Sarra, la fille de Mehrezia, n'a presque pas quitté le seuil de sa maison depuis son expulsion.
“Ils sont entrés comme entrent les flics en Tunisie”
“Nous étions en train de dormir. Ma sœur s’est levée au petit jour pour ouvrir la porte de la maison, au cas où mon frère viendrait. Il a l’habitude de venir prendre le café avec ma mère très tôt le matin avant d’aller au travail. Ce jour-là, il y avait plus de 70 policiers devant notre porte”, raconte Sarra. À l’intérieur, trois femmes et un jeune homme encore engourdi·es par le sommeil.
“Ils sont entrés comme entrent les flics en Tunisie, c’est-à-dire violemment”, poursuit Rania Majdoub, la petite-fille de Meherzia. “Ma grand-mère était derrière la porte de sa chambre. Un flic l’a brutalement ouverte et elle est tombée. Aujourd’hui encore son bras lui fait mal”.
Le 27 mai, à 6h du matin, la maison est vidée de ses quatre habitant·es, qui sont menotté·es et insulté·es. “Ma soeur et ma mère sont très malades, elles souffrent de diabète et de tension. On n’a même pas pu récupérer leurs médicaments, ils sont restés à l’intérieur”.
C’est alors que débute une longue journée : “Ils nous ont déplacé·es dans deux commissariat, puis séparé·es. Je suis restée avec ma mère et nous avons été relâchées au bout de huit heures”, relate Sarra. Quelques jours après, son fils a été retenu 48 heures en détention, accusé d’ivresse, de trouble à l’ordre public, et d’entrave à la police. On lui a reproché d’être dans la rue alors qu’il venait d’être expulsé de chez lui. “C’est du harcèlement, on vit avec ça tous les jours”, souffle-t-elle.
La veille, “les flics se sont rendus chez le serrurier du quartier pour lui demander de changer la serrure de notre porte. Il a refusé de les aider et est venu nous prévenir”, ajoute Rania.
Désormais, Mehrezia et ses enfants sont à la rue, tributaires de la solidarité familiale et de celle des voisins. Un sit-in et un comité de soutien à Meherzia et pour le droit au logement se sont formés dans les heures qui ont suivi l’expulsion. La famille est censée avoir un délai d’une semaine pour récupérer ses biens, mais la porte, soudée, est infranchissable. Les bénévoles se relaient pour assurer une présence continue sur place, “la police peut revenir à tout moment pour finir de vider la maison”, s’inquiète Rania.
Les initiatives et les actions se succèdent : des gradins en bois, prêtés par le collectif artistique “Bila 3onwan” ( “Sans adresse”), afin d’engager des débats citoyens avec les passant·es, ont été installés au seuil de la maison. La structure a violemment été détruite la nuit d'après : “les flics sont venus avec un bulldozer. D’ailleurs, quand ils viennent c’est toujours la nuit”, commente Layla Riahi, architecte et membre du comité de soutien à Mehrezia.
Des bénévoles du comité de soutien à Mehrezia et pour le droit au logement installent des gradins en bois. Ils seront détruits la nuit suivante.
Une menace qui plane depuis plus de 20 ans
Le premier contrat de vente de la maison a été signé au début des années 1990, plus de quarante ans après l’installation des locataires. Cinq ans après la vente, “le nouveau propriétaire nous a accusés d’occuper illégalement son bien, alors que l’on continuait à payer les loyers. En plus, on est censés être prioritaires en cas de vente”, souligne Rania, la petite-fille de Meherzia. Le propriétaire engage des poursuites judiciaires contre la famille. Pour des raisons procédurales, le procès avorte.
Une seconde procédure judiciaire est ensuite engagée contre la famille Idrissi en 2009. Cette fois-ci, le propriétaire remporte l’affaire et un jugement définitif est rendu par la Cour de cassation. La famille Idrissi n’est plus considérée comme étant locataire des lieux, mais décide malgré tout de rester. “Le juge a systématiquement remis en cause l’authenticité de nos documents et de nos témoignages. Des bruits disent que le procès était corrompu, mais c’est très difficile à prouver”, relate Rania.
Par la suite, la maison est revendue, sans que les locataires, une fois de plus, ne soient prévenu·es. D'après plusieurs sources, le propriétaire actuel serait un certain M. Ben Miled, ancien cadre du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique). “C’est un voyou qui a beaucoup d’argent”, s’indigne Rania. “Il a d’abord voulu nous intimider. Il est venu voir mes oncles pour leur dire qu'il allait y avoir des procès, que le mieux était de partir. Le harcèlement était quotidien, les flics ont fait plusieurs descentes, on a d’ailleurs porté plainte cet hiver”.
Désormais, le propriétaire emploie la méthode forte. Selon les témoignages de militant·es, il se serait rendu auprès du procureur de la République, qui, dans la foulée, aurait intimé l’ordre d’exécuter le jugement de 2009, via la force publique, chose qu’avait refusé de faire la mairie de l'Ariana. “Des gens ont d’ailleurs vu M. Ben Miled au poste de police la veille, le jour même et le lendemain de l’évacuation”, précise Rania.
Les reçus de de paiement de loyer de la famille Idrissi.
Le droit au logement contre la spéculation foncière
“La plupart du temps, ce sont des privés qui viennent sournoisement repérer ces vieilles maisons”, explique Layla Riahi. La veille même de l’expulsion de la famille, des boutiques datant du système coopératif des années 1960 ont été intégralement détruites, à deux pas de la maison. “C’est de la gentrification diffuse, qui modifie progressivement le tissu social”, poursuit Layla Riahi.
Pour Sana Ben Achour, professeure de droit public à l’université de Carthage et présidente de l’association Beity, “il est clair que le cas de cette maison est une affaire de spéculation foncière, vu son emplacement idéal. Il faut des limites à ces activités spéculatives, lorsqu’elles font face à des impératifs sociaux”.
En Tunisie, la loi relative au “rapport entre propriétaires et locataires de locaux à usage d'habitation”, remonte à 1976. Elle vise à protéger les locataires à faibles revenus, en leur garantissant un droit au maintien dans leur logement, s’il s’agit d’un lieu d’habitation construit avant 1970.
Selon ce texte, Mehrezia occupe donc son logement de plein droit. “Or, cette loi accorde aussi un droit de reprise au propriétaire, si celui-ci a obtenu l’autorisation de démolir la maison”, ajoute Sana Ben Achour. “Le propriétaire peut alors laisser le bien se détériorer, et faire valoir aux autorités qu'il menace de s'effondrer, afin de le reprendre pour construire”.
“Cette loi est fourbe, elle se retourne contre les locataires et est à l’origine de ces drames et de ces expulsions”.
“Mais au-delà des textes de loi, demeurent des principes que l’on ne peut écarter : quel que soit l’occupant, qu’il soit locataire ou squatteur, on ne peut pas l’expulser sans lui accorder au préalable un logement décent. Meherzia vit depuis plus d’un demi-siècle à l'Ariana, elle y a ses repères et son entourage. On ne peut l’envoyer n’importe où”, défend Sana Ben Achour.
Mehrezia, 86 ans, est désormais hébergée chez l'une de ses filles. Elle ne souhaite qu'une chose, retrouver son autonomie.
La famille a interpellé le gouverneur de l’Ariana, Samir Abdeljaouad, l’appelant à trouver une solution pour Meherzia et sa famille. Sa réponse : “qu’elle habite chez ses filles ou dans une maison pour personnes âgées”, relate Rania. “L’État doit garantir l’autonomie, pas la dépendance”, s’indigne Rania. “Ma grand-mère ne supporte pas d’être au crochet de ses filles”. Désormais, les avocat·es de la famille ainsi que ceux de l’association Beity s’activent pour défendre son droit à un logement décent.
Enfin, “il devrait être interdit d’expulser en temps de Covid, mais il n’y a aucune loi qui accorde ce genre de trêve”, explique Sana Ben Achour. D’après les informations de Ghassen Ben Khelifa, journaliste militant, Raoudha, la sœur de Sarra, souffrant de maladies chroniques, aurait attrapé le covid après l’expulsion. La famille a déjà porté plainte pour mise en péril de la santé de personnes vulnérables en temps de pandémie. “Ils nous demandent de rester chez nous et nous mettent dehors”, s’insurge Rania.