il.
Les conséquences du déclassement
Depuis le début de l’année la Tunisie continue en effet sa descente dans les classements établis par les agences internationales de notation financière. En mars 2022, Fitch a abaissé la note de B- à CCC, en invitant le pays à “conclure un accord avec le FMI avant la fin de l’année”. Début octobre, l’agence Moody’s a également annoncé la possibilité d’une nouvelle dégradation pour la Tunisie.
Ces notations négatives ne sont pas sans conséquences pour la Tunisie, classée désormais parmi les pays dans l’incapacité de payer. “Depuis, les traders sont obligés de payer la marchandise à l’avance, mais l’État manque de liquidité”, continue Aliriza. C’est ce qui s’est passé en mars 2022 lorsque les navires chargés de blé sont restés bloqués des semaines dans les ports tunisiens car l’Office national des Céréales était dans l’incapacité d’assurer le paiement des marchandises importées, dont l’État conserve le monopole.
Six mois plus tard, les yeux se tournent vers les navires chargés de… sans-plomb. “Les compagnies présentes sur le territoire qui exportent du brut tunisien sont obligées d’en revendre 20% à la Tunisie avec un prix préférentiel. Entre gaz et pétrole, la Tunisie produit environ 45% de ses besoins. Mais la plupart du sans-plomb utilisé en Tunisie est importé”, confirme à inkyfada une source à l’ETAP.
Alors, le même mécanisme des céréales importées s’applique. C’est la STIR, un monopole public, qui achète du sans-plomb et assure sa distribution, en revendant l’essence aux cinq compagnies qui gèrent les stations d’essence du pays : Agil, Total Energies, Shell, OLA energy (ancienne OilLibya) et StarOil, soit les mêmes grands groupes qui sont en train de profiter de l'augmentation du prix du baril sur le marché international. Entretemps, l’énergie pèse de plus en plus sur le budget de l’État, qui a du mal à s’assurer des marchés après son déclassement ainsi qu’à garantir la stabilité des prix des produits subventionnés, comme le réclament les boulanger·es.
La spirale des aides internationales
“La crise du carburant a commencé au début de l’été”, confirme le gérant d’une station d’essence TotalEnergies à Tunis. “ Avant on nous servait 32 mètres cubes de sans-plomb par jour, depuis juin nous n’en recevons que 6 ou 7 mètres cubes. Nous avons été obligés de passer au rationnement”.
Selon ce connaisseur du secteur, le stock stratégique - le stock de sécurité que chaque pays cumule en cas de problèmes d'approvisionnement - est passé de 90 jours à 60 jours en juin, puis 45.
“Depuis cet été, nous n’avons plus de données de la STIR. Vu la situation actuelle, je crains que notre stock ne dépasse pas une semaine d'approvisionnement".
En l’absence d’un stock stratégique, le risque d’une nouvelle pénurie n’est pas à exclure malgré les propos rassurants de la ministre de l'Énergie et des Mines, Neila Gongi, qui affirme avoir assuré deux importantes livraisons pour le mois d’octobre. Une solution sur le long terme reste à trouver, malgré la signature ce 15 octobre d’un accord technique avec le FMI, clause pour éviter un nouveau déclassement de la Tunisie par les agences internationales de rating.
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“Ce délai a retardé l’octroi d’autres aides bilatérales à la Tunisie”, explique le chercheur Aliriza. Des prêts déjà annoncés sont ainsi restés bloqués à cause de la prolongation des négociations avec le FMI, tels qu’avec l’Arabie Saoudite, l’Union européenne, le Japon et plusieurs banques de développement. La signature de l’accord définitif en décembre permettra à la Tunisie de débloquer 1,9 milliards de dollars en plusieurs tranches et d’autres aides.
Mais en échange, le FMI demande la fin des subventions, autrement dit l’augmentation des prix des biens de première nécessité. En premier lieu : de l’essence et du pain. “En 2022, le prix du carburant a déjà augmenté trois fois entre 3% et 5%. Même si une autre augmentation est prévue d’ici la fin de l’année, nous sommes loin de l’augmentation subie par le prix international”, confirme le gérant de la station d’essence TotalEnergies. Quant aux augmentations du pain, les boulangers mettent en garde : “nous avons servi d'intermédiaire entre l’Etat et le consommateur, nous ne faisons que perdre de l’argent en anticipant l’argent des subventions. Mais si les subventions sautent, c’est toute la Tunisie qui va payer”.