“Ce sont ceux avec les suspensions relevées”, témoigne Firas* qui tient un garage en périphérie de la ville. Des Citroën C15 ou autres vieilles camionnettes, dont la particularité est d’avoir l’arrière relevé, “pour supporter de lourdes charges”, explique le garagiste. Certaines d’entre elles sont équipées de réservoirs supplémentaires pour pouvoir ramener du carburant, bien moins cher côté libyen.
Une Citroën C15D dans une rue de Ben Guerdane, avril 2021. Crédit : Nissim Gasteli.
Al-khatt, la route de “la fraude douanière”
Ces véhicules circulent généralement sur la route qui mène de la Libye à Ben Guerdane en passant par Ras Jdir, le poste frontalier situé à une trentaine de kilomètres. Dans la région, cet axe est connu sous le nom de “al-khatt”, littéralement “la ligne”, et ceux qui conduisent ces véhicules disent “travailler sur la ligne”.
“Un millier”, “deux milles”, “cinq milles”... L’estimation du nombre de véhicules qui font l’aller-retour une ou plusieurs fois par jour varie selon les habitant·es interrogé·es. Mais ils et elles sont en tout cas beaucoup à pratiquer cette activité. L’un d’eux réfute par contre le terme de “contrebande” : pour lui il ne s’agit que de commerce.
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“Ils ne sont pas dans la contrebande, en réalité ils sont dans la fraude douanière”, estime Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, interrogé par inkyfada. “C'est une forme de fraude qui passe par les postes officiels : ce n'est pas de la contrebande dans le sens où la contrebande passe complètement en dehors”.
En théorie, toutes les marchandises qui entrent ou sortent du territoire national “sont soumises, selon le cas, à la loi tarifaire sauf dérogations expresses prévues par les traités et conventions commerciaux en vigueur”, d’après le Code des douanes. Lorsqu’une personne franchit la frontière tunisienne, elle doit donc déclarer ce qu’elle transporte et payer des taxes selon le type de marchandise et la quantité.
Dans les faits, il existe des accords entre les commerçants et les douaniers. “Il y a eu même des accords signés pour autoriser les commerçants à avoir un plafond de marchandises” moyennant le paiement d’une taxe fixe, relate Hamza Meddeb. Ils payent donc un forfait et n’ont pas à déclarer leurs marchandises.
“Al-khatt”, la route quatre voies qui s’étend de Ben Guerdane jusqu’à Ras Jdir, le poste frontière, et au-delà, avril 2021. Crédit : Nissim Gasteli.
Un aller-retour à plusieurs milliers de dinars
D’autres voitures se distinguent aussi dans le paysage urbain de Ben Guerdane. De puissants pick-ups Toyota ou Isuzu sillonnent les rues de la ville. Ceux-ci ne s’arrêtent généralement pas aux postes frontaliers lorsqu’ils vont en Libye, mais privilégient la route du désert. Ce sont “parmi les seules voitures capables de rouler dans le désert, traverser les dunes et être efficaces dans les poursuites avec les forces de sécurité”, écrit Hamza Meddeb.
C’est ce type de véhicules qu’Anis* conduisait les nombreuses fois où il a traversé la frontière, de nuit à l’époque où il vivait à Ben Guerdane. “Un aller-retour [en Libye, ndlr] peut rapporter plusieurs milliers de dinars selon la marchandise”, affirme-t-il, sûr de lui.
Le passage se fait dans le désert ou au milieu des sebkhas, généralement de nuit. Pour cela, “pas besoin de permis de conduire, pas besoin d’assurance, ni même de plaques d’immatriculation” car tout se fait dans l’illégalité. En effet, “l'entrée et la sortie de Tunisie ne peuvent s'effectuer que par les points de la frontière déterminés par arrêté du Secrétaire d'État à l'Intérieur”, précise explicitement la législation. Ce paramètre rend l’activité bien plus risquée que le passage par Ras Jdir.
Dans le désert, “personne ne s’enrichit sans finir par le payer de sa vie”, avance Anis.
Dans le pick-up Toyota qui “appartient à une personne qui ne voyage pas forcément“, les conducteurs ne sont pas seuls à faire le voyage. Il y a aussi souvent “un gardien chargé de surveiller, et une troisième personne chargée du chargement et de la marchandise”, explique-t-il.
À la fin, son rôle était de livrer des marchandises dans des grands entrepôts “quelque part dans le gouvernorat de Tataouine”, et les profits étaient partagés entre les différents protagonistes.
Une fresque à l’effigie du pick-up Toyota dans le gouvernorat de Tataouine, avril 2021. Crédit : Nissim Gasteli.
Derrière ce système, toute une économie
Ce commerce est organisé par des groupes locaux tunisiens et libyens. “L’implantation des tribus est très importante”, note Anis. “Ils s'entendent sur leurs besoins et procèdent ensuite aux échanges au niveau de la frontière“, détaille-t-il. “Des couvertures l’hiver, des climatiseurs l’été… La nature des produits varient au gré des saisons et des pénuries”.
“N’importe qui ne peut pas faire de la contrebande. Le marché est fermé, il faut connaître du monde”.
L’économie du commerce informel transfrontalier va du petit commerçant qui passe quotidiennement la frontière, aux gros qui ont une capacité de négociation - aussi bien avec leurs homologues libyens qu’avec les forces de sécurité.
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Mais cela ne s’arrête pas là. Outre le transport, “il y a plusieurs types d'activités informelles dans la région”, détaille Hamza Meddeb, comme “la vente d'essence, les cambistes au bord de la route, les petits commerçants qui vendent les marchandises, etc”.
80% de la population de Ben Guerdane travaillerait dans le secteur informel, selon Hamza Meddeb. Cette statistique lui a été donnée par un haut fonctionnaire de la ville. “Il disait : "vous enlevez les fonctionnaires qui travaillent au poste, vous arrivez avec la très grande majorité de la population dans l'économie informelle"”. Une grande partie de ces activités informelles sont en lien avec la Libye.
Dans la “rue du change” - comme elle est baptisée par les habitant·es de Ben Guerdane, plusieurs dizaines de bureaux de change informels s’étalent. Le 29 mars 2022, on y échangeait 1 dinar tunisien contre 1,61 “jni”, le nom du dinar libyen. Assis dans l’un de ces bureaux, Mohamed attend derrière son comptoir qu’une voiture s’arrête pour venir changer de l’argent.
Les commerçants qui vont en Libye, Mohamed les connaît bien. “On travaille avec eux”, dit-il avec une certaine évidence. “Ils viennent ici, on leur donne des jni, ils nous donnent des dinars tunisiens et ils repartent”. Parfois ils échangent 1000 dinars tunisiens, “d’autres fois plus”. Mais pour chaque transaction, Mohamed ne touche que quelques dinars de bénéfices.
Dans la “rue du change”, les cambistes se succèdent devant un ballet incessant de voitures libyennes, mars 2022. Crédit : Nissim Gasteli.
Ce rôle de change est très important pour les relations économiques et humaines entre la Libye et la Tunisie.
“Ben Guerdane assure la convertibilité des dinars tunisiens et libyens”, estime Hamza Meddeb.
Les deux monnaies n’étant pas des devises, elles ne sont donc pas échangeables sur les marchés internationaux.
Pourtant, les Libyen·nes viennent en masse en Tunisie et représentent le premier contingent d’étranger·es à visiter la Tunisie, avec plus de 520.000 entrées sur l’année 2021, dont la majorité se fait par Ras Jdir, selon l’INS. Sans possibilité de changer leur argent par les voies officielles, les Libyen·nes ont ainsi recours à ces bureaux de change informels.
Plus loin, sur la route de Ras Jdir, s'enchaînent à perte de vue les magasins qui revendent les marchandises importées. Chacun a sa spécialité : électroménager, denrées de base, ustensiles, biens de consommation… “Les marchandises viennent d’Espagne, de France, de Turquie, des Émirats, elles sont importées en Libye puis elles sont rapportées ici”, explique un gérant.
Les climatiseurs sont vendus en masse le long de “al-khatt”, mars 2022. Crédit photo : Nissim Gasteli.
De plus, l’impact économique de ce commerce s’étend bien au-delà de la seule délégation de Ben Guerdane. À Dhehiba, l’autre poste frontalier, la situation est semblable. Plus à l’ouest encore, à environ 70 km de là, dans le centre de Médenine, Ahmed* vend toutes sortes de denrées : fruits secs, fromages industriels... “La plupart viennent de Libye”, explique t-il fièrement.
Son stand est posé à côté du Souk Libya, sur le lit de de l’Oued Smar asséché. Ce marché à ciel ouvert regroupe de nombreuses échoppes qui vendent les produits venant de Libye, livrés depuis Ben Guerdane par des transporteurs.
L’intérieur d’un supermarché entre Ben Guerdane et Ras Jdir, où se vendent de nombreux produits importés via la Libye, mars 2022. Crédit : Nissim Gasteli.
Des échanges historiques
En février 1988, quelques mois après la prise de pouvoir de Ben Ali, la Tunisie et la Libye s’accordent sur l’ouverture de la frontière, Tripoli voyant d’un bon œil le renversement de Bourguiba. “Les autorités libyennes ont accueilli favorablement ce changement de régime”, écrit Hassen Boubakri, professeur à l’Université de Sousse.
Par la suite, la Libye joue un rôle “ d’État-entrepôt”. “Beaucoup de commerçants libyens importaient car c'est zéro droit de douanes en Libye”, explique le chercheur. Les Tunisien·nes s’y mettent aussi par la suite.
“Beaucoup préfèrent transiter par les ports libyens, que ce soit Tripoli ou Misrata où on paie zéro impôt. C'est plus intéressant que de faire livrer à Radès. La situation a changé avec le contexte sécuritaire”.
Du thé d’une marque sri-lankaise, importé par une société basée à Benghazi, mars 2022. Crédit : Nissim Gasteli.
Outre des coûts d’importation bien moindres, Hamza Meddeb souligne la différence de prix de certains produits entre la Tunisie et la Libye. “'Il y a beaucoup de marchandises en Libye qui sont moins chères”.
Le carburant est un exemple très représentatif. Profitant du fait que leur pays est un producteur mondial majeur, les Libyen·nes ont accès à l’essence et au gasoil à moindre coût. À la pompe, le litre d’essence est affiché à 150 millimes de dinar libyen (environ 95 millimes tunisiens) selon une source en Tripolitaine.
De l’autre côté de la frontière, les stations services tunisiennes affichent le litre d’essence à 2,220dt, soit 23 fois plus cher. De nombreuses personnes traversent donc la frontière pour aller chercher du carburant en Libye et le revendre ensuite en Tunisie. Un pompiste d’une station informelle des environs de Ben Guerdane affirme facturer le litre 1,650 dt.
Une station essence informelle, gouvernorat de Médenine, mars 2022. Crédit : Nissim Gasteli.
Une activité instable et dangereuse
Avec la pandémie du Covid-19, les postes frontaliers ont ouvert et fermé au gré des différentes vagues du virus et des mesures sanitaires imposées par les autorités des deux États. Depuis septembre 2021, la frontière est maintenue ouverte permettant la reprise d’un commerce régulier.
“Quand la frontière est fermée, on est au chômage”, confirme tristement Mohamed, le cambiste, “et on ne touche pas le chômage nous”.
“Là ça fait sept mois que la frontière n’a pas fermé, Dieu merci”, se réjouit-il. Même son de cloche du côté d’un des gérants de magasin sur la route de Ras Jdir, “quand la frontière ferme, on n’a pas de travail”.
Pour comprendre la dépendance de la ville sur l’économie transfrontalière, “il faut juste voir l'impact de la fermeture du poste frontière”, analyse Hamza Meddeb. “La ville prend son mal en patience quelques jours, quelques semaines, et après ça commence à bouillonner. Les revenus s'amenuisent, s'amoindrissent”.
De plus, la situation en Libye n’aide en rien. “Avant les gens allaient travailler là-bas, aujourd'hui ils ne peuvent plus à cause de la situation sécuritaire”, explique le chercheur. S’ajoute à cela des réformes politico-économiques : “sur beaucoup de produits il y a de moins en moins de différentiel, à cause de la réforme de la compensation”.
La guerre et ses conséquences pour la Tunisie ont fait passer l’économie régionale dans l’ombre de l’agenda sécuritaire de l’État. En 2013, la Tunisie proclame par arrêté républicain une zone tampon de 30 km le long de la frontière dans laquelle l’entrée est soumise à autorisation. Des digues de sable et une tranchée d’eau sont aussi construites.
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"Toute personne se trouvant à l'intérieur de la zone doit se conformer aux ordres qui lui sont intimés afin de s'arrêter ou de se soumettre à la fouille chaque fois qu'il lui est adressé par les membres des patrouilles qui sont habilitées à utiliser tous les moyens et techniques d'intervention licites afin d'obliger les personnes à s'arrêter ou à se soumettre à la fouille en cas de désobéissance.”, article 7 de l’arrêté républicain n° 2013-230 du 29 août 2013.
L’attaque de l’État islamique sur Ben Guerdane, survenue le 7 mars 2016, a poussé l’État à renforcer ses mesures. En plus d’obstacles physiques, la frontière est désormais dotée d’ un système de surveillance électronique mis en place en coopération avec les États-Unis.
Dans le centre-ville de Ben Guerdane, une fresque remémorant l’attaque du 7 mars 2016, mars 2022. Crédit : Nissim Gasteli.
Depuis la mise en place de ces mesures, plusieurs contrebandiers ont été tués par balles par les forces armées dans la délégation de Ben Guerdane, mais aussi plus au sud à Dhehiba, où se situe l’autre poste frontalier vers la Libye. D’autres sont morts dans des accidents de voiture lors de poursuite.
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Des morts, des blessés, c’est ce que raconte Anis, ému, à travers plusieurs histoires traumatisantes. Au milieu d’un lac salé dans la zone frontalière, un contrebandier aurait perdu ses deux jambes, “sectionnées par le volant de son véhicule”, lors d’un violent accident à la suite d’une course poursuite avec l’armée. “Je préfère manger du pain et des oignons plutôt que de mourir”, commente-t-il aujourd’hui. Il a depuis abandonné cette activité.
Hamza Meddeb, Mohamed et Anis s’accordent tous sur le fait que les échanges par le désert ont nettement diminué. À tel point que, “beaucoup d’entre eux ont choisi de commencer à diversifier leurs activités”, raconte le chercheur de Carnegie. “ Ils investissent dans l'immobilier, au Sahel, à Tunis, au Lac. Certains pensent déjà à l'après, surtout ceux qui ont eu un peu d'argent.”
Mais beaucoup d’autres n’ont pas le choix. Pour le gérant d’un des magasins situés sur “al-khatt”, le constat est sans appel : “sans la frontière, on meurt”.