Chroniques d'une liste controversée des victimes de la Révolution

Épisode 2 | Une liste publiée avec 10 ans de retard, pourquoi ?

“Comment a-t-elle élaboré la liste ? Quelles étaient ses conditions de travail ? Tout ça était confidentiel. Les travaux étaient secrets jusqu'à la dernière minute" - Retard, manque de volonté politique, flous autour de la définition officielle, opacité du processus... L'élaboration de la liste des martyr·es et blessé·es de la Révolution a été semée d'embûches. Ce deuxième épisode retrace ces cafouillages qui ont laissé les victimes dans l'attente durant une décennie. 
Par | 07 Juin 2021 | reading-duration 10 minutes

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La liste a été publiée 10 ans après la Révolution - pendant tout ce temps, les victimes de la répression de l’ancien régime blessé·es ou tué·es durant les protestations attendaient d’être reconnu·es et considéré·es. À ce jour, même après la publication de la liste - qui énumère 129 martyr·es et 634 blessé·es -, les débats restent houleux et les incompréhensions sont nombreuses. Pourquoi tant d’attente ? Quels problèmes pose cette liste ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Afin de mieux comprendre, inkyfada a tenté de décortiquer et de retracer l'élaboration de cette liste à travers des dates-clés.

18 février 2011 : Enquêter sur les abus ayant eu lieu pendant la révolution

Dès le 18 février 2011, un mois après le départ de Ben Ali, la Commission nationale d'investigation, présidée par Taoufik Bouderbala, est créée par le  décret-loi n°2011-8 du 18 février 2011. Son but est de documenter les violations ayant eu lieu pendant les événements de la Révolution. 

2011 : Une liste provisoire du ministère de l'intÉrieur

347 martyr·es et 2749 blessé·es. En 2011, le ministère de l’Intérieur établit une liste provisoire des martyr·es et blessé·es de la Révolution. Ces chiffres ont permis par la suite de distribuer de premières réparations aux principaux et principales concerné·es, sans aucune base légale puisque la liste officielle n’était pas encore prête.

D’après Yamina Zoghlami, députée ayant notamment fait partie de la Commission des martyr·es et blessé·es de la Révolution chargée de rédiger la liste officielle par la suite, le ministère a obtenu ces données auprès des gouvernorats. Toujours selon la députée, cette initiative a été mise en place lorsque Béji Caïd Essebsi était Premier ministre, entre février et décembre 2011.

24 octobre 2011 : Création d'une commission spéciale pour les martyr·es et blessé·es

La Commission des martyr·es et blessé·es de la Révolution voit le jour. Sa mission : rédiger et présenter une liste officielle des victimes entre le 17 décembre 2010 et le 19 février 2011. C’est Fouad Mebazaa, Président à l’époque, qui, durant un conseil des ministres, fait adopter le  décret-loi n°2011-97 qui met en place cette commission. Cette dernière se compose alors de 8 membres majoritairement issu·es de ministères. 

24 décembre 2012 : Modification du décret-loi 97

Mais un an plus tard, ce décret-loi 97 est remis en question. D'après Yamina Zoghlami, la Troïka, la coalition politique alors au pouvoir, décide de le faire modifier. Selon la députée, c’est une initiative de Samir Dilou, à l’époque à la tête du ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitoire.

D’une commission composée majoritairement de membres issu·es de ministères, cette dernière inclut, à partir de 2012, des député·es et davantage de personnes issues de la société civile. Certaines conditions d’octroi des indemnités aux blessé·es et familles de martyr·es font aussi l'objet de modifications. 

La période prise en compte des protestations est également étendue : d’abord fixée du 17 décembre 2010 au 19 février 2011, elle est repoussée jusqu’au 28 février 2011 pour inclure les manifestations de la Kasbah 2.

Durant ces événements ayant duré une dizaine de jours, des manifestant·es ont occupé la place de la Kasbah à Tunis réclamant la dissolution des instances de l’ancien régime et la démission du gouvernement de Mohamed Ghannouchi.

“À ce moment-là, il y avait beaucoup de soulèvements et une instabilité donc c'était difficile de prendre son temps, il fallait réagir vite puisque la rue bouillonnait. C'est pour ça que plusieurs lois ont été rectifiées et modifiées derrière” explique Elyes Ben Sedrine, ancien sous-directeur chargé de l’investigation au sein de l’instance vérité et dignité (IVD).

4 mai 2012 : un premier bilan

La Commission nationale d’investigation, créée en 2011, rend son rapport. Conclusion : 2147 blessé·e et 338 personnes tué·es. Un bilan un peu plus réduit que celui fourni par le ministère de l’Intérieur en 2011. " À partir de ce rapport, nous [ndlr : les membres de la Commission des martyr·es et blessé·es de la Révolution] avons trié les personnes à l’aide de preuves claires et de certificats médicaux” explique Yamina Zoghlami. 

14 mai 2013 : La commission des martyr·es et blessé·es débute son travail

Malgré ce premier bilan, la Commission ne commencera effectivement son travail que l’année suivante, soit deux ans après sa création. Le décret n°2013-1515 du 14 mai 2013 fixe ses modalités de fonctionnement : visites, constatations, demande de documents officiels, cette dernière avait accès à toutes les informations nécessaires. Mais ce long délai soulève plusieurs critiques. 

"La Commission a commencé à faire les expertises médicales trois ans après les faits, il y a des traces qui ne restent pas. Lorsque c'est une blessure par balle c’est plus simple à prouver mais quand la personne a été arrêtée, torturée, malmenée, violentée, 3 ans après il n'y a plus aucune trace", déplore Elyes Ben Sedrine.

Comme lui, plusieurs autres membres de la société civile considèrent que la liste officielle est incomplète et dénoncent le processus de travail de cette Commission. Certain·es disent qu’elle n’a pas fait de terrain ou qu’elle n’a pas auditionné les personnes concernées. “Des blessés ne sont pas sur la liste alors même que leurs procès ont eu lieu dans les tribunaux militaires et qu’ils ont obtenu des décisions de justice”, explique Leïla Haddad, députée et avocate régulièrement en contact avec les familles des martyr·es et les blessé·es. 

De son côté, l’avocate Lamia Farhani, à la tête de l’association "Awfia"* dénonce l’opacité de cette commission et le fait qu’elle n’ait pas communiqué sur son travail :

“Comment a-t-elle élaboré la liste ? Quelles étaient ses conditions de travail ? Tout ça était confidentiel. Les travaux étaient secrets jusqu'à la dernière minute", affirme-t-elle.  

Confrontée sur ces questions, Yamina Zoghlami explique que les membres de la Commission avaient peur de voir leur travail bloqué s’ils et elles communiquaient là-dessus. “Nous débattions entre nous pour savoir si on faisait une conférence de presse ou pas. Nous n’avons pas communiqué parce que nous avions peur que les gens soient mécontents et bloquent nos bureaux”, justifie cette dernière.  

Inkyfada a contacté Taoufik Bouderbala, président de la Commission, à plusieurs reprises. Lorsqu’il a fini par répondre, il a invoqué une obligation de réserve pour une durée de trois mois, depuis la fin de son mandat début avril 2021, l’empêchant de répondre aux questions. 

21 décembre 2015 : Les martyr·es de la révolution sont listé·es

Une première liste est enfin prête : celle des martyr·es de la Révolution, mais elle n’est pas communiquée ni publiée officiellement. “Le gouvernement a décidé d’attendre de terminer la liste des blessés pour la publier. Plusieurs manifestations ont eu lieu avec les familles des martyrs qui n’étaient pas contentes”, raconte la députée Leïla Haddad.

2 avril 2018 : La liste officielle est enfin prête

Il faudra attendre presque trois ans de plus pour que la Commission achève complètement son travail. Alors que la liste définitive est présentée au président de la République puis au Premier ministre et au président de l'ARP, sa publication se fait attendre.

Les gouvernements qui se succèdent laissent ce dossier dans leur tiroir et refusent de la publier officiellement. Mais pourquoi ? La plupart des membres de la société civile et des politicien·nes s’accordent à dire que cela est dû à un manque de volonté politique. “Nous étions proches des élections et Youssef Chahed avait peur que la publication de cette liste fâche les blessés et familles des martyrs qui ne sont pas dessus. Il voulait se présenter et donc il a refusé de la publier”, continue Leïla Haddad.  “Il n’y avait pas de volonté politique. Ce dossier a été mal géré par les gouvernements qui se sont succédés” confirme Yamina Zoghlami. 

D'après Elyes Ben Sedrine, invoquer la crainte de critiques ou de protestations si la liste est publiée est seulement un prétexte. Pour lui, "laisser les gens dans un entre-deux [en ne publiant pas la liste], c’est une manière de ne pas reconnaître la Révolution”.

“Les gouvernements qui se sont succédés refusaient de reconnaître qu'il y a eu une Révolution parce que ça les mettait directement en cause. Certains ont appartenu à l'ancien régime ils sont donc plus ou moins complices avec ce qu'il s'est passé", considère-t-il.

18 OCTOBRE 2019 : PUBLICATION DE LA LISTE DE L'IVD

En parallèle, l’Instance vérité et dignité (IVD) a publié sa propre liste des martyr·es et blessé·es de la Révolution. En vertu de la loi n°2013-53 du 24 décembre 2013 portant sur la justice transitionnelle, l’IVD était chargée de documenter toutes les violations de droits humains ayant eu lieu en Tunisie entre 1955 et 2013. Les victimes de la répression de l’ancien régime blessé·es ou tué·es durant les événements de la Révolution en faisaient donc également partie. 

Pour Yamina Zoghlami, ce n’était en aucun cas le rôle de l’IVD de rédiger une telle liste, cette tâche revenant exclusivement à la Commission des martyr·es et blessé·es de la Révolution. “La liste de Taoufik Bouderbala est une liste légale et officielle, la loi de la justice transitionnelle n’oblige pas l’IVD à faire une liste, c’est un plus. Pourquoi elle l’a fait  ?” questionne la députée. “Les blessés et familles de martyrs ont dû à la fois aller vers la commission et vers l’IVD, ça les a embrouillés", ajoute-t-elle.

De son côté Elyes Ben Sedrine explique que la liste de l’IVD a été faite “pour permettre aux gens de patienter parce qu'ils attendaient la publication de la liste officielle”. Il assure que l’IVD a contacté la Commission en 2017 sans réponse de sa part :  "nous avons demandé l’accès aux travaux de cette instance et à la liste préliminaire pour pouvoir coordonner nos travaux et qu'on ne se retrouve pas avec deux listes différentes et des gens écartés. Cela aurait été plus judicieux.” détaille Elyes Ben Sedrine.

“Nous étions une instance officielle donc le fait de ne pas nous répondre, ça équivaut à un refus. C'est un refus de travailler", estime-t-il.

“La commission de Bouderbala a raison de ne pas avoir répondu à l’IVD” soutient de son côté Yamina Zoghlami prétextant le fait que cette commission avait déjà fini ses travaux au moment des sollicitations de l'IVD.

13 octobre 2019 : publication de la liste officielle sur internet

Taoufik Bouderbala finit par partager la liste officielle sur le site internet Comité des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ce qu'il avait d'abord refusé de faire malgré les multiples demandes. 

Plusieurs blessé·es et familles de martyr·es découvrent que leurs noms ne figurent pas sur la liste. Mais impossible pour elles et eux d'intenter un recours en justice. “Je leur ai expliqué que cette publication n’avait aucune valeur officielle et qu’ils ne pouvaient pas faire de recours sur cette base” raconte Leïla Haddad. 

décembre 2020 - janvier 2021 : des familles de martyr·es et des blessé·es occupent le bureau de kilani

Pendant un mois, des blessé·es et familles de martyr·es occupent le siège de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes présidée par Abderrazak Kilani. Ces dernier·es réclament encore une fois une publication officielle de la liste.

19 mars 2021 : Publication de la liste officielle au JORT

La liste officielle des martyr·es et blessé·es de la Révolution est finalement publiée au Journal Officiel de la République (JORT) par le gouvernement de Hichem Mechichi. Elle comptabilise 129 martyr·es et 634 blessé·es.

10 ans après la Révolution, les blessé·es et familles de martyr·es dont le nom ne figure pas sur la liste peuvent enfin effectuer un recours auprès du tribunal administratif tandis que les autres pourront bénéficier de réparations et d’une reconnaissance officielle.

Mais le fait est que même après sa publication, cette liste fait encore parler d’elle. Certain·es membres de la société civile pointent du doigt l’utilisation du terme “martyr” et non celui de “victimes” : “ce n’est pas un terme juridique ou conventionnel, il a automatiquement restreint le champ d'application de ce décret-loi" constate Elyes Ben Sedrine. Ainsi, cette appellation exclut de fait les personnes qui ont été blessé·es ou tué·es en marge des protestations.  

Ce dernier explique que dans d’autres pays, ce sont les termes “victimes de violations des droits de l'Homme” qui ont été utilisés pou la reconnaissance des victimes de la révolution, dans le cadre du processus de justice transitionnelle - "c'est par exemple le cas en Libye".

De son côté, Yamina Zoghlami estime que le rôle de la commission était de : “sortir une liste comptabilisant les personnes qui ont participé à la Révolution et qui ont scandé  'dégage Ben Ali' ou 'du pain, de l’eau et pas de Ben Ali'”

Pour elle, les personnes qui ont été blessées et les familles des personnes tuées en marge des manifestations et qui souhaitent obtenir justice doivent se tourner vers les tribunaux tandis qu' “être un martyr ou un blessé c’est différent. L’histoire doit se rappeler de ces gens avec une spécificité”, soutient-t-elle.

Mais les problèmes de reconnaissance des victimes ne s'arrêtent pas à cette définition restreinte. Car même lorsqu'un·e blessé·e ou un·e martyr·e correspond aux critères, il ou elle peut ne pas se retrouver sur la liste.

C’est le cas de Jawaher et Ala, deux militant·es ayant participé aux manifestations. Le 13 janvier 2011, à Kasserine, Ala est passé à tabac par la police tandis que Jawaher se fait tirer dessus - également par des policiers - pendant les événements de la Kasbah 2 à Tunis. Les deux ont porté plainte auprès du tribunal administratif et sont jusqu'à présent sans nouvelles de leur dossier. Il et elle n'ont pas obtenu de raisons ou d'explications justifiant leur absence de la liste officielle.

“Ce dossier est passé par plusieurs instances et administrations. Mais elles ne se sont pas coordonnées, elles se renvoient toutes la balle”, conclut Lamia Farhani.

Dans le prochain épisode, il sera question des histoires des oublié·es de la liste à retrouver prochainement.