Furieuse, la foule réunie avance d’un pas rapide sur la voie principale, direction le poste de la Garde nationale. Sur le chemin, les habitant·es et les lycéen·nes de Mellouleche, dispensé·es de cours pour l’occasion, rejoignent la marche, pancartes à la main et slogans aux lèvres. Devant le poste, les manifestant·es se regroupent et déversent des sacs entiers de cartouches de gaz lacrymogènes. Ce sont les vestiges de la violente répression policière contre des paysan·es d’Ouled Jaballah entre le 10 et le 14 février alors qu’ils et elles bloquaient l’accès à leur village.
Un mouvement fortement réprimé
Tout commence le 10 février 2021. Depuis deux mois, le prix du fourrage ne cesse d'augmenter sans que les autorités locales ne réagissent. Exaspéré·es par leur silence, les paysan·nes d'Ouled Jaballah durcissent le ton : “À Mahdia, le gouverneur a refusé de nous recevoir. En revenant, on a décidé de bloquer l’accès au village et d’organiser un sit-in au carrefour du village”, retrace Mohamed Mechri, jeune éleveur. La coordination des paysans d’Ouled Jaballah est née. Ce jour-là, trois personnes sont arrêtées à la suite de confrontations avec les forces de l’ordre.
Le lendemain, tout le village se joint au sit-in, femmes et enfants y compris. Les jours qui suivent seront violents. “Le 11 février, les forces de l’ordre sont arrivées au petit matin. Nous étions encore chez nous lorsqu’elles ont commencé à tirer des gaz lacrymogènes sur les maisons, puis des balles en caoutchouc. Ils sont rentrés chez les gens et ont arrêté trois personnes. On a répliqué avec des pierres”, raconte Bilel Mechri, porte-parole du mouvement. “Ils nous traquaient comme des lapins et nous visaient directement à 30 mètres. Des femmes étaient en train de récolter des petits pois et l’une d’entre elles a été touchée par une balle en caoutchouc qui l’a gravement blessée au pied”.
“Les caméras ne viennent jamais jusqu’ici, les flics font ce qu’ils veulent”, affirme Bilel.
Houssem*, jeune éleveur d’Ouled Jaballah, raconte à son tour la violence des policiers et les circonstances de son arrestation. "Je suis cardiaque et je ne peux pas courir. Ils m’ont attrapé, frappé, et emmené au poste à Mahdia. C’était violent. Chaque policier qui entrait dans ma cellule me battait systématiquement. Ils ont refusé que je prenne un avocat et n’ont pas voulu me donner les médicaments qu’un proche m’avait amenés”, dénonce-t-il.
“On ne veut pas d’argent, on veut faire disparaître les monopoles”
À Ouled Jaballah, petit village reculé du gouvernorat de Mahdia, chaque famille a son exploitation. Disséminées entre les vergers d’oliviers, les fermes, qui ne dépassent pas les 5 hectares en moyenne, ont orienté leur activité autour de l’élevage des vaches Holstein, importées d’Europe. Ces petit·es agriculteur·trices font partie de la multitude d’éleveur·euses qui fournissent les grands de l’industrie du lait, Délice et Vitalait.
C’est de ce village sans grande histoire apparente qu’est partie cette révolte grandissante. À l’origine, l’augmentation du prix du fourrage dit composé, à la base de l’alimentation des élevages de bovins : “Le prix du fourrage était dans les 40 dinars par sac de 50 kg avant de passer à 52 dinars en quelques semaines. On ne s’en sort plus !”, s’exclame Mabrouka, 41 ans, éleveuse à Ouled Jaballah. “Mes vaches ont faim, l'autre fois j'ai dû les nourrir avec de la semoule”, poursuit-elle.
Le 18 février, la manifestation à Mellouleche achevée, les jeunes éleveurs qui coordonnent le mouvement de protestation se retrouvent à l’unique café d’Ouled Jaballah, en bordure de route, pour faire le point sur leurs revendications et débattre de la stratégie à suivre. Les échanges sont animés.
"Trois familles sont derrière ce qu’on nomme les “barons” : les Ben Ayed (SNA - Poulina), les Belkhiria (Alco) et les Chaabouni (Alfa). Ces trois grandes sociétés se partagent la majeure partie du marché du fourrage composé pour bétail dans le pays”, énumère Bilel, le porte-parole du mouvement.
Les paysans d’Ouled Jaballah se retrouvent au café, près du lieu du sit-in, pour faire le point sur leurs revendications.
Mohamed Ali Halloues, éleveur, affirme : “Ces entreprises préparent le fourrage composé et le distribuent. Il y a une entente entre ces trois industriels et la grande société Carthage grains, pour que le soja, qui est au cœur de la composition du fourrage, leur soit vendu en toute exclusivité, et au prix qu’ils auront fixé".
Ce fourrage est ensuite vendu aux éleveur·euses à travers les collecteur·trices de lait qui jouent un rôle d’intermédiaires du fourrage, en plus de leur travail initial. “Une fois le fourrage préparé en usine, il est vendu en gros aux centres de collecte de lait”, explique Hamdi Guiza, membre de la coordination. Les collecteur·trices se chargent de cette double tâche car “on n’a ni les moyens de se déplacer pour vendre notre lait, ni pour acheter le fourrage pour les bêtes”.
“Le souci, c’est que les collecteurs se font des marges sur le fourrage, alors qu’ils sont subventionnés par l’Etat pour nous le livrer. Et si nous refusons de l’acheter aux prix qu’ils ont fixés, ils nous menacent de ne plus acheter notre lait”, poursuit-il.
“En 2015, nous avons créé notre propre société mutuelle d’éleveurs”, relate le omda (chef de secteur) de Mellouleche, également agriculteur. “Nous avons déposé une demande auprès du gouvernorat de Mahdia pour mettre en place notre propre centre de collecte de lait, pour éviter la dépendance vis-à-vis des collecteurs, mais elle a été refusée, sous prétexte d’un trop plein de centres de collecte” . Il accuse certains propriétaires de ces centres de saturer volontairement la région, et d’empêcher ainsi la création de nouveaux centres.
La remorque d’un collecteur de lait à Ouled Jaballah, chargée de bidons de lait et de sacs de fourrage pour bétail..
Dans un communiqué datant du 10 février, la coordination des paysans d’Ouled Jaballah réclame une intervention de l’État afin de réguler la marge de bénéfice des “barons” de l’industrie du fourrage.
“Il n’y a aucun contrôle dans ce pays ! Ces privés nous volent en augmentant les prix, et personne ne les en empêche” dénonce Mabrouka
“On demande à l’État d’intervenir. L’UTAP [plus gros syndicat agricole du pays, ndlr] ne nous représente pas, ce sont les intérêts des “barons” de la corruption et des grands producteurs qu’ils défendent”, appuie Mohamed.
Le communiqué appelle également l’État à mettre fin aux importations de viande rouge, et demande à ce que le budget dépensé pour les importations soit alloué aux petit·es producteur·trices : “Avec le Covid et la baisse du niveau de vie, les gens n’achètent plus de viande, c’est devenu trop cher. Et pourtant, la Tunisie continue d’en importer alors que nous n’arrivons même pas à vendre notre propre viande”, dénonce Bilel.
Nombreux·ses sont les habitant·es de Mellouleche qui se sont joint·es à la manifestation du 18 février 2021
Depuis, les éleveur·ses des villages alentours sont de plus en plus nombreux·ses à rejoindre la lutte, et bloquent à leur tour les routes. Une réunion de négociations a été organisée le 15 février en présence du gouverneur de Mahdia, à l’issue de laquelle un délai de 15 jours a été accordé aux autorités pour répondre aux revendications des éleveur·ses.
“Si nous ne sommes pas entendus, nous intensifierons le combat”, promettent-ils.