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C’est dans ce petit théâtre, sous une chaleur étouffante, que les professionnel·les de santé rejouent le même spectacle depuis des semaines. Au fond de la salle, un groupe d'infirmières préparent les seringues. À leur gauche, les pharmacien·nes surveillent la chaîne du froid des vaccins et gèrent le stock de doses, seringues, cotons, alcool. Les médecins vérifient l’état de santé des patient·es, et surveillent les effets secondaires dans le quart d’heure qui suit la vaccination, tandis qu’un deuxième groupe d’infirmières, munies de leur seringues, vaccinent les dernier·es arrivant·es.
La médecin contrôle les antécédents médicaux et les éventuelles contre-indications avant la vaccination.
En début d’année, les autorités annonçaient un objectif de 3 millions de vacciné·es pour le 30 juin 2021. Au 10 juin, seules 354.000 personnes ont reçu les deux doses de vaccin. Comment expliquer ce retard ?
Des centres de vaccination saturés
Dans les grands centres comme celui de Radès ou la Maison de la culture de l’Ariana, environ 1000 personnes sont vaccinées chaque jour. "On ne peut pas faire plus avec les moyens matériels et humains disponibles”, explique Seif, pharmacien réquisitionné à Radès.
Au-delà de la capacité maximale d’accueil qui varie entre les centres, c’est le manque de personnel qui limite le nombre de vacciné·es. “Franchement, je vous dis, on est débordés”, avoue Feriel Ferchiou, directrice du centre de l’Ariana. Entre les premiers rendez-vous à 8h30 et les derniers programmés à 16h30, le personnel de santé n’a pas une minute à lui.
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En plus des rôles attribués à chacun·e, il faut gérer les incidents : faire patienter les nombreux·ses patient·es s’étant présenté·es plus tôt que leur rendez-vous, régler une panne internet ou un bug e-vax, rassurer les inquiet·es… Tout cela, pour une équipe d’à peine une vingtaine de personnes.
“On ne pourra pas tenir longtemps”, déplore Seif. Ce pharmacien spécialiste a vu son quotidien transformé depuis le début de la campagne de vaccination. En plus des deux ou trois jours par semaine au centre, il continue son travail à l’Hôpital des Grands brûlés de Ben Arous, tout en assurant un rôle d’encadrement et de formation des internes.
Un rythme effréné qui cause stress, fatigue mentale et physique, et n’est rétribué par aucune prime. Une pharmacienne, épuisée elle aussi par la vaccination, dénonce l’absence de congés de récupération pour les pharmacien·nes du corps hospitalo-sanitaire, qui ne leur permet de se reposer que deux jours par mois. Avec les chaleurs à venir, les conditions de travail risquent de devenir plus pénibles encore.
Un patient avant l'injection.
Désireux·ses de contribuer à l’effort collectif, les agent·es de vaccination essaient de tenir le coup. “Même si les conditions ne sont pas au top, le personnel est vraiment très motivé. On a le sentiment qu’on est en train de donner quelque chose au pays, aux citoyens”, explique la directrice du centre de l’Ariana.
Alors que 70 centres de vaccination ont ouvert sur les 300 annoncés, le personnel de santé est formel : dans ces conditions, impossible de vacciner davantage. Selon Inès Ayadi, conseillère communication du ministre de la santé, d’ici juillet, le gouvernement devrait annoncer l’extension des lieux de vaccination aux pharmacies et aux centres de santé de base. Elle affirme également que les campagnes mobiles, ciblant des publics spécifiques (enseignant·e·s, personnes âgées, détenue·s) sont en progression, mais le nombre exact d’actions de ce type menées jusqu’ici reste opaque.
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AstraZeneca, le vaccin dont les Tunisien·nes ne veulent pas
Il y a cependant des moments où les centres de vaccination ne tournent pas à plein régime : les jours où AstraZeneca est administré, le nombre de vacciné·es chute drastiquement. À titre d’exemple, selon les données du directeur du centre, seules 340 personnes ont été vaccinées à la Maison des jeunes de Radès le 31 mai, jour d’AstraZeneca, contre 1013 le 2 juin, où Pfizer était administré. Feriel Ferchiou fait le même constat dans son centre :
“On avait autant de rendez-vous, 1200 à peu près, et il y avait le tiers qui se faisait vacciner, voire moins. Les gens n’ont pas vraiment accepté ce vaccin.”
En cause : la suspension et les restrictions autour d’AstraZeneca dans de nombreux pays, par crainte d’effets secondaires dangereux, qui a semé le doute dans l’esprit de certain·es. “J’avoue que j’étais réticent par rapport à AstraZeneca, on entendait toutes sortes de choses à son sujet”, confesse un retraité de soixante ans, qui n’a eu par contre aucun problème à accepter Pfizer.
Même si la plupart des pays ont repris l’utilisation du vaccin britannique, de nombreuses personnes continuent d’annuler ou de reporter leur rendez-vous lorsqu’elles découvrent que c’est le vaccin du jour. D’après la conseillère du ministre de la santé, ce refus de la population a entraîné le gâchis de 190 doses, arrivées à leur date de péremption le 31 mai.
Des pertes sont également enregistrées pour Pfizer. Ce vaccin a la spécificité de ne se conserver que six heures une fois ouvert. Or, chaque flacon contenant six doses ou sept doses, il arrive que deux ou trois doses par centre soient perdues en fin de journée, lorsque moins de six personnes se présentent pour le dernier flacon.
Les centres essaient de minimiser les pertes tant bien que mal : “Pour les derniers rendez-vous, on n’ouvre le flacon que si on a cinq patients qui arrivent. Ensuite, s’il reste par exemple deux doses, on contacte les gens qui doivent se faire vacciner à domicile. Sinon on demande aux gens de revenir le lendemain. En général ils sont très compréhensifs, ils comprennent que ça nous coûte de l’argent”, explique la directrice du centre de l’Ariana. Pour CoronaVac et Sputnik, le problème ne se pose pas car chaque flacon ne contient qu’une seule dose.
Chaque flacon de Pfizer doit être dilué avec du solvant et peut fournir 6 ou 7 doses.
Toujours peu d’inscrit·es
Un autre élément menace l’avancement de la vaccination : à ce jour, la plateforme e-vax compte moins de 2,4 millions d’inscrit·es. Avec une moyenne d’environ 22.000 inscriptions par jour, les 3 millions d’inscrit·es ne devraient même pas être atteints d’ici la fin du mois de juin.
Difficile d’interpréter cette lenteur d’inscription. Plusieurs personnes déclarent simplement ne pas s’être inscrit·es car ils et elles ne s’estiment pas prioritaires. “J’ai entendu que c’était d’abord les personnes âgées, et les professionnels de santé. Il me semble que nous, les employés de tourisme, notre tour n’est pas encore venu”, déclare par exemple une femme de 34 ans, travaillant dans une agence de voyage à Tunis.
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Sur ce point, la communication des autorités sanitaires semble avoir manqué de clarté. L’insistance sur l’ordre de priorité a incité de nombreuses personnes à attendre que les catégories prioritaires soient vaccinées pour s’inscrire, alors que l’algorithme e-vax est justement conçu pour opérer ce classement.
D’autre part, il y a celles et ceux qui refusent ou hésitent à se faire vacciner. Dans sa stratégie vaccinale publiée en janvier, le gouvernement prévoyait de suivre ce phénomène à travers “des sondages d’opinion réguliers”, et d’adapter sa campagne de communication en conséquence.
Le ministère de la santé assure qu’un bureau de sondage a réalisé une enquête pour le gouvernement : “Sur cette base-là, on est en train de faire des actions locales. Il y a les campagnes mobiles, des vidéos par des acteurs, journalistes, pour encourager les personnes à se faire vacciner.”
Depuis quelques semaines, en effet, des vidéos de personnalités promouvant la vaccination ont envahi la page Facebook du ministère de la Santé, ainsi que les chaînes nationales. Le 6 juin une photographie de l’actrice Dalila Meftahi, souriant tandis qu’une infirmière lui injecte le vaccin, a ainsi été partagée sur la page du ministère. Sous la publication, nombreux sont les commentaires d’internautes indigné·es, suspectant un traitement de faveur de l’actrice, alors qu’elles et eux attendent toujours le sms de convocation.
Le 6 juin, le ministère de la Santé publie sur sa page Facebook une photo de l’actrice tunisienne Dalila Meftahi, 61 ans.
La défiance envers l’État est commune parmi celles et ceux qui refusent le vaccin.
“Il y avait des gens qui n’avaient pas le droit de se faire vacciner et qui se sont fait vacciner. Et ces agissements, on n’a pas de mal à y croire, parce que nous sommes dans un État corrompu. Je ne veux pas avoir affaire aux agents de la santé publique. Je les évite, eux, la police, et les agents de la direction générale des impôts. L’administration publique en général”, s’exclame par exemple un quarantenaire technicien à Bizerte, qui refuse la vaccination.
Pour ces personnes se méfiant des institutions, la médiatisation de la vaccination de personnalités publiques renforce parfois le sentiment que certaines franges de la population bénéficient d’avantages en raison de leur position, entretenant le manque de confiance vis-à-vis des institutions.
Seif, pharmacien au centre de Radès, est confronté à cette problématique au quotidien. “Beaucoup de gens n’ont pas confiance en le personnel médical. Parfois, ça me prend quinze minutes en entretien pour convaincre quelqu’un d'une info évidente”, constate-t-il.
Pas de stratégie de long terme
Confrontée au retard de la campagne de vaccination, la conseillère du ministre de la santé, Inès Ayadi, rétorque que l’objectif de trois millions de vaccinés pour fin juin n’est plus à l’ordre du jour : “Les gens ont oublié qu’on a présenté l’objectif en fonction des vaccins qu’on aurait dû recevoir. Vu qu’il y a un retard, voire une pénurie du vaccin, les objectifs ont changé. La disponibilité du vaccin dépasse de loin le ministère de la Santé, ça dépend du marché international. Les objectifs sont de vacciner dès qu’on reçoit un vaccin.”
En l’absence de vision de long terme, le gouvernement tunisien opte pour une vaccination au jour le jour, au gré des arrivages. D’après les projections réalisées par inkyfada, si la campagne de vaccination continue à ce rythme, il faudra attendre le 30 octobre 2021 - soit 4 mois de retard - pour atteindre l’objectif du gouvernement et vacciner 3 millions de personnes.