Comme à son habitude, Mathieu Galtier, correspondant français est venu couvrir les protestations. Alors qu’il filme des policiers qui embarquent des manifestant·es avec son téléphone, un agent de police lui ordonne d’arrêter. Malgré les protestations de Mathieu Galtier qui rétorque qu’il est journaliste, l’agent s’avance et tente de lui arracher son téléphone. Au même moment, un autre agent se met derrière lui, le soulève. Les deux policiers l'entraînent dans un parc près du lieu de la manifestation. “Je criais en arabe que j’étais journaliste, je m'agrippais aux barrières et à tout ce que je pouvais”, raconte le journaliste.
Jeté au sol, plusieurs policiers le rouent de coups de bottes, sur la tête, ses avant-bras et son flanc. Le journaliste se met en position fœtale, les bras sur la tête et son sac à dos à l’avant pour se protéger.
“À ce moment-là, tout est devenu flou. Je ne sais pas combien de temps les coups ont duré”.
Un des policiers l’asperge de gaz lacrymogène dans les yeux, le rue encore de coups et l'abandonne, aveuglé, dans le parc. “ Je suis resté dans la même position et j’ai demandé de l’eau en criant. Quelqu’un m’en a passé sur les yeux. Je me souviens qu’un homme est venu me voir et m’a rassuré en me disant qu’il allait me soigner, il m’a fait monter dans une ambulance et m’a prodigué les premiers soins”, continue Mathieu Galtier. Lorsque le journaliste parvient à ouvrir les yeux, il aperçoit un agent de police en civil qui l’attend, avec à la main, son téléphone et sa carte de presse.
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Il est alors embarqué au commissariat. “Je ne comprenais rien, je ne voyais pas encore très bien et l’agent ne m’attendait pas, il n’en avait rien à faire de moi”. Sur place, son téléphone portable et sa carte de presse lui sont rendu·es. Il est relâché sans qu’aucun motif ne lui ait été donné pour justifier son arrestation. Attendu par des collègues, le journaliste se rend immédiatement chez un médecin pour faire constater ses blessures. Il en sort avec un arrêt de 15 jours.
“J’ai crié plusieurs fois en arabe que j’étais journaliste et j’ai montré ma carte de presse, les policiers savaient qui j’étais", insiste-t-il. Mathieu n’avait jamais été violenté auparavant au cours d’une manifestation en Tunisie : “c’est la première fois que ça arrive”. En sortant du poste de police, le journaliste se rend compte que les policiers lui ont pris la carte mémoire de son téléphone, lui faisant perdre toutes ses photos. Et en ouvrant son sac, il découvre que son carnet de notes a également été confisqué.
25 juillet : un tournant dans les violences contre les journalistes ?
Ghaya Ben M’Barek, journaliste pour le média tunisien Meshkal, témoigne du même genre de pratiques d’intimidation. Cette dernière est également présente en centre-ville de Tunis, le 14 janvier dernier, pour couvrir la manifestation. Alors que des policiers embarquaient plusieurs manifestant·es, Ghaya commence à filmer une femme qui se fait violemment tirer par les policiers. “Ils ont tenté de m’interdire de filmer, j’ai refusé en leur disant qu’ils n’avaient pas le droit, je ne me suis pas laissé faire” raconte cette dernière. “Je me suis dit : ça m’est arrivé une fois, mais pas deux”.
La journaliste raconte que le 1er septembre 2021, alors qu’elle couvre la manifestation organisée par le mouvement “Manech msalmine”, un agent lui interdit l’accès derrière le cordon policier. “Mes collègues étaient sur les marches du théâtre municipal pour prendre en photo les manifestants. Je voulais les rejoindre, le policier m’a poussé et a refusé de me laisser passer même après lui avoir montré ma carte de presse et mon dossard” explique la journaliste.
La tension monte et les policiers se mettent à gazer les manifestant·es pour les disperser, Ghaya filme la scène. Un agent s’approche d’elle, lui demande de partir et la pousse violemment. “ Je me suis envolée super loin et je suis tombée sur une de mes hanches”, raconte cette dernière. “Honnêtement, c’était choquant”.
“En tant que journaliste, au lieu de filmer la manifestation et les agressions que tu constates, tu en viens juste à avoir peur de ce qu'il pourrait t'arriver".
Selon Ghaya, “ il y a une différence” depuis le 25 juillet et la prise de pouvoir de Kaïs Saïed. “Je ne me sens plus à l’aise lorsque je me rend sur le terrain. Quand je sors pour couvrir une manifestation, je sens que je peux possiblement me faire frapper".
Manifestation sur l'avenue Habib Bourguiba, juin 2021. Crédit ; Issa Ziadia
Pour Khaoula Chabah, membre du centre de sécurité du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), les violences policières envers les journalistes pendant les manifestations ont toujours été présentes. Pour y remédier, elle explique que depuis 2017, le syndicat collabore avec le Ministère de l’Intérieur afin de venir en aide aux journalistes violenté·es pendant les protestations. “Le porte-parole du ministère réglait 90% des cas de journalistes violentés ou intimidés qui venaient à nous”, raconte cette dernière.
“Les policiers n’ont aucune raison valable de les arrêter, c’est pour ça que le ministère intervient et que les journalistes sont immédiatement relâchés ou récupèrent directement leur matériel”
Cette coopération entre des membres du SNJT et le ministère de l’Intérieur a continué après le 25 juillet mais sous une forme différente : “le 26 septembre, le nouveau directeur de la police nationale a mis en place une coordination entre certains de nos membres et quatre membres du ministère de l’Intérieur” explique Khaoula Chabah.
Selon la syndicaliste, avant chaque manifestation une réunion a lieu pour “assurer aux journalistes une bonne couverture de l’événement” et les membres de la coordination se déplacent à chaque manifestation. Toujours d’après Khaoula Chabah, lorsque des journalistes sont agressé·es, violenté·es, intimidé·es, les coordinateur·trices peuvent intervenir pour leur venir en aide. Cela a été le cas de Ghaya Ben M’Barek. “ Le 14 janvier, les policiers auraient pu me violenter mais je ne me suis pas laissée faire et la coordination est intervenue. Ils m’ont rassurée en me disant de continuer à faire mon travail comme d’habitude”, raconte la journaliste.
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Pour Khaoula Chabah, les violences policières survenues pendant la manifestation du 14 janvier dernier sont “une exception” depuis le 26 septembre et la mise en place de la nouvelle coordination. Elle ne comprend pas elle-même comment la situation a pu dégénérer ce jour-là. “14 journalistes ont été violentés physiquement par les forces de l’ordre, 2 ont porté plainte” précise-t-elle.
Contacté par inkyfada, le bureau de presse du ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite aux demandes d’interview au sujet de ces violences, réclamant une demande officielle d’accès à l’information.
Al Jazeera dans le viseur des autorités
Les violences physiques et/ou verbales contre les journalistes ne sont pas les seules atteintes constatées à la liberté d’informer. Le 26 juillet 2021, les locaux d’Al Jazeera à Tunis sont pris d’assaut et fermés par les forces de l'ordre sans qu’aucune raison ne soit donnée aux journalistes. "Depuis six mois, la situation n’a pas changé. Nous travaillons depuis les locaux du SNJT et nous n'avons reçu aucune réponse officielle quant à la fermeture de nos locaux. Lorsque le SNJT demande les raisons, la Présidence et le Ministère de l’Intérieur se rejettent la faute” déplore Lotfi Hadji, directeur du bureau d’Al Jazeera à Tunis. “ C’est d’autant plus grave puisqu’il n’y a aucune décision judiciaire à l’encontre de ce média, le gouvernement n’a rien à lui reprocher”, ajoute Khaoula Chabah.
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Les 22 employé·es de la chaîne travaillent donc depuis les bureaux du syndicat ou bien de leur domicile. “Sans le syndicat, je pense que nous n’aurions pas pu continuer à travailler” commente Lotfi Hadji. “Mais ce sont des conditions très difficiles pour nous”, ajoute-t-il, soulignant la difficulté à mener leurs directs.
Mais surtout, la chaîne n’arrive plus à obtenir d’autorisation de filmer. “Depuis 11 ans et l’ouverture de nos locaux à Tunis, nous demandons l’autorisation de filmer auprès du premier ministère et nous l'obtenons à chaque fois automatiquement. Aujourd’hui on nous la refuse” regrette Lotfi Hadji.
“Refuser son autorisation de tournage à une télé, c’est une manière de la paralyser" ajoute ce dernier.
En plus d’être interdits de filmer et de ne plus avoir de locaux, les journalistes d’Al Jazeera disent être sans cesse traqué·es par les forces de l’ordre lors des manifestations. “Pendant les manifestations de cet été, juste après le 25 juillet et en août, les policiers confisquaient le matériel de certains journalistes et contrôlaient pour savoir s' ils filmaient pour Al Jazeera" raconte Khaoula Chabah.
Les journalistes de la chaîne s’organisent alors différemment, ils et elles se tournent vers des banques d’images ou collaborent avec des médias qui acceptent de leur donner leur contenu.
Contacté par inkyfada, l’ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, Khaled Hayouni a expliqué ne plus être à ce poste depuis trois mois et ne pas pouvoir répondre aux questions d’inkyfada. Le bureau presse du ministère confirme ses propos et explique que ce dernier n’a pas été remplacé depuis et invite inkyfada à déposer une demande officielle d’accès à l’information.
L’opacité des officiel·les
Comme inkyfada dans le cadre de cet article, plusieurs journalistes interrogé·es s’accordent pour dire que lorsque les institutions sont contactées, leur réponse est rare ou partielle. “Moi, le ministère de l’Intérieur, j’ai presque lâché” se désole Mathieu Galtier. “ J’essaye mais j’ai déjà ma petite phrase habituelle dans mon article ‘le ministère n’a pas pu être joint’. On en arrive là”.
Autre exemple de l’indisponibilité des informations officielles, les conférences de presse où les journalistes sont prévenu·es à la dernière minute : “j’ai reçu dernièrement une invitation pour une conférence de presse organisée par le ministère des Technologies de la communication et celui de la Jeunesse et du sport sur la consultation populaire. Le mail m’a été envoyé 1h avant le début de l'événement" raconte le journaliste.
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“Je pense qu’il y a un mode de fonctionnement qui promeut l’opacité. On a une blague qu’on se fait entre journalistes sur le numéro que les administrations nous donnent mais sur lequel personne ne répond. On se dit que c’est un téléphone mis au fond d’une cave où il n’y a personne, il est juste branché histoire d’avoir une tonalité”, ironise Mathieu Galtier.
Pour le journaliste, cette pratique ne remonte pas au 25 juillet et est bien établie depuis longtemps. Le seul changement qu’il constate est l’absence d’un “organigramme” au sein des administrations : “ À la Kasbah, par exemple, il y avait une personne chargée de nous répondre, il fallait s’acharner parfois mais quand même. Aujourd’hui, il n’y a plus personne” explique t-il.
Manifestation devant l'Assemblée des représentants du peuple, janvier 2021. Crédit : Nissim Gasteli
D’après le rapport de Reporters Sans frontières, “Journalisme en Tunisie : l’heure de vérité” paru en janvier 2022, “l’absence de relations directes entre l’équipe du palais et les journalistes crée un climat favorisant les rumeurs et la désinformation”.
Pour Khaoula Chabah, depuis son élection au pouvoir en 2019, Kaïs Saied “verrouille” la communication officielle.
“Tout le monde sait que Saied ne croit pas en l’intermédiaire qu'est le média” explique cette dernière. “Cette pratique est une manière de restreindre la liberté des journalistes” .
La syndicaliste prend l’exemple de la conférence de presse qui a été tenue pendant la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune en Tunisie en décembre 2021. Selon elle, trois violations à l’égard de la liberté d’informer ont eu lieu à cette occasion : “il y a eu une politique de ségrégation à l’égard des médias invités en choisissant des types de médias où il n'y a pas de réactions, avec qui tu ne débats pas. Deuxièmement, il y a eu une politique d’exclusion envers les journalistes parce que seul les médias nationaux ont été invités. Enfin, il y a un contrôle en amont de l'événement via le protocole transmis aux journalistes qui leur a interdit de poser des questions à Kaïs Saïed”, énumère-t-elle.
Toujours selon la syndicaliste, en décembre 2021, le gouvernement a mis en place une directive à l’égard des administrations interdisant aux fonctionnaires de s’exprimer auprès des médias. “Donc le fonctionnaire ne peut pas donner d'informations au journaliste, il renvoie forcément vers le porte-parole de l'institution en question. C’est le cas pour la santé par exemple”. Les directions régionales de santé n’auraient ainsi plus le droit de parler directement aux journalistes, “ce qui est grave en pleine crise sanitaire”.
Dans le décret présidentiel n°2021-117 promulgué le 22 septembre 2021, le chef de l’Etat s’octroie le droit “d’édicter les lois qui régissent l'information, la presse et l’édition” d’après le rapport de RSF cité plus haut. Toujours selon ce rapport, “bien que Kaïs Saïed n’ait pas fait, jusqu’à présent, usage de ses pouvoirs c ontre la presse, les craintes pour la liberté de l’information sont réelles”.
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D’après le classement mondial de la liberté de la presse de l’association, la Tunisie se hisse à la 73ème place sur 179 pays. Depuis 2013, le pays a vu son classement se dégrader de 66 points.