Ces achats ont commencé dès 2003, selon les documents fuités auxquels le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) a eu accès dans le cadre des Pandora Papers. Ils ont continué jusqu’en 2017. À la même période, alors que le roi dépensait des millions de dollars, la Jordanie, très dépendante de l’aide internationale, était traversée par plusieurs vagues de protestations sociales importantes, notamment à partir de 2011.
Sur le même sujet
Au cours des dix dernières années, les Jordanien·nes ont régulièrement manifesté contre le chômage, la baisse du pouvoir d’achat, l’austérité et la corruption. Ces mouvements ont souvent été réprimés par la police et les services de sécurité du royaume. À la fin de l’année 2019, des policiers ont ainsi dispersé les manifestations et emprisonné plusieurs critiques du régime et des dirigeant·es du pays.
Quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 touche gravement le pays, notamment à cause du confinement et de la fermeture des frontières. Pour répondre aux conséquences de la crise sanitaire sur les finances de l’État, les autorités jordaniennes annoncent en juin 2020 un renforcement de la lutte contre celles et ceux qui dissimulent leurs richesses et promettent d’endiguer les flux de capitaux sortants du pays, estimés à 800 millions de dollars par an.
Le 13 juillet 2020, le Premier ministre jordanien Omar al-Razzaz assure qu’il compte intensifier la répression contre l'évasion fiscale, ajoutant que celle-ci a privé l'économie du pays, à court d'argent, de milliards de dollars de revenus ces dernières années.
Le but de cette campagne est de rendre justice et personne n'est au-dessus de la loi, déclaraient des officiel·les jordanien·nes, cité·es par Reuters. Les documents fuités et obtenus par ICIJ montrent que le roi Abdallah II , à la tête du pays depuis plus de 20 ans, est le premier concerné avec ses 14 résidences de luxe au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Un piéton passe devant un bâtiment où se trouve une propriété appartenant au roi Abdullah II à Georgetown, à Washington, D.C. Image : Salwan Georges/The Washington Post
106 millions de dollars
Ces maisons comprennent une demeure à Ascot, l'une des villes les plus chères d'Angleterre, des appartements de plusieurs millions de dollars dans le centre de Londres et trois appartements de luxe dans un complexe à Washington D.C., avec une vue panoramique sur le fleuve Potomac.
Sont également incluses trois maisons en bord de mer en cours de reconstruction à Point Dume, une enclave huppée près de Los Angeles. L'une d'elles, un manoir comprenant sept chambres, sur une falaise surplombant l'océan Pacifique, a été achetée en 2014 par l'intermédiaire de l'une des sociétés-écrans du roi, Nabisco Holdings, pour 33,5 millions de dollars.
Les moments choisis pour effectuer ces achats, s'ils avaient été rendus publics, auraient probablement suscité de vives critiques de la part de nombreux Jordanien·nes et des chefs tribaux qui contribuent à maintenir Abdallah II au pouvoir, selon des expert·es joint·es par ICIJ. La plupart des transactions immobilières américaines et britanniques - dont six d'entre elles pour plus de 5 millions de dollars - ont eu lieu depuis 2011, après les manifestations qui ont constitué la première menace sérieuse pour la monarchie jordanienne depuis des générations.
En 2012, l'année où le roi achète l'une de ses propriétés haut de gamme à Washington, des milliers de personnes envahissent les rues des villes et villages de Jordanie pour protester contre la suppression d'une subvention sur le carburant.
Les manifestant·es dirigent leur colère contre le roi Abdallah lui-même et scandent dans les rues : "Abdallah fils de Hussein, où est passé l'argent du peuple ? Il y a ceux qui volent des millions et le reste qui mange du pain".
Source : données issues des Pandora Papers, HM Land Registry et les registres de propriété étatsunien
"La Jordanie n'a pas autant d'argent que d'autres monarchies du Moyen-Orient, comme l'Arabie saoudite", déclare Dr. Annelle Sheline à ICIJ. Experte en religion et politique du Moyen-Orient et chargée de recherche à l'Institut Quincy de Washington, D.C., elle affirme également que "si le monarque jordanien devait afficher sa richesse plus publiquement, cela ne contrarierait pas seulement son peuple, mais aussi les donateurs occidentaux." Abdallah II, régulièrement moqué par les Jordanien·nes en raison de son accent anglais lorsqu'il parle l’arabe, n’a peu de droit à l’erreur, selon des expert·es interrogé·es par ICIJ.
Dépourvue de ressources pétrolières et pauvre en eau, le royaume dépend de l'aide étrangère pour subvenir aux besoins de sa propre population et pour héberger et soigner des millions de réfugié·es. Rien qu’en 2020, les États-Unis ont donné à la Jordanie plus de 1,5 milliard de dollars en aide et en financement militaire et l'Union européenne a accepté de fournir au royaume plus de 218 millions de dollars pour atténuer le choc de la pandémie du Covid-19.
Le roi Abdullah II de Jordanie assiste à une cérémonie officielle à Amman, en Jordanie. Image : Jordan Pix/ Getty Images
Cette année, la police jordanienne a arrêté 16 personnes, dont un membre de la famille royale, dans le cadre d'un supposé complot visant à évincer Abdallah. Le prince Hamzah, demi-frère cadet du roi, a été temporairement placé en résidence surveillée pour son rôle présumé dans la tentative de coup d'État. Dans une vidéo publiée après une visite des services de renseignement du pays, Hamzah a nié faire partie d'un quelconque complot.
"Je ne suis pas la personne responsable de l'effondrement de la gouvernance, de la corruption et de l'incompétence qui prévalent dans notre structure gouvernementale depuis 15 à 20 ans et qui s'aggravent d'année en année", a déclaré le prince Hamzah. "Le système dirigeant a décidé que ses intérêts personnels, ses intérêts financiers, sa corruption sont plus importants que la vie, la dignité et l'avenir des 10 millions de personnes qui vivent ici."
Dans ce contexte de suspicion et de renforcement sécuritaire, les avocat·es britanniques du roi ont déclaré qu'Abdallah avait des raisons légitimes de sécurité et de confidentialité pour détenir des biens dans des sociétés offshore. Ils et elles maintiennent que cela n’a rien à voir avec l'évasion fiscale ou tout autre objectif inapproprié. Le roi n'a jamais fait mauvais usage des fonds publics ou de l'aide étrangère, sa richesse provient de sources personnelles, assurent ses avocat·es.
Ils et elles ajoutent que la plupart des sociétés offshore n'existent plus ou ne sont pas liées au roi et que certaines des propriétés identifiées par ICIJ ne lui appartiennent pas. Les avocat·es ont refusé d'expliquer ce que le roi considère comme inexact en raison de prétendus problèmes de confidentialité et de sécurité pour lui et sa famille.
Les conseiller·ères du roi
Les conseiller·ères du roi n'ont pas ménagé leurs efforts pour dissimuler ces avoirs immobiliers, montrent ainsi les documents. Des comptables et des avocat·es en Suisse et dans les îles Vierges britanniques ont créé des sociétés fictives au nom du roi et ont concocté des plans pour protéger son nom des registres publics et même des registres confidentiels du gouvernement.
Sur deux documents, les administrateur·rices de sociétés des îles Vierges britanniques du cabinet Alcogal, ont coché des cases pour déclarer qu'aucune personne liée à l'une des sociétés du roi n'était impliquée en politique - alors même que ce dernier a le pouvoir de nommer les gouvernements, de dissoudre le Parlement et d'approuver les lois.
Contacté·es par ICIJ, les avoca·tes nient toute irrégularité dans la possession de maisons par le biais de sociétés offshore. Ils et elles ajoutent que Abdallah II n'est pas tenu de payer des impôts en vertu de la loi jordanienne.
L'une des conseiller·ères du roi dans le monde offshore s’appelle Victoria Loraine, une avocate britannique vivant sur les rives du lac Léman, qui possède une société suisse de gestion de patrimoine. Nommée Sansa Suisse SA. En 1995, elle aide Abdallah II à créer l'une de ses premières sociétés-écrans, Guinevere Enterprises Ltd dans les îles Vierges britanniques. Les archives ne précisent pas quelle était son utilité.
Victoria Loraine est épaulée par son partenaire commercial, Andrews Evans, un comptable britannique. Ce dernier a passé plus de vingt ans dans la succursale du géant de la comptabilité PwC aux Émirats arabes unis, selon son profil LinkedIn. Il a ensuite lancé deux sociétés de gestion de patrimoine en Suisse, Khalij Fiduciaire SA et FidiGere SA. Loraine et Evans étaient respectivement présidente et secrétaire de Khalij Fiduciaire SA, selon les registres des sociétés suisses.
Par le biais de ses sociétés, Evans est l'un des principaux gestionnaires de fortune du roi et le gardien des registres, selon la correspondance entre lui et Alcogal.
Les documents fuités n'énumèrent pas les propriétés individuelles du roi mais il est possible de trouver leur emplacement, leurs détails et leur valeur en faisant correspondre les noms des sociétés écrans aux registres publics de propriété. Les journalistes de ICIJ et du Washington Post ont identifié 12 sociétés du roi comme propriétaires de biens immobiliers, dont un condominium de 6,5 millions de dollars dans le quartier chic de Georgetown à Washington, acheté en 2012 par Zayer Ltd. En 2016, le fils du roi, le prince héritier Hussein, a obtenu un diplôme en histoire internationale à l'université de Georgetown, à 10 minutes à pied des appartements de luxe.
Les documents ne révèlent pas l'objet exact ou les actifs des autres sociétés-écrans détenues par le roi. Certaines sont décrites comme possédant des investissements aux États-Unis et en Europe, sans plus de précision.
Propriétés appartenant au roi Abdallah II à Malibu, en Californie. Image : Salwan Georges/The Washington Post
Deux des trois manoirs du roi à Malibu vont subir d'importants travaux, selon les registres d'urbanisme de Californie. L'une sera démolie et reconstruite en deux fois plus grande. L'autre, située sur un terrain à côté d'une plage d'État, aura bientôt une nouvelle piscine, une pergola en acier et un imposant barbecue extérieur.
Approchées par des journalistes du Washington Post, les maisons semblaient vides. Dans l’une d’elles, l’un des ouvriers du chantier a déclaré “construire un garage pour le propriétaire”.
"Vous-savez-qui"
Le bureau d'Alcogal s'est chargé des affaires du roi au Panama et dans les îles Vierges britanniques dès 2007, selon les archives. Ce cabinet, réputé pour les montages de structures financières, fait partie des 14 institutions épinglées par les Pandora Papers.
Regroupant plus de 50 îles, cet archipel des Caraïbes, territoire ultramarin du Royaume-Uni, est connu pour être un paradis fiscal, c'est-à-dire un pays où la taxation est faible voire inexistante et où l’opacité règne. La création et l'administration de centaines de milliers de sociétés fictives pour les étranger·ères mobilisent des groupes d'avocat·es, de comptables et autres. Des lois strictes sur la protection de la vie privée et un engagement en faveur de l'industrie offshore attirent non seulement des célébrités et des politicien·nes, mais aussi des criminel·les.
Depuis les années 1990, le bureau d'Alcogal aux îles Vierges britanniques aide des clients à créer et à exploiter des sociétés-écrans, selon l'analyse des dossiers du cabinet d'avocat·e par ICIJ. Fondé par le fils d'un ambassadeur panaméen aux États-Unis et d'autres avocat·es, Alcogal est devenu l'un des principaux fournisseurs de services juridiques et offshore pour les multinationales et les élites mondiales de tous bords.
C’est d’ailleurs Alcogal qui a réalisé l’enregistrement de la société de Mohsen Marzouk, pour le compte de SFM Corporate Services, un cabinet similaire, basé quant à lui à Dubaï. Eagle One Investments Holdings Limited a été incorporé le 16 décembre 2014 à Road Town, dans les îles Vierges britanniques.
Sur le même sujet
Les employé·es d'Alcogal et Evans, le conseiller d'Abdallah, usent d’une grande discrétion lorsque le roi est mentionné. Ils et elles le désignent comme un "bénéficiaire final" vivant en Jordanie. Evans préfère parler de "vous savez qui".
La législation des îles Vierges britanniques et de nombreuses autres juridictions, y compris les États-Unis, exigent que les sociétés de services professionnels comme Alcogal identifient la possibilité de blanchiment d'argent et d'autres violations par leurs client·es. Les politicien·nes et les représentant·es du gouvernement sont considéré·es comme "politiquement exposé·es" et comme particulièrement susceptibles de corruption et de crimes connexes. La législation des îles Vierges britanniques prévoit des amendes pouvant aller jusqu'à 75.000 dollars pour chaque manquement à l'identification ou à la divulgation de tels risques.
Pourtant, en février 2017, Alcogal a coché "NON" à côté d'une question sur un document interne d'évaluation des risques qui demandait si une personne liée à l'une des sociétés du roi était une personne politiquement exposée, en d'autres termes, un·e politicien·ne ou un·e proche. Le même document indiquait le nom complet du roi, sa date de naissance et son lieu de résidence, le vaste palais Raghadan d'Amman.
Evans s'est donné beaucoup de mal pour s'assurer que la propriété du roi sur les sociétés-écrans reste secrète. Dans un projet d'accord commercial avec Alcogal daté de 2016, la société FidiGere, dirigée par Evans, s’inquiète de savoir, où et à qui le nom du souverain et ses activités offshore risquent d’être divulgué·es, selon un examen des changements suivis et des commentaires sur le document.
Tel qu'il a été rédigé par Alcogal, l'accord exige que la société offshore partage les informations sur l’identité du bénéficiaire réel avec les autorités des îles Vierges britanniques au cas où des pays étrangers demanderaient ces informations dans le cadre d'enquêtes criminelles. "Pourriez-vous définir qui est désigné par les ‘autorités’ ?”, interroge Evans.
Evans exige ensuite qu'Alcogal protège davantage ses "client·es exceptionnellement sensibles" et modifie l’accord. Il réclame à Alcogal de stocker les informations reçues sur ces client·es uniquement sur papier, afin de les rendre moins vulnérables aux fuites de données ou à l'erreur humaine. Le cabinet doit également n'y donner accès "que sur la base du besoin de savoir". Les documents divulgués ne disent pas si Alcogal acceptent les modifications
"Actuellement, nous n'avons qu'un seul client qui entre dans cette catégorie [de clients exceptionnellement sensibles]”, écrit Evans dans le document préliminaire de 2016. S'il ne nomme pas directement le roi ou ses entreprises, d'autres documents envoyés à peu près à la même époque mentionnent Abdallah.
Evans est aussi particulièrement inquiet de ce qui pourrait advenir du passeport du roi mais accepte tout de même de fournir à Alcogal une copie électronique. Il demande cependant à la firme d’y restreindre l'accès et de le sécuriser avec un mot de passe. Alcogal s'exécute.
Une fois les problèmes de traitement des documents résolus, Alcogal et Evans sont confrontés à une question épineuse : doivent-ils déclarer aux autorités des îles Vierges britanniques que le propriétaire des sociétés est le roi de Jordanie ?
Les îles Vierges britanniques ont renforcé les exigences de divulgation à la suite des révélations fracassantes sur le secret offshore, et notamment l'enquête de ICIJ sur les Panama Papers en 2016.
En vertu des nouvelles lois, les entreprises qui aident leurs clients à créer des sociétés aux îles Vierges britanniques doivent fournir aux autorités les noms des propriétaires réels - appelés "bénéficiaires effectifs ultimes". Ces informations sont enregistrées dans un registre gouvernemental confidentiel des îles Vierges britanniques. En vertu de la loi des BVI, Alcogal doit enregistrer ces informations même pour les sociétés qui sont ensuite transférées dans d'autres paradis fiscaux comme le Panama, à l’instar d’un certain nombre de sociétés du roi.
Selon les documents divulgués, M. Evans a demandé par courrier électronique à Alcogal d'inscrire sur le registre confidentiel l'une des sociétés - Khalij Fiduciaire ou FidiGere - à la place du roi.
Le responsable de la conformité d'Alcogal aux îles Vierges britanniques a estimé qu'il était possible d'inscrire l'une des sociétés d'Evans comme bénéficiaire effectif des entreprises fictives du roi, selon un courriel de 2017. Mais le responsable de la conformité a également déclaré que cela est contraire à l'esprit de la nouvelle loi, qui vise à soigner la réputation de l'île.
La loi exige par ailleurs qu'Alcogal fournisse des informations sur la propriété "sans délai", écrit le responsable de la conformité, et l'inscription de Khalij ou de FidiGere "ne facilite pas la partie "sans délai" de la loi.
Hakim Creque, un avocat du cabinet d'avocat·es Martin Kenney & Co. aux îles Vierges britanniques, a déclaré à l'ICIJ qu'un souverain agissant à titre personnel "devrait être déclaré comme le bénéficiaire effectif".
Les dossiers d'Alcogal n'enregistrent pas la décision finale. Dans une réponse à ICIJ, Alcogal a refusé de commenter les cas individuels, mais a déclaré qu'elle enregistrait avec précision les propriétaires de sociétés des BVI conformément à la loi applicable. L'entreprise a déclaré qu'elle effectuait des vérifications approfondies des antécédents de toutes les personnes ayant des liens politiques. Les lois sur les devoirs de diligence ont changé au fil du temps dans les pays où Alcogal opère, a-t-elle ajouté.
Evans a déclaré à ICIJ, au média suisse Tamedia, et à la Canadian Broadcasting Corporation qu'il était à la retraite et ne travaillait plus pour le roi. Il n'a pas souhaité répondre aux questions. Les avocat·es du roi ont déclaré à ICIJ que des professionnel·les gèrent les sociétés du roi pour assurer le respect des obligations juridiques et financières.
En 2018, après l'échange d'e-mails, Abdallah faisait encore face à des manifestations contre l’imposition qui avaient saisi le pays, où le salaire annuel médian est de 7620 dollars. Le roi a rassuré le public en leur disant qu'il comprenait leur souffrance socio-économique. "Les institutions de l'État doivent adopter une méthode d'action fondée sur la transparence et la responsabilité", avait-t-il déclaré.
En réponse aux publications sur les propriétés du roi, la Cour royale jordanienne dénonce des “inexactitudes” et des faits déformés et exagérés dans une déclaration datée du 4 octobre 2021. “Ces propriétés ne sont pas rendues publiques pour des raisons de sécurité et de respect de la vie privée, et non pour des raisons de secret ou pour tenter de les cacher”, ajoute la Cour.