Tabou et galères fiscales : à l’ambassade de France, l’impôt est un sujet qui fâche

Ce mois de janvier, l’ambassade de France régularise son système de collecte de l’impôt sur le revenu pour ses salarié·es de droit tunisien, après plusieurs années de galères fiscales pour plusieurs d’entre elles et eux. Une opération qui s’effectue dans la plus grande discrétion.
Par | 27 Janvier 2022 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabeanglais
Octobre 2021. A l’appel des syndicats CFDT et CGT, certains agent·es d’organismes français en Tunisie sont en grève. Ce jeudi 7 octobre, plusieurs slogans - et notamment une reprise de la chanson “Paroles, paroles” - résonnent dans la cour de l’Institut français de Tunisie (IFT). Le mouvement vise à dénoncer “une compensation insuffisante de la baisse des salaires” résultant de la “mise en place du prélèvement de l’impôt à la source à compter de 2022”, d’après le  site du syndicat CFDT - Affaires Étrangères.

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En janvier 2022, l’ambassade de France rejoint en effet l’immense majorité des employeurs tunisiens en mettant en place la retenue à la source pour ses salarié·es dépendant du fisc tunisien. Les personnes concernées sont essentiellement les Agent·es de Droit Local (ADL) recruté·es sur la base du droit du travail national. La mesure concerne également le personnel des structures dépendantes de l’ambassade, comme l’IFT et l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC). Auparavant, l’acquittement de l’impôt sur le revenu était de la responsabilité des salarié·es, sur une base déclarative.

Ce système précédent, qui laissait le paiement de l’impôt sur le revenu à la charge des seul·es agent·es, présentait d’abord l’inconvénient d’être irrégulier en droit tunisien. La retenue à la source est en effet une obligation légale, prévue par l’article 52 du Code de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et de l’impôt sur les sociétés, comme l’explique Beligh Monser, conseiller fiscal agréé. “C’est une responsabilité partagée : l’employeur doit effectuer une retenue à la source, tandis que le salarié, lui, doit déclarer annuellement ses revenus et vérifier auprès de la recette générale des finances que celle-ci couvre bien l’intégralité de son imposition”, détaille-t-il.  

La situation illégale de l’ambassade durait au moins depuis 2008, selon la Direction Générale des Impôts, qui affirme avoir envoyé à cette date “une correspondance de la part de l'administration fiscale [...] au ministère des affaires étrangères pour inciter toutes les ambassades sises en Tunisie à se conformer à la législation fiscale [...], notamment à l'obligation d'effectuer les prélèvements à la source”

L’institution, entre autres chargée de l’application des textes concernant l’imposition et des contrôles fiscaux, assure également que des rappels en 2009 et 2010 ont été communiqués. 

L’ambassade*, de son côté, réfute avoir reçu ces documents. Selon elle, le premier texte sur le sujet daterait de 2010, pour une application à partir de 2014. Quant à l'illégalité de sa situation, elle évoque de manière évasive une “inertie entre la légalité et la pratique pendant un certain laps de temps” à compter de cette période. Une situation censée s’achever ce mois de janvier 2022, grâce à la mise en place du prélèvement à la source dans toutes ses structures dépendantes. 

*Sollicitée par inkyfada pour obtenir sa version des faits, l’ambassade de France a finalement accepté un échange dans ses locaux. Lors de l'entretien, les responsables rencontré·es ont demandé à consulter leurs propos transcrits dans le texte de l’article avant publication. Malgré le fait qu’inkyfada ait répondu à cette exigence, l’ambassade a contesté les citations retenues, sans fournir aucun argument précis prouvant que celles-ci étaient fausses ou imprécises. L’institution a simplement répondu que la discussion avait été un  “échange informel” ayant pour but de “comprendre [notre] démarche et [nous] donner du contexte”, avant de mettre un terme à nos échanges par mail. Une opposition qui va jusqu’à remettre en question ses propres demandes : “Nous n'avons pas demandé à relire des citations dont nous n'avons [...] en aucune manière accepté le principe”, affirme-t-elle ainsi. inkyfada ayant estimé avoir correctement manifesté son intention d’extraire de l’entretien des citations attribuées à l’ambassade, et faute d’alternative, il a été décidé de conserver ces propos,  indispensables à la bonne compréhension du sujet.

Mauvaise surprise lors du passage à la caisse

Avant cette date, ce fonctionnement fiscal inhabituel provoquait régulièrement de mauvaises surprises pour les ADL. Contrairement aux agent·es expatrié·es, qui peuvent choisir de régler leurs impôts auprès du fisc français ou tunisien, les ADL, eux, doivent obligatoirement s’en acquitter auprès de ce dernier. Ils et elles découvraient ainsi parfois plusieurs années après le début de leur contrat des dettes importantes à acquitter auprès de leur recette des finances.  

C’est la situation à laquelle s’est confrontée S**, ancienne employée d’une structure affiliée à l’ambassade. Quelques mois après en avoir rejoint les équipes, la jeune femme commence à se poser des questions sur sa situation fiscale.

“Un jour, je me suis interrogée sur ma couverture sociale et je me suis rendu compte que je ne cotisais à rien”, raconte-t-elle, “et de fil en aiguille je me suis aperçue que je n’avais jamais payé d’impôts”.

Lorsqu’elle fait part de son incompréhension à un cadre des ressources humaines, la réponse qu’elle reçoit l’étonne. “Il m’a dit deux choses : que la plupart des gens ne payaient pas leurs impôts, et que personne ne m’aiderait à le faire, la situation étant en cours de régularisation à l’échelle de la structure”. Après une série de démarches difficiles auprès de la recette des finances, et malgré l’aide individuelle du responsable des ressources humaines, S finit par abandonner, découragée.

Même mésaventure pour U, en contrat local dans une autre de ces structures depuis plusieurs décennies. Quelques années après la signature de son contrat, à l'occasion d’une démarche bancaire, elle tente également de régulariser sa situation vis-à-vis du fisc tunisien, pour se retrouver elle aussi dans une impasse, financière cette fois. “Je n’ai pas pu, c’était exorbitant”, raconte-t-elle, avant de confier “ne pas avoir été encouragée” par sa hiérarchie. En effet, selon elle, le sujet aurait suscité des tensions avec certains responsables. 

“On m’a dit que si je payais, j’allais obliger d’autres personnes à payer aussi.”

Motivée par cette expérience, U s’est investie en octobre dernier dans le mouvement de grève des ADL. Selon elle, le manque d’informations au sein de sa structure sur la question fiscale ne fait aucun doute. “Je ne suis pas une exception, mon contrat ne parlait pas de ça quand je l’ai signé”, assure-t-elle. “Comme je venais de l’administration tunisienne, où c’est automatique, j’ai pensé que ma structure s’en occupait”

Mais tou·tes les agent·es ne s’accordent pas avec ce récit. “J’impute ça à une ignorance de ma part”, explique ainsi J, ancienne salariée de l’IRMC, “initialement, j’étais fonctionnaire de l’ État, donc c’était nouveau pour moi”. Comme ses collègues, elle a connu une tentative de régularisation difficile à la fin de son contrat. Malgré quatre ans d’impôts sur le revenu qu’il a fallu régler après de longues démarches administratives, J se dit intégralement responsable de sa situation. Selon elle, le régime fiscal inhabituel des structures dépendant de l’ambassade serait annoncé dès la signature du contrat. Grâce à des facilités de paiement accordées par le fisc et à l’aide de sa hiérarchie, la chercheuse est parvenue à régler ses arriérés auprès de l’administration tunisienne. “La DRH est habituée, ça fonctionne comme ça depuis des années”, assure J. “De nombreux chercheurs comme moi sont passés par là auparavant”

Ces différents parcours posent tous la même question : pourquoi les structures de l’ambassade ont-elles laissé perdurer pendant plusieurs années une situation illégale, susceptible de mettre en difficulté des salarié·es habitué·es au système de prélèvement à la source ?

“Responsabilités partagées”, risques à sens unique

L’ambassade tient à rester discrète sur cette question, cette situation relevant, d’après ses responsables, d’une “affaire interne”. Le retard dans la mise en place du prélèvement à la source s’expliquerait par un dialogue social difficile avec les syndicats. “Chaque réunion donnait lieu à la remise par les représentants du personnel de documents qui mettaient en question le bien-fondé d'une application par l'ambassade du prélèvement à la source”, explique l’institution. “Imposer cela, contre leur avis, a échaudé nos prédécesseurs”

D’après la représentation diplomatique, certain·es employé·es auraient ainsi éprouvé des réticences à la mise en place de ce mode de prélèvement, qui automatise la collecte de l’impôt sur le revenu et limite les possibilités de le contourner. 

S, qui a pu assister à des échanges entre des cadres et des agent·es, corrobore ce récit. “De manière informelle, une responsable avait dit qu’il allait falloir aborder la question fiscale”, raconte-t-elle. À l’époque, la réponse des employé·es de droit local était, selon elle, catégorique : “hors de question”. “Malgré sa responsabilité, l’employeur a peut-être aussi joué la montre car il savait que ça allait mal se passer avec les agents”, hasarde-t-elle. Contactée par inkyfada pour obtenir sa version des faits, la CFDT-Affaires étrangères, principal syndicat des structures liées à l'ambassade, n'a pas donné suite aux demandes d'interviews.

Quoi qu'il en soit, pour l’ambassade, les responsabilités dans ces mésaventures fiscales sont claires. “Aucun agent ne pouvait ignorer ce qu'il devait au fisc. D'une part, chacun a signé un contrat qui stipulait le mode de paiement de l’impôt, et d'autre part une attestation servant de base à la déclaration est envoyée chaque année”, assure-t-elle. Des documents qu’inkyfada n’a pas été en mesure de se procurer, malgré ses demandes.

Sur le plan juridique, la situation est beaucoup moins nette. En maintenant cette situation, l’ambassade s’est théoriquement exposée à des sanctions financières en tant qu’employeur. “En cas de contrôle fiscal, si la retenue à la source n’a pas été opérée, le salarié devra s’acquitter du trop perçu envers le fisc, et l’employeur d’une pénalité égale à la retenue non effectuée”, explique ainsi Beligh Monser. Mais dans les faits, une source proche de la DGI nuance cette répartition des risques. “Si l’ambassade n’opère pas la retenue à la source, elle prend le risque d’une amende”, explique-t-il.

“Mais on n’a pas intérêt à le faire contre des ambassades, si on doit poursuivre, on le fera plutôt contre le contribuable." 

Si dans les structures liées à la France, ces péripéties fiscales semblent closes, cela pourrait ne pas être le cas partout. Selon des sources proches de l’ambassade, d’autres représentations étrangères auraient disposé de la même mauvaise organisation de l’impôt sur le revenu, plaçant la charge de son acquittement directement sur les employé·es. Parfois jusqu’à très récemment. “Nous, on en est sorti, mais pour les autres, je crois que certains ne le sont pas encore complètement”

Par mail, l’ambassade de Suisse confirme ainsi avoir introduit le prélèvement à la source en 2016 seulement, “sur demande du gouvernement tunisien”. “Avant cette date, le paiement des impôts était de la responsabilité de chaque collaborateur·trice", ajoute-t-elle. Une situation qui semble très proche de celle ayant cours à l’ambassade de France avant ce mois de janvier. Par téléphone, une agente de l’ambassade de Suisse confirme cette information, ajoutant qu’avant, “[les agents de l’ambassade] n’étaient pas imposables” . Des propos contradictoires avec les informations données par la DGI.

De son côté, l’ambassade de Suède explique que “le prélèvement à la source des employés locaux a été mis en place à l’occasion de l’ouverture de l’ambassade de Suède à Tunis, en 2016”. Les autres représentations diplomatiques contactées par inkyfada n’ont pas donné suite aux demandes d’interviews. “Certaines régularisations datent d’il y a 10 ans, d’autres de 15 ans…et d’autres de l'année dernière”, explique une source proche de l’administration fiscale tunisienne. “Toutes sont amenées vers ce même système de prélèvement à la source”

Les dessous d’une discrète sortie de crise

Une lente transition, donc, à l’échelle du monde diplomatique, que l’ambassade de France cherche pourtant à effectuer dans la discrétion. “Ce qui se passe à l'intérieur de l'ambassade n'intéresse pas le monde extérieur”, assure-t-elle. “Tout cela est réglé. Ce long processus se termine de la meilleure des manières : par un consensus.” Affaire classée pour l’ambassade, donc, qui après avoir rencontré inkyfada, a fait savoir qu’elle n’avait “jamais  souhaité communiquer à ce sujet, ni directement ni indirectement”

Pourtant, ce consensus, discuté à l’issue de la grève lors d’une réunion entre les représentant·es du personnel et l’ambassadeur, le 15 octobre 2021, n’est pas sans conséquence pour le budget de la représentation diplomatique française. La mise en place du prélèvement à la source, à compter de ce mois, s’accompagnera de plusieurs mesures, dont l’ambassade, citée par la CFDT-Affaires étrangères, résume ainsi l’objectif : “préserver au mieux les revenus des agents de droit local”, conformément aux revendications de la grève d’octobre dernier.

Côté dépenses, 85% des agent·es concerné·es verront leur salaire net revu à la hausse, avec en ligne de mire “l’atténuation ou [la] neutralisation de l’impact du prélèvement à la source”, toujours selon le site de ce syndicat. En somme, l’ambassade se propose de financer au moins en partie l’imposition sur le revenu de ses salarié·es. Une opération à “plus de 400.000 euros”, selon des sources proches du dossier. Côté économies, une réduction des effectifs de sept postes au sein de l’Institut Français de Tunisie est évoquée par le site de la CFDT-MAE, alors même que l’IFT compte bientôt élargir son antenne de Sousse.

“Pour pouvoir régler les impôts de tout le monde, ils doivent resserrer les budgets salaires”, commente ainsi une autre source proche de cadres de l’ambassade.

Bien qu’elle affirme n’avoir “rien à cacher”, l’ambassade ne semble pas très à l’aise avec cette régularisation à l’amiable. Disant craindre  “les effets potentiels” de ce sujet sur “les plus fragiles”, elle a tenu à prévenir inkyfada de ses réserves vis-à-vis de la réalisation de cet article. La retenue des structures dépendantes de la mission diplomatique française va jusqu’à dissuader les salarié·es concerné·es de s’exprimer sur le sujet. “Ébruiter la grève en expliquant que c’est à cause de la mise en place du prélèvement à la source, ce n’est pas leur intérêt”, affirme ainsi une responsable de l’ambassade. “J'ai essayé de leur faire comprendre, mais le coup était parti”

De fait, pas facile de parler fiscalité avec les agent·es des structures rattachées à l’ambassade de France.  À l’IFT, à l’IRMC, comme à l’ambassade à proprement parler, les travailleur·ses montrent un certain malaise à s’exprimer sur le sujet. “Je n’ai pas de besoin particulier de m’exprimer là dessus, ça ne m’intéresse plus”, esquive ainsi le directeur d’une Alliance Française, ancien agent de l’Institut Français.

Approchée par inkyfada, une ancienne salariée de l’IRMC refuse aussi de s’exprimer sur le sujet, tout en affirmant que pour elle, “les histoires avec les impôts se sont bien passées”. S, qui collabore encore occasionnellement avec certaines structures rattachées à l’ambassade, s’inquiète elle de pouvoir être identifiée. “On n'est pas surveillés, mais à mon avis si on sait que quelqu’un a raconté quelque chose, il pourrait être remercié rapidement.”

Une attitude pressante de la hiérarchie, déjà ressentie par le passé sur d’autres thématiques touchant aux conditions de travail, selon certain·es agent·es. “À une époque, un post Facebook était sorti sur les heures effectuées par un gardien de l’IRMC”, affirme une source qui ne souhaite pas être citée. “Une responsable a averti les personnels de cette structure que ceux s’exprimant auprès de la presse risquaient d’être licenciés.” Des consignes reçues, selon cette même source, de l’ambassade elle-même, qui dément formellement ces témoignages.