En 2017, Marouan, 32 ans, réalise son rêve. Avec le food truck (camion de nourriture) qu’il vient d’acquérir, il compte lancer son business en Tunisie. Mais tout ne se passe pas comme prévu : ce dernier se heurte à des difficultés et des incohérences administratives qui lui pourrissent la vie. Aujourd’hui, cinq ans après, il n’exerce toujours pas : “j'ai ce projet qui dort à la maison et je suis obligé de travailler en téléperformance [centre d’appel] pour ne pas rester au chômage”, déplore ce dernier.
Du food truck, en passant par le chariot, au simple ou à la simple vendeur·se du fameux casse-croûte “Ayari”, ils et elles sont beaucoup comme Marouan à tenter de vivre de la cuisine de rue. Cette pratique a beau être répandue en Tunisie, l’activité n’est pas reconnue, soumettant les vendeur·ses au bon vouloir des forces de l’ordre.
Samir est vendeur de casse-croûte “Ayari” et d’œufs à la coque, “ça fait 21 ans que je travaille dans le même quartier”, raconte ce dernier. Récemment, il a été arrêté à trois reprises par les forces de l’ordre, “je leur ai expliqué que j’étais là depuis 21 ans ils n'ont pas voulu l'entendre". Ces derniers ont saisi son matériel et lui ont donné une amende de 60 dinars parce qu’il travaillait illégalement : “je connais plein de collègues qui ont demandé une autorisation, ils n’en donnent pas, ils n’en ont jamais donné d’ailleurs”, affirme-t-il. Le vendeur est alors à chaque fois contraint de racheter son matériel, “ça me coûte entre 150 et 200 dinars. J'ai une famille à nourrir, je gagne entre 20 et 30 dinars par jour et c'est pour nourrir mes enfants”
"Les policiers font comme ils veulent, soit ils t'arrêtent à chaque fois, soit ils te laissent tranquille. Ça dépend de leur humeur.”
De son côté, Marouan s’est heurté à des incohérences administratives. La mairie de son secteur l’oblige à déposer une demande, lorsqu’il le fait, la réponse de cette dernière n’est pas claire : “elle n'a pas refusé, elle a laissé le sujet un peu ouvert et elle m'a expliqué qu'elle n'avait pas de loi à laquelle se référer et qu'elle ne pouvait rien faire pour moi”, explique ce dernier. De son côté, le ministère de l’Intérieur lui interdit complètement d’exercer. Le jeune homme a quand même tenté de travailler, “je n’ai même pas tenu une heure et les policiers sont venus m'arrêter".
Un vendeur de sandwich "Ayari" servant un œuf à la coque. Crédit photo : Mathilde Warda
Alors même que les vendeur·ses de nourriture de rue sont réprimés, la demande, elle, ne désemplit pas. "De toute façon, le casse-croûte ayari, le citoyen tunisien va forcément le manger que ce soit chez moi ou chez quelqu'un d'autre”, s’indigne Samir. “Le matin tu ne peux pas manger un casse-croûte à 9 dinars, c'est trop cher. Les gens se disent que c'est mieux d'aller chercher un casse-croûte Ayari à 1 dinar 500 et un œuf à la coque” continue-t-il.
Un cadre légal inexistant
En Tunisie, il n’existe pas de loi reconnaissant la street food, “nous sommes face à un vide juridique” explique Hayfa Soudani, avocate d'affaires. " C'est quelque chose de relativement nouveau en Tunisie. Juridiquement, quand il n'existe pas de loi spéciale concernant un domaine précis, c'est alors la loi générale qui s'applique, dans ce cas précis le code du commerce, la loi de protection du consommateur et les cahiers des charges des mairies", énumère cette dernière.
De son côté, Hedia Amor, sous-directrice du service d’hygiène à la mairie d’Ariana explique qu’il n’existe pas de cahier des charges régulant les conditions sanitaires de la street food. “La mairie d’Ariana ne donne pas d'autorisation dans ce domaine puisqu’il n’existe pas légalement” ajoute cette dernière.
Légalement, seul le statut de commerçant ambulant est reconnu, mais celui-ci doit seulement acheter des produits et les revendre “en l’état” selon l’Arrêté du ministre de l'intérieur et du développement local et du ministre du commerce et de l'artisanat du 9 décembre 2010, régulant l'exercice du commerçant ambulant.
Selon Hayfa Soudani, il faudrait “une loi cadre” qui se situerait “entre le commerce ambulant et la restauration”. D’après l’experte, cela devient urgent "puisqu’il y a de plus en plus de personnes qui veulent investir dans ce domaine, c'est devenu tendance, c'est moins coûteux et c'est rentable". "Une loi doit naître du terrain” ajoute cette dernière.
Un vendeur préparant un sandwich. Crédit photo : Noujoud Rejbi
Hedia Amor est du même avis, "il faut qu'on évolue et que nos lois calquent ce qu'il se passe réellement, ce qu'il y a maintenant". Cette dernière explique que si demain la mairie d’Ariana décide d’octroyer des autorisations aux personnes qui souhaitent investir dans la street food, la direction de la santé n’aura pas d’autre choix que de suivre ce mouvement, “on fera au maximum pour faire notre travail derrière et donc on viendra contrôler” explique cette dernière.
Mais la fonctionnaire estime que son action est limitée, le fait que le food truck ou que la charrette se déplace risque de rendre le suivi difficile. “Si jamais on les autorise, moi je préfère qu'on leur impose un lieu fixe pour qu'on puisse les contrôler sinon on ne pourra pas le faire correctement” confie cette dernière. Selon elle, le service ne saura pas où le ou la vendeur·se se trouve et cela risquerait de compliquer le contrôle.
Une limite que Marouan trouve ridicule, “le concept du food truck c'est qu'il bouge sinon ça n'est pas un food truck” ironise le jeune homme. Ce dernier dénonce une machine administrative illogique et des allers-retours quotidiens entre les différentes institutions : lui souhaite obtenir son autorisation, eux, désemparés face à la situation, ne savent pas quoi faire. “A un moment la mairie m’a accordé un endroit mais m’a demandé de payer l’eau et l’électricité alors même que mon food truck est autonome”. Le jeune homme le fait quand même espérant pouvoir commencer à travailler. “Les policiers sont venus et m’ont interdit de travailler, je leur ai dit que la mairie m'avait autorisé, ils m'ont demandé une preuve écrite. Quand je suis retourné à la mairie et que j'ai demandé cette preuve écrite, elle m’a été refusée” raconte ce dernier.
"Chacun te dit ce qu'il veut, ce ne sont que des paroles rien n'est écrit"
Récemment, la fonctionnaire en charge de la santé lui a expliqué qu'il fallait qu’il installe des toilettes dans son food truck : “j’ai halluciné, ils rendent toute démarche impossible” déplore-t-il. " Comment des fonctionnaires en poste depuis 50 ans pourraient comprendre ce concept ? Il y a un décalage, les jeunes sont en avance par rapport à leur gouvernement”.
Pourtant, certains vendeur·ses ne demandent qu’à être légalisés. C’est le cas d’Ahmed, propriétaire d’un food cart (chariot de nourriture) depuis huit ans qui travaille de nuit, “si demain, ils font une autorisation propre à nous, je la demanderai. C'est quand même mieux d'être légal, d'être autorisé à être là et dans ce cas là, la loi me protégera si j'ai des problèmes” explique ce dernier.
Un vendeur préparant un sandwich "Ayari". Crédit photo : Mathilde Warda
Mehdi Mouelhi, photographe de formation et passionné de nourriture a fondé “l’Association tunisienne du street food” qui devrait voir le jour prochainement. Cette dernière réunit, entre autres, des chefs de cuisine, des médecins et des responsables politiques. Selon le jeune homme, l’objectif à terme est de pousser à l’adoption d’une loi reconnaissant et régulant ce domaine et de donner de l’importance à la street food en Tunisie.
Un vide juridique qui renforce les abus de pouvoir
N’ayant aucun cadre juridique pour les protéger et n’étant pas reconnus légalement, les vendeur·ses de nourriture de rue sont donc soumis au bon vouloir des forces de l’ordre. Selon les témoignages recueillis, certains disent se sentir obligés de ne pas réclamer leur dû lorsqu’un·e agent·e vient pour un sandwich.
Ahmed par exemple dit ne pas être dérangé par les policiers : “ils m’ont dérangé une seule fois au tout début lorsque je me suis installé”. Le vendeur s’est ensuite arrangé avec eux : “ils m'ont laissé rester là à condition que personne ne se plaigne de moi, qu'aucun des voisins ne soit mécontent de moi et que je nettoie l'endroit après mon passage". Depuis Ahmed dit ne plus avoir de problèmes avec les forces l’ordre, il explique également que ces derniers s’appuient sur lui pour sécuriser le quartier, “je l’anime la nuit et je le sécurise par ma présence".
Deux options s’imposent alors aux vendeur·ses : s’engouffrer dans une machine administrative qui ne les reconnaît pas et qui donc ne les autorisera jamais à exercer ou bien “s’arranger” avec les instances locales. Auquel cas, ils ne pourront pas exercer tranquillement. "Si j'avais envie d'acheter les policiers, je l'aurais fait dès le début, je veux quelque chose de légal et d’autorisé pour être tranquille” s’indigne Marouan.
Selon des témoignages de vendeur·ses, certaines mairies détiennent un cahier des charges propre aux food trucks mais “ne veulent pas le communiquer par peur que tout le monde investisse dans ce domaine”. L’absence de loi cadre au niveau national autorise ce genre d’abus et de flou. De plus, toujours selon les témoignages, ce cahier des charges obligerait les food trucks à faire installer trois toilettes et de l’eau chaude : “ça n’a aucun sens” dénonce un d’entre eux.
Les vendeur·ses se trouvent donc pris en étau entre une machine administrative qui les broie ou bien des forces de l’ordre qui les intimident, souhaitant seulement pour certains réaliser un rêve ou pour d’autres faire prospérer leur gagne-pain. "J'avoue que je commence à fatiguer, si ça ne fonctionne pas, je pense que je vais vendre et quitter le pays" se désole Marouan.