Ce n’est qu’ensuite que des informations qui la concernent plus directement intéressent la police : "la dame Hervé est devenue musulmane, depuis environ une année, elle fait sa prière tous les jours comme le sieur Sélim dit Jules Hérault*, qui à son tour, s’est fait musulman", "ils passent pour de fervents musulmans".
Mais ce n’est pas seulement le fait de se convertir à l’islam qui rend le couple suspect, c’est également leur proximité avec le mouvement “Jeunes Tunisiens”, premier groupe réformiste du début du 20 e siècle :
"Il parait que Sélim dit Jules Hérault s’intéresse beaucoup à la politique et presque tous les jours discute les nouvelles avec ses amis indigènes.”
"Il est souvent coiffé d’un fez, il imite les Jeunes Tunisiens*, qu’il fréquente, ils se réunissent chez lui très souvent. On peut citer : Sadok Ben Laroussi Zmerli, Hassouna Ben Bachir, Ali Abdulwahab, qui vont souvent avec lui voir les dernières nouvelles affichées."
Quant à Marie Hervé, elle prend également part aux réunions : "La dame Hervé voit souvent Sadok Ben Laroussi Zmerli". Même en étant suspecte, Marie Hervé est traitée dans les dossiers avec une forme de considération, sans doute en raison de sa nationalité française. Les formules “dame Hervé” ou “Mme Hervé” témoignent du privilège que n’ont pas les suspectes tunisiennes.
Archives nationales de Tunisie
Une femme de lettres voyageuse
Marie Hervé, la cinquantaine, 1m68, "cheveux noirs grisonnants", "corpulence forte", "yeux marrons", "visage ovale" et "teint naturel" (l’adjectif “naturel” renvoie à la blanchité de la suspecte, perçue comme une norme) est originaire de France et serait arrivée en Tunisie en 1910. Mais comme l'indique le rapport de janvier 1916, elle était déjà familière avec le pays. Elle serait arrivée à Tunis trente ans auparavant (dans les années 1880) depuis Paris "où elle se disait femme de lettres".
Le rapport indique qu’une fois à Tunis, elle serait devenue "fille galante" (signifiant à l’époque “femme aux moeurs légères”) et qu’elle aurait été "entretenue" pendant quelques années par un M. Attia, président de la Chambre du commerce italienne. Ensuite, elle aurait quitté Tunis en 1890 pour s’installer au Maroc. Elle y aurait vécu "avec des indigènes très aisés, ce qui lui a permis de connaître à fond les us et coutumes des musulmans."
"Elle connaît tout l’Orient et a de nombreuses relations à Constantinople et en Perse. C’est à Naples qu’elle a fait la connaissance du sieur Huraut Francesco*, avec lequel elle est revenue à Tunis en 1910."
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Dès son retour à Tunis, Marie Hervé se met à écrire pour le journal français La Dépêche tunisienne* et signe ses articles Xin. Étant une femme, la seule rubrique qui lui est proposée est la "chronique féminine" alors même que ses articles évoquent la vie "indigène".
"À la façon dont ses articles étaient rédigés, il était facile de se rendre compte que leur auteur connaissait les moeurs et coutumes arabes", note un rapport.
En 1912, Marie Hervé arrête sa collaboration avec le journal et "vit sans travailler avec son amant Huraut, qui a des moyens d’existence et peut l’entretenir." La police semble ainsi croire que pour que Marie Hervé veuille avoir une activité rémunérée, cela ne peut être que par manque d’argent.
Des liens qui perdurent avec les nationalistes
Malgré sa vie d’autrice et ses liens avec des mouvements nationalistes, ce qui intéresse la police est avant tout la vertu de Marie Hervé. Le rapport se termine d’ailleurs sur une conclusion presque candide : "Actuellement, la dame Hervé vit tranquillement avec son amant et ne se fait plus remarquer, ni au point de vue conduite, ni au point de vue moralité". Sa vie de couple rangée avec un homme lui garantit ainsi une forme de respect et d'anonymat.
Ce n’est que dix mois plus tard, en octobre 1916, qu’un télégramme envoyé par elle est intercepté par le service des renseignements. Elle y annonce la mort de son compagnon aux fils de celui-ci.
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Elle leur précise que "sa dernière volonté fût d’être enterré au cimetière musulman" et leur demande s’ils l’y autorisent. Une note de surveillance évoque le fait que Marie Hervé "fait actuellement des démarches auprès de certains indigènes, pour les prier d’assister aux obsèques musulmanes".
"[Le] corps qui repose actuellement au dépositoire de Bab el Khadhra, serait inhumé au cimetière du Djellaz, sur la demande de Mme Hervé."
Quoique les activités politiques de Marie Hervé aient été associées dans les rapports à celles de son compagnon, elle continue au-delà de la disparition de Hurault à nourrir une vie politique qui lui est propre. C’est ce que montre une note de renseignement rédigée deux ans plus tard, en mars 1918 : " Des réunions ont lieu, fréquemment, chez la dame Hervé […], se disant femme de lettres, maîtresse de feu Huraut Francesco […] où les assistants trouveraient de nombreux journaux à lire."
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Marie Hervé est constamment décrédibilisée dans les rapports qui insinuent qu’elle n’est pas vraiment “une femme de lettres” et qui ne cessent de rappeler sa vie sexuelle au détriment de sa vie intellectuelle. Il paraît ainsi inconcevable aux yeux des autorités de lui accorder le statut dont elle se prévaut. Le regard de la police la fait ainsi rentrer dans des cases préétablies et place son histoire intime au devant de la scène.
Dépolitisée, elle serait ainsi devenue musulmane en suivant son compagnon converti. Elle ne s’intéresserait aux Jeunes Tunisiens que parce qu’elle évolue dans les cercles fréquentés par celui-ci. Ainsi, malgré le privilège dû à sa nationalité française (nommée “ Mme Hervé”, surveillée car trop proche des Jeunes Tunisiens sans pour autant être inquiétée), Marie Hervé n'échappe pas à une infériorisation due à son genre.