Face à la polémique, Khaled Marzouki est finalement limogé quelques jours plus tard. Mais il n’est que la partie émergée de l’iceberg : de nombreux autres accusés sont toujours libres et les procès piétinent.
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Mimoun Khadraoui en sait quelque chose. Depuis octobre 2018 et l’ouverture du procès de son frère, tué pendant les événements de la Kasbah 2 à Tunis, il ne rate aucune audience. "Il y a eu cinq audiences et à chaque fois il ne se passe rien, l'audience est reportée puisque les accusés ne se présentent pas. Il n'y a rien de nouveau”, déplore Mimoun Khadhraoui.
"Ce n'est pas normal que trois ans après un transfert, on n’obtienne pas de jugement. C'est un quasi déni de justice, dans d'autres dossiers pénaux ça ne dépasse pas un an pour obtenir un jugement", dénonce de son côté Elyes Ben Sedrine, ancien sous-directeur chargé de l’investigation au sein de l’Instance de Vérité et Dignité (IVD).
En tout, 12 affaires concernant les martyr·es et blessé·es de la Révolution sont aux mains de la Justice. Ces dossiers font partie des 200 affaires de violation grave des droits humains et de corruption financière - ayant eu lieu entre 1953 et 2013 - compilées par l’IVD tout au long de son mandat. En 2018, cette dernière transfère ces dossiers vers des chambres spécialisées en justice transitionnelle qui siègent dans plusieurs tribunaux du pays.
Chargées de juger les bourreaux et de rendre justice aux victimes de la répression de l’ancien régime, ces chambres sont aujourd’hui paralysées. À ce jour, aucune n’a rendu de jugement. L’attente commence à devenir longue pour les victimes et leurs proches.
Des accusés aux abonnés absents
À chaque audience, une même scène se répète : les victimes et leurs proches assistent aux procès tandis que les sièges des présumés coupables, eux, restent vides. Les procès sont systématiquement reportés et aucun jugement par contumace (condamnation d’une personne sans que celle-ci ne soit présente) n’a été émis. "Juger par contumace dans un procès de justice transitionnelle, ça n’aurait aucun intérêt parce que le but est de révéler la vérité et de préserver la mémoire au cours de ces procès”, estime Elyes Ben Sedrine. “Il faut que le bourreau soit là, qu'il s'excuse auprès des victimes, qu'il révèle la vérité pour qu'on puisse tourner cette page des violations commises et qu'on aille vers cette réconciliation qui tarde à venir", ajoute ce dernier.
Dans un premier temps, les tribunaux où siègent les chambres spécialisées convoquent les accusés. Si ces derniers ne viennent pas, ceux-ci émettent des mandats d’amener. La police judiciaire est alors chargée d'interpeller les accusés pour les conduire immédiatement au procès.
Mais les juges constatent très vite que les officier·es de police n’exécutent pas ces mandats. Ces derniers se justifient en évoquant une méconnaissance des adresses des accusés alors que “beaucoup d’entre eux sont pourtant d’anciens cadres de l’appareil sécuritaire et sont aisément localisables” et “certains ont même été à plusieurs reprises aperçus par les victimes”, détaille un rapport de plusieurs associations de la société civile sur le bilan des chambres spécialisées. “Dans une affaire classique, un mandat d'amener est émis le matin, l'après-midi le prévenu est arrêté”, dénonce Elyes Ben Sedrine.
Toujours selon Elyes Ben Sedrine, il existe deux types d’accusés dans le dossier des martyr·es et blessé·es de la Révolution. D’une part, les acteurs directs, autrement dit les policiers qui étaient sur le terrain au moment des faits. Et d’autre part, les hauts responsables du ministère de l’Intérieur qui pilotaient les actions via la cellule de crise. Les seconds continuent d’opérer au sein du ministère ou dans d’autres postes à responsabilité. Khaled Marzouki en est un exemple criant. Pour Elyes Ben Sedrine, le ministère de l’Intérieur est “complice” de cette impunité.
“Un tel absentéisme et l’incapacité de l’appareil judiciaire à faire appliquer la loi résulte en grande partie de la proximité statutaire entre les accusés et ceux qui sont censés garantir leur présence aux procès”, dénonce le rapport précédemment cité. Les auteur·trices ajoutent que "la relation entre les officiers de police judiciaire et les accusés semble être marquée par un profond corporatisme et une certaine communauté d’allégeance”.
Un corporatisme qu’Elyes Ben Sedrine déplore également. “Les syndicats de police ont appelé à boycotter les chambres spécialisées et ont demandé à leurs subordonnés de ne pas se présenter et de ne pas exécuter les mandats d'amener", explique-t-il.
inkyfada a contacté à plusieurs reprises le ministère de l'Intérieur via son porte-parole et son bureau de presse sans obtenir de réponse. Youssef Bouzakher, président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) affirme, de son côté, que la police judiciaire est bien sous les ordres du ministère de l’Intérieur puisqu’il n’existe pas de police sous les ordres du ministère de la justice en Tunisie.
Un turn-over constant des juges
Mais l’absence des accusés à la barre n’est pas le seul obstacle à la bonne tenue de ces procès. La promotion fréquente des juges des chambres spécialisées ralentit aussi le processus. Très récemment, le président de la chambre spécialisée du tribunal de Tunis a été muté alors qu’il se charge d’examiner un peu plus de 60% des affaires transmises par l’IVD. Selon le rapport cité plus haut, “les chambres spécialisées ont déjà connu à quatre reprises le renouvellement d’une partie de leurs juges par le CSM”.
En juillet 2020, 29 des 91 juges des chambres spécialisées ont été mutés - “soit un tiers d’entre eux”.
“À chaque fois qu'un juge part, ça crée un retard”, dénonce Elyes Ben Sedrine puisque le ou la nouvel·le arrivant·e doit réexaminer les dossiers, se familiariser avec et surtout assister à une formation sur la justice transitionnelle avant d’exercer. "On a demandé au CSM de ne plus muter les juges qui sont dans les chambres spécialisées parce qu'ils ont commencé à instruire les dossiers et ils les maîtrisent”, ajoute ce dernier.
Un constat partagé par le président de l’Association tunisienne des magistrat·es, Anas Hmaidi, qui ne comprend pas ce turn-over constant des juges. Il estime qu’en agissant de cette sorte, le CSM ne “préserve pas l’importance de la justice transitionnelle”.
Il ajoute que celui-ci est aussi “complice” de l’immobilisme des procès puisque “le changement de la composition des chambres spécialisées empêche leur bonne tenue et perpétue l’impunité des accusés”.
De son côté, Youssef Bouzakher, le président du CSM se défend : “on ne peut pas refuser aux juges d’être promus, c’est leur droit” et rejette la faute sur le gouvernement et le Parlement qui “n’ont rien mis en place pour préserver à la fois la bonne tenue des procès et le droit des juges à être promus”.
À cela s’ajoute la menace vécue par certain·es juges, “ils se retrouvent avec des prévenus et hauts responsables encore en fonction maintenant. Il faut les encourager parce qu’ils font un travail énorme et qui est à risque”, dénonce Elyes Ben Sedrine. Il donne l’exemple d’une juge de la chambre spécialisée du tribunal de Bizerte qui a été menacée par des agents du poste de police de la même ville. Depuis, elle a démissionné.
Des chambres spécialisées qui se révèlent dysfonctionnelles
Avant qu’ils ne soient confiés à l’IVD, les dossiers des martyr·es et blessé·es de la Révolution étaient entre les mains de la justice militaire. Leur transmission à l’IVD a eu lieu à la suite d’un scandale. Le 12 avril 2014, la Cour d’appel d’appel militaire de Tunis rend son verdict dans trois grandes affaires, celles du Grand Tunis, de Thala et Kasserine, et de Sfax. Devant une audience estomaquée, le juge décide de requalifier les faits et d’alléger les peines, prononcées en première instance, à l’égard des hauts responsables ayant ordonné la torture ou le meurtre de manifestant·es. Plusieurs sont ainsi acquittés et d’autres qui étaient déjà emprisonnés sont relâchés, à la suite de l’allégement de leur peine.
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En réaction, des familles de martyr·es et des blessé·es racontent avoir organisé un sit-in devant l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), dénonçant l’impunité de leurs bourreaux. " On a manifesté pendant deux mois, d’avril à juin 2014” se rappelle Mimoun Khadhraoui, très investi. "C'est un tribunal militaire, ce sont des militaires et des policiers. Donc ils se sont protégés”, dénonce de son côté Elyes Ben Sedrine.
D’après lui, le tribunal a allégé les peines des hauts responsables considérant que les policiers ont agi seuls sans que leurs supérieurs hiérarchiques ne soient au courant.
“Or, les PV de la cellule de crise du ministère de l’Intérieur prouvent le contraire. Ils étaient tous au fait de la situation”. Il prend comme exemple la répression des manifestant·es de Thala et de Kasserine qui a eu lieu au même moment selon lui. Il en conclut donc que l’attaque a bien été "orchestrée et organisée” et qu’elle n’était pas “un cas isolé”.
Face à la pression et au mécontentement des manifestant·es, les député·es finissent par adopter une loi qui confie ces dossiers à l’IVD remettant ainsi les compteurs à zéro. " C’est la loi 17 de 2014 qui a qualifié les faits subis par les martyrs et blessés de la Révolution comme une violation grave des droits humains. Elle charge l'IVD de refaire l'investigation et de renvoyer les dossiers vers les chambres spécialisées, c'est comme ça que ces dossiers sont retombés chez nous" détaille Elyes.
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Le tribunal militaire refusant de coopérer, l’IVD parvient tout de même à récupérer les dossiers des victimes. “Ce dernier a refusé de nous les envoyer malgré la trentaine de correspondances que nous lui avons fait parvenir. Nous avons dû nous les procurer via un canal informel, les avocats et les victimes”, dénonce Elyes.
S'ensuit alors un travail d’investigation et de récolte des témoignages jusqu’au transfert de l’ensemble des dossiers vers les chambres spécialisées fin 2018.
L’élan d’espoir qui a eu lieu en 2014 lorsque les affaires ont été reprises par l’instance est aujourd’hui remis en question. Certaines chambres spécialisées ont récemment décidé de passer à l’étape supérieure : la mise sous séquestre des biens des prévenus. “Les juges se disent que s'ils touchent à l’argent des accusés, ceux-ci n'auraient pas d'autre choix que de se présenter”, explique Elyes Ben Sedrine. Pour l’instant, seulement deux tribunaux ont pris cette mesure, celui de Tunis et de Nabeul. Et elle risque de prendre un peu de temps pour se mettre en place puisqu’elle nécessite “une investigation pour lister les biens des accusés”, détaille Elyes Ben Sedrine. Mais ce dernier reste “optimiste” et espère que cette mesure pourra changer le cours des choses.