Dans la même note de signalement, le lien intime entre les deux hommes est systématiquement associé à la délinquance. Les condamnations pour vol entre 1909 et 1912 de Taïeb ben Mohamed el Karoui sont ainsi énumérées comme étant des éléments pouvant expliquer sa relation homosexuelle interprétée, elle aussi, sous le prisme du délit.
Archives nationales de Tunisie
Le signalement envoyé par la Direction de la sûreté publique à la Section d’État ne précise pas dans quel cadre se fait la délation ou qui a informé la police de la situation. Cependant, désormais soumis à une mesure administrative, Taïeb ben Mohamed el Karoui voit son cas étudié par la Direction de la sûreté publique et la section d’État jusqu’à être arrêté le 23 mars 1913. Son dossier ne contient aucune autre trace de son partenaire.
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Quelques mois avant l’application de l’article 230
Malgré le fait qu’en ce début d’année 1913, aucune loi n’interdise encore l’homosexualité, Taïeb el Karoui est suspecté et appréhendé pour un délit qui ne sera considéré comme tel que quelques mois plus tard dans le Code pénal tunisien. Il s’agit de l’article 230 disposant que “La sodomie, si elle ne rentre dans aucun des cas prévus aux articles précédents, est punie de l’emprisonnement pendant trois ans”. En d’autres termes, si deux adultes consentants pratiquent la “sodomie” dans un lieu privé, ils encourent une peine allant jusqu’à trois ans de prison.
Or, Taïeb el Karoui se fait arrêter pour des motifs similaires : sa vie commune privée avec un autre homme est dénoncée et les “rapports contre nature” incriminés sont le pendant du terme “sodomie” utilisé dans d’autres codes pénaux internationaux de l’époque.
Ainsi, malgré le fait que le Code pénal tunisien contenant l’article 230 criminalisant “la sodomie” [toujours en vigueur aujourd’hui], n’est promulgué qu’à la fin de l’année 1913, la police procède à l’arrestation de Taïeb el Karoui en prétextant l’existence d’un casier judiciaire dangereux.
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Une invention coloniale
Si Taïeb el Karoui se fait arrêter en mars 1913 malgré l’absence de loi coloniale ou précoloniale interdisant explicitement l’homosexualité, cela peut s’expliquer par le fait qu’en France métropolitaine, les autorités continuent de harceler les personnes homosexuelles malgré la dépénalisation de l’homosexualité :
“La France a abrogé les lois contre la sodomie après la Révolution Française en 1791 [...] [et] n’avait pas de lois rédigées contre la sodomie pendant l’établissement du Protectorat français en 1881.”
“Le code pénal français de 1810 ne criminalise ni “l’homosexualité” ni la “sodomie”. Mais [cela] n’a pas protégé les homosexuels présumés en France de la discrimination dans la pratique. Tout au long du 19ème siècle, la police française s’est régulièrement appuyée sur des délits tels que “l’attentat à la pudeur” et le racolage “à des fins contre nature” pour poursuivre les homosexuels, tandis que les juges considéraient l’homosexualité comme une “circonstance aggravante” dans les procès criminels.”
- Ramy Khouili et Daniel Levine-Spound, Article 230 : une histoire de la criminalisation de l’homosexualité en Tunisie, Tunis, Simpact, 2019 ; [même référence pour les citations ci-dessous] ; ouvrage accessible ici
Quoique l’article 230 ait été promulgué avec le Code pénal tunisien de 1913, la volonté de criminaliser l’homosexualité est présente dès 1911 dans les projets de lois en vue de la préparation du nouveau Code :
“La première apparition de l’article sur la sodomie en Tunisie apparaît sous la forme d’une note manuscrite [en 1911] en marge de la section “Attentats aux moeurs” de l’Avant-projet. [...]. Dans le projet final du Code pénal tunisien publié l’année suivante [...], le texte français intégral de l’article 230 se lit comme suit : “La sodomie, si elle ne rentre dans aucun des cas prévus dans les articles précédents, est punie de l’emprisonnement de trois ans.” [...] L’article 230 ne s’applique qu’aux crimes commis en privé entre deux adultes consentants […]. Toutefois, il convient de noter que la traduction arabe, faisant foi dans l’application de la loi, et publiée peu après la publication de la version française, remplace “sodomie” par “Liwat (homosexualité masculine)” et “mousahaka” (homosexualité féminine)”.
Le fait que le Code pénal tunisien de 1913 s’inscrive explicitement dans l’héritage du Code pénal français de 1810 et dise respecter les lois islamiques et les coutumes locales rend cependant énigmatique l’existence d’un article tel que l’article 230 car son contenu ne ressemble ni au code français, ni aux lois tunisiennes précoloniales, ni à la jurisprudence islamique.
Dans leur ouvrage consacré à l’article 230, Ramy Khouili et Daniel Levine-Spound émettent quelques hypothèses afin d’expliquer le choix de la commission de faire figurer cet article sous cette forme dans la version finale du Code pénal. La première concerne la nature de la peine (trois ans) qui fait penser au code pénal siamois. Cette ressemblance est probablement dûe à la proximité entre un membre français de la commission chargée de rédiger le Code pénal tunisien et un ancien administrateur colonial installé en Thaïlande et passé par la Tunisie :
“La Commission a peut-être [...] emprunté la peine d’emprisonnement de trois ans au code pénal siamois [Thaïlande] [1905], en remplaçant “rapports sexuels contre nature” - une expression qui figurait également dans le code pénal indien de 1861 promulgué sous le régime britannique - par “sodomie”. [...] Lorsque la Commission chargée de l’élaboration du code pénal tunisien a cité le code pénal siamois comme source d’influence, elle a pu le faire en sachant qu’un ancien officier colonial français basé en Tunisie avait joué un rôle important dans son élaboration.”
D’après les auteurs, un imaginaire orientaliste pourrait également expliquer l’existence de l’article 230 :
“[L]es rédacteurs ont peut-être été motivés par des craintes plus larges concernant la sexualité en général, et l’homosexualité en particulier, en Afrique du Nord. Les stéréotypes concernant l’influence corruptrice de la sexualité arabe incluaient la peur de l’homosexualité en tant que “vice indigène”, une menace primordiale pour les soldats et les colons français. [...] Il n’est pas improbable que les autorités coloniales aient cherché à criminaliser l’homosexualité en Afrique du Nord, même si elle était décriminalisée de jure dans la France métropolitaine.”
Enfin, les deux auteurs prennent en compte également la volonté des membres de la commission d’adopter une dimension “autochtone” en s’inspirant d’un texte islamique qui évoque entre autres la question des relations sexuelles entre personnes de sexe masculin :
“Dans les notes de bas de page de l’avant-projet de 1911, une source islamique apparaît à plusieurs reprises : Le Précis de Sidi Khalil, écrit par Khalil Ibn Ishâq- juriste islamique égyptien du 14ème siècle-, et traduit en français en 1717 [...]. Il est intéressant de noter que la traduction française du Précis ne semble pas faire de distinction entre “sodomie”, “pédérastie” et “Liwat” (le mot arabe pour homosexualité masculine), confusion qui pourrait se refléter dans la divergence entre la version française du Code pénal tunisien de 1913, qui criminalise la “sodomie”, et la version arabe, qui criminalise le “Liwat”. [...] Les rédacteurs ont peut-être inclus l’article sur la sodomie pour donner une impression de respect de la shari’a, telle qu’interprétée par le Précis de Sidi Khalil […]. Le Précis constituait la “source unique” de la connaissance du droit islamique des membres de la Commission français. [...] Il est possible que les rédacteurs, peut-être influencés par la jurisprudence malikite décrite dans le Précis de Sidi Khalil, aient estimé que la criminalisation de l’homosexualité s’alignait avec les conceptions tunisiennes de la shari’a.”
Cependant, les auteurs de l’ouvrage sont fermes quant à la nature coloniale du Code pénal tunisien promulgué en juillet 1913 et entré en vigueur en janvier 1914 :
“Compte tenu du large recours de la Commission au code pénal français de 1810 et à d’autres codes pénaux influencés par les traditions juridiques françaises, il semble hautement improbable que le respect des coutumes tunisiennes ait été l’un des principaux motifs de l’inclusion de l’article 230 [...]. L’article 230 est apparu pendant le protectorat français, dans un projet de code pénal presque exclusivement préparé par des fonctionnaires coloniaux français. Les membres de la Commission se sont peut-être considérés comme respectant les coutumes tunisiennes ou interprétant correctement la shari’a, mais il n’en reste pas moins qu’un petit groupe de bureaucrates français a criminalisé la sodomie en Tunisie.”
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“Mauvaise conduite”
Pour revenir au début de l’année 1913, dans un contexte où la loi ne permet pas encore d’arrêter les personnes à cause de la nature de leurs rapports sexuels mais où la police française est habituée à réprimer l’homosexualité, Taïeb el Karoui finit par être incarcéré “à cause de sa mauvaise conduite”.
Suite à la demande d’internement émise par la sûreté publique le 17 février, Taïeb el Karoui se fait arrêter rue Sidi Mahrez le 23 mars par le service des recherches de la police. Dans le procès-verbal de son interpellation, il aurait déclaré qu’il est “marié à Fathouma bent Mohamed Sfaxi, sans enfants, journalier [...], complètement illettré, repris de justice” et qu’il demeure à Tunis rue El Hafsia.
L’état civil de Taïeb el Karoui vient ainsi se télescoper avec sa sphère privée. On ne peut cependant savoir si son statut d’époux domicilié dans le quartier de la Hafsia se superpose à sa relation avec Boubaker el Ghadamsi et à leur vie commune rue Ben Arous ou s’il s’invente une identité officielle correspondant aux normes le temps d’un interrogatoire. Les autorités, elles, considèrent que le détenu habite rue Ben Arous.
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“Liberté sous caution”
Cependant, cette arrestation donne lieu à une remise en question de la gravité de la peine. Une note du 7 avril 1913, rédigée par la Section d’État, précise que Taïeb est “encore jeune” et qu’il n’a pas “d’antécédents graves devant nécessiter son internement”.
De plus, la note précise que le père octogénaire du détenu a demandé la mise en liberté de celui-ci. Il s’est porté garant des “actes qu’il pourra commettre” et a déclaré que son épouse était agonisante. La note précise que le m’harrek [chef] du quartier de la Hafsia où habite la famille a confirmé que la mère de Taïeb el Karoui était dans un état très grave. Il s’est également engagé à le “surveiller [...] dans le cas où il serait relaxé.” La note se conclut ainsi : “Dans ces conditions, il conviendrait de le remettre en liberté sous caution et de le prévenir qu’il sera interné à la première faute commise.”
Une phrase manuscrite en exergue exige de demander l’avis de la sûreté publique. La direction répond le 15 avril qu’en “raison des circonstances ayant motivé l’intervention de son père, la Direction de la sûreté ne voit aucun inconvénient à ce que cet indigène soit remis en liberté”, tout en recommandant que le m’harrek du quartier s’engage à “surveiller de près ses agissements”.
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Une remarque manuscrite sur le document indique que la Section d’État n’a pris note du contenu de cette demande que le 6 mai 1913. Cela veut dire que Taïeb el Karoui est demeuré en prison du 23 mars au 6 mai au moins, le temps que les deux services de sécurité se mettent d’accord sur son sort et décident que finalement, ce n’était pas une si bonne idée de l’incarcérer.
En somme, Taïeb el Karoui est relâché parce qu’il n’y a pas de base légale permettant de le maintenir enfermé. Mais le Code pénal qui sera promulgué quelques mois plus tard va transformer l’arbitraire policier en norme juridique. L’invention de l’article 230 montre que les lois viennent aussi acter des pratiques qui leur sont préexistantes, couvrant les méthodes policières d’un voile de légalité. L’article 230 fait cependant plus que régulariser une pratique courante puisqu’il permet d’appliquer des mesures plus répressives encore envers les personnes qu’il vise en les menaçant de trois ans d’emprisonnement.
Aujourd’hui, ce legs colonial persiste dans le Code pénal tunisien selon la même formulation, ayant survécu pendant plus d’un siècle à tous les bouleversements politiques et sociaux.