Un Sénégalais à Paris et une athlète tunisienne
Lorsqu’’il était président de l'IAAF, Lamine Diack a rejoint un vaste appareil de corruption qui a rendu possible ce que les procureur·es qualifient comme l'un des plans de dopage les plus audacieux de l'histoire du sport.
En marge des Jeux olympiques de 2012, Lamine Diack et son fils ont reçu, directement ou indirectement, des millions de dollars de pots-de-vin, pour dissimuler les résultats de tests antidopage. Ces tests prouvent que des athlètes russes avaient pris des substances améliorant les performances, allèguent les procureurs français.
Après l'éclatement du scandale, l'Agence mondiale antidopage a constaté que Diack "a cautionné et semble avoir eu une connaissance personnelle de la fraude et de l'extorsion des athlètes". L'Agence a également dépouillé plusieurs athlètes russes de leurs médailles remportées aux JO.
Cet argent sale n'est qu'une partie d'un déluge de dollars, de francs, de roubles, de renminbis et d'euros qui se seraient retrouvés dans les poches d'entraîneur·euses, de médecins, d'administrateur·trices et de ministres du gouvernement dans l'un des plus gros scandales de l’histoire du sport.
En cours de route, des athlètes ont été spoliés de leurs rêves.
Ainsi, la Russe Yuliya Zaripova a accepté une médaille d'or pour le 3000m steeple aux Jeux Olympiques de Londres de 2012, devant une foule enthousiaste et des millions de téléspectateurs.
La coureuse tunisienne Habiba Ghribi a terminé deuxième sur le podium.
Yuliya Zaripova a été déchue de sa victoire en 2016, après qu'un nouveau test antidopage a prouvé que le résultat du premier test positif avait été dissimulé. Habiba Ghribi a ensuite reçu la médaille d'or lors d'une petite cérémonie qui s'est déroulée un dimanche soir près de Tunis, en marge d'un tournoi d'athlétisme pour jeunes adultes.
L’opération de dopage a dépossédé l’athlète tunisienne de sa victoire, et de dizaines de milliers de dollars en gains et en contrats de parrainage. De l’autre côté, des millions de dollars ont transité par les banques internationales, au profit d’un vaste réseau liant les sphères politiques et sportives, de l’IAAF au gouvernement russe, de Dakar à Moscou, en passant par Monaco, sans éveiller les soupçons des instances de contrôle des flux financiers.
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Ces informations sont issues d’une base de données financières secrète obtenue par BuzzFeed News et partagée avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ).
Les documents divulgués, appelés "FinCEN Files", comprennent plus de 2100 rapports d'activités suspectes rédigés par des banques et d'autres acteurs financiers et soumis au réseau de lutte contre les crimes financiers du département du Trésor américain (FinCEN).
Selon BuzzFeed News, certains de ces dossiers ont été rassemblés dans le cadre des enquêtes de la commission du Congrès américain sur l'ingérence russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016, tandis que d'autres ont été rassemblés à la suite de demandes adressées à FinCEN par des organismes chargés de l'application de la loi.
Les rapports - des bulletins d'information techniques et très denses - sont les dossiers du Trésor américain les plus détaillés jamais divulgués. Ils révèlent les transactions traités par des grandes banques, dont HSBC, Deutsche Bank, JPMorgan Chase et Barclays.
Ils décrivent des transferts d'argent sale qui circulent de manière incontrôlée à travers le monde : du butin d'un kleptocrate ou d'une société écran sur la côte atlantique, par exemple, en passant par la banque de Wall Street, à un paradis fiscal ensoleillé dans les Caraïbes, une tour de Singapour ou un financier à Damas.
Quatre cents journalistes de près de 90 pays ont plongé dans les dossiers qui ont fait l'objet d'une fuite, dont les traces n’ont mené souvent que vers un seul nom ou une seule adresse. Ils ont passé 16 mois à rechercher d'autres documents dans les sources, à lire de volumineux dossiers judiciaires et d'archives, à interroger des combattants et des victimes de la criminalité et à examiner des données sur des millions de transactions effectuées entre 1999 et 2017.
Munis de ces dossiers secrets, les journalistes ont remonté la piste des dollars d'un trafiquant de drogue du Rhode Island jusqu'au laboratoire d'un chimiste à Wuhan, en Chine. Ils ont enquêté sur les scandales qui ont paralysé les économies d'Afrique et d'Europe de l'Est, sur les magnats vénézuéliens qui ont siphonné l'argent des logements sociaux et des hôpitaux. Ils ont suivi les pilleurs de tombes qui ont volé d'anciens artefacts bouddhistes vendus à des galeries new-yorkaises, ils ont examiné la plus grande raffinerie d'or du Moyen-Orient, au coeur d’une vaste opération de blanchiment d’argent jamais révélée.
Parmi les dizaines de personnalités politiques qui figurent dans ces documents, on trouve Paul Manafort, l'ancien directeur de campagne de Donald Trump, condamné pour fraude et évasion fiscale. La banque JPMorgan a rapporté avoir transféré de l'argent entre Manafort et les sociétés écrans de ses associés pas plus tard qu'en septembre 2017. C’était bien après que ses relations avec des fonctionnaires ukrainiens ayant des liens avec la Russie et ses soupçons de blanchiment d'argent aient été massivement rapportés.
Des dizaines d'articles dans l'enquête de FinCEN Files retracent des transferts d'argent similaires, des capitaux étrangers à des sociétés qui n'existent que sur le papier, traités par des banques internationales qui ont longtemps servi les oligarques et les despotes et n'ont pas subi de pression réelle pour les arrêter.
Ce système a eu des conséquences désastreuses durables sur la vie de nombreuses personnes.
Les fichiers contenus dans la base de données FinCEN ont été obtenus par BuzzFeed News et partagés avec ICIJ et ses membres. Ces fichiers sont connus sous le nom de SAR (Suspicious Activity Report) ou "Rapports d'activité suspecte". Ils offrent un tour d'horizon mondial de la criminalité, de la corruption et des inégalités. Les rôles principaux sont joués par des politicien·nes, des oligarques et des escrocs sans scrupule, ainsi que par les banquier·es servant leurs intérêts à tous·tes.
Les SAR montrent comment l'incapacité des banques et autres institutions financières à contrecarrer les flux d'argent illicites favorise la criminalité à grande échelle, et ses dommages collatéraux.
Les SAR ne sont pas nécessairement la preuve d'un acte répréhensible. Elles reflètent l'avis des chiens de garde des banques, appelés "compliance officers" (agents de contrôle). Ces agents signalent les transactions portant la marque de la criminalité financière, et celles dans lesquelles sont impliqué·es des client·es représentant un profil à haut risque ou ayant eu des démêlés avec la justice.
Dans un monde en proie à des crises qui font les gros titres, notamment une pandémie de coronavirus qui détruit des vies et des économies, le mouvement incontrôlé d'argent sale peut ne pas être considéré comme une menace immédiate. Mais les conséquences sont graves : les narcotrafiquant·es et les escrocs placent les profits hors de portée des autorités. Les despotes et les industriel·les corrompu·es gonflent leurs fortunes mal acquises et consolident leur pouvoir, alors que que les gouvernements, privés de revenus, ne peuvent pas se permettre d'acheter des médicaments pour soigner les malades.
"Les gens ne sont peut-être pas conscients de problèmes comme le blanchiment d'argent et les sociétés offshore, mais ils en ressentent les effets tous les jours car ce sont eux qui payent les conséquences de la criminalité à grande échelle - des opioïdes au trafic d'armes en passant par le détournement des allocations chômage liées au COVID-19", a déclaré Jodi Vittori, experte en corruption à la Carnegie Endowment for International Peace.
Mais les réseaux criminels et les forces de l'ordre qui tentent de les arrêter comprennent que la circulation de sommes d’argent considérables sont la condition sine qua non du succès d'une entreprise criminelle.
Une overdose à Garland
Emily Spell entend des cris depuis l'extérieur de la maison en briques rouges de ses parents. Elle trouve son frère, Joseph Williams, 31 ans, allongé sur un matelas dans la cave. Ses yeux, à moitié ouverts, sont jaunes. Ses lèvres sont bleues. Sa femme, Kristina, lui frappe la poitrine.
"Joe, réveille-toi ! Joe, réveille-toi !" crie-t-elle.
Emily Spell, étudiante en soins infirmiers, commence la RCP (réanimation cardio-pulmonaire). Chaque fois qu'elle presse sa poitrine, de la mousse blanche jaillit de la bouche de Joe sur son pyjama Batman, son préféré. La mère de Joe, rentrée en courant de son travail à Piggly Wiggly, une épicerie régionale de Garland, en Caroline du Nord, est effondrée, allongée à côté de son fils.
"C'est bon, mon bébé, tu peux t'endormir", dit-elle. "Tu veux une cigarette ? Tu as froid ?"
"Je croyais que ma mère avait perdu la tête", se souvient Emily. "Bien sûr qu'il avait froid. Il était mort."
La famille de Joe ne sait pas ce qui l'a tué. Ils ne se doutent pas qu'il est un des premier·es parmi les dizaines de milliers d'Américain·es à être victimes du fentanyl, le narcotique le plus mortel au monde. Quelques jours avant sa mort, Williams avait reçu un paquet envoyé du Canada avec cinq analgésiques et de la poudre de fentanyl.
Il a fallu un réseau de trafiquant·es qui s’étend jusqu'en Chine et s’appuie sur la facilité de circulation de l'argent sale par le biais d'institutions financières de renom, pour livrer des opioïdes conçus en laboratoire dans les zones rurales de Caroline du Nord et dans tout le pays.
La piste de l'argent : Des images d'argent liquide couvrent la fenêtre d'un service d'impôt sur le revenu dans la ville rurale de Garland en Caroline du Nord, aux Etats-Unis. Crédit photo : ICIJ/TravisDove
"Emily, mais c’est quoi le fentanyl ?"
Debout dans la cuisine de sa fille, la mère de Joe Williams tient dans sa main le rapport de toxicologie qui est arrivé par courrier ce jour-là, en 2014.
Emily Spell a entendu parler de cet opioïde à l'école d'infirmières. "C'est comme un médicament contre la douleur qu'ils donnent aux patient·es atteint·es de cancer", répond-elle.
"La grandeur pousse à Garland" est le slogan de cette petite ville de Caroline du Nord, qui compte à peine plus de 600 habitant·es, des champs de myrtilles et des fermes porcines. Mais les preuves de cette grandeur ont été plus difficiles à trouver pour les gens de la génération de Joe. Aucune nouvelle maison n'a été construite depuis des années, et les dirigeant·es locaux·les ont récemment dissous les forces de police en raison de contraintes budgétaires. Au fil des années, de nombreux commerces du centre-ville ont fermé. Des mauvaises herbes poussent dans les fissures de l'asphalte du parking vide devant l'usine de chemises Brooks Brothers, fermée elle aussi. La ville est actuellement durement touchée par la pandémie de COVID-19.
En 2017, les procureur·es américain·es ont déclaré Joe - désigné uniquement par ses initiales, "J.W." - comme la première victime américaine d'un circuit mondial clandestin visant à distribuer des drogues mortelles. Anthony Gomes sera bientôt condamné par le tribunal fédéral de Dakota du Nord, pour blanchiment d'argent et distribution des drogues dont Joe Williams et de nombreux·ses autres Américain·es ont été victimes.
Les autorités ont arrêté Gomes près de Fort Lauderdale, en Floride, en 2017, non loin de son chalet Tudor d'une valeur de 850.000 dollars, acheté, selon les procureurs, avec l'argent de la drogue. Pendant des années, Gomes et sa petite amie, Elizabeth Ton, ont effectué des virements bancaires vers la Chine et le Canada, où le chef du groupe opérait depuis sa cellule de prison.
Les procureur·es ont déclaré que Gomes, Ton et d'autres membres de l’organisation du trafic de drogue et de blanchiment d'argent utilisaient des comptes offshore, des transferts d'argent, un compte de la Bank of America et des communications cryptées pour dissimuler leurs opérations.
Selon les informations disponibles dans une feuille de calcul non datée tirée des fichiers FinCEN, Gomes et huit autres personnes sont lié·és à des paiements totalisant plus de 403.000 dollars effectués entre 2012 et 2017 par l'intermédiaire de MoneyGram International. Basée à Dallas, la société de transfert d’argent a payé 125 millions de dollars de pénalités aux autorités américaines en 2018, pour avoir violé un accord visant à mettre fin au blanchiment d'argent et à la fraude.
Le tableur des FinCEN Files, une liste de plus de 1.500 rapports d'activités suspectes, était intitulé "VTB Bank Export", en référence à une institution russe d'État connue pour être la "tirelire" du président russe Vladimir Poutine. Le département du Trésor américain a sanctionné la VTB Bank en 2014 en réponse à l'annexion par la Russie de la péninsule ukrainienne de Crimée. La nature des liens que la VTB Bank avait avec les transferts MoneyGram n’est toujours pas connue.
La VTB Bank a déclaré qu'elle "opérait strictement selon les lois locales et internationales et se conformait pleinement à toutes les normes réglementaires locales et internationales. La banque n'a reçu aucune plainte des autorités améri caines concernant [ses] activités" et n'est "pas en mesure de faire des commentaire car [elle] n'a pas eu accès à la documentation précise à laquelle se réfère la requête".
Trois des huit personnes nommées avec Gomes dans le tableur ont été accusées ou condamnées pour trafic de drogue. L'une d'entre elles, Xiaobing Yan, est le premier fabricant de fentanyl à être inculpé aux États-Unis. Yan, 43 ans, opérait depuis Wuhan, en Chine, et est toujours recherché par les autorités américaines. Il nie avoir enfreint les lois chinoises ou vendu sciemment des substances prohibées aux États-Unis.
Les deux autres étaient Ton, la petite amie de Gomes, et Darius Ghahary. Les deux ont été accusé·es de crimes liés au fentanyl en 2017. MoneyGram a signalé des virements suspects liés à Ghahary plus de dix ans après que les autorités du New Jersey lui ont infligé une amende dans une affaire de fraude sur Internet très médiatisée.
Qui a payé qui ? Les rôles joués par les différent·es acteur·trices et le circuit exact que le fentanyl a emprunté pour atteindre Garland restent flous. Les procureur·es américain·es chargé·es de juger l'affaire Gomes ont refusé de répondre aux questions du ICIJ, invoquant un litige en cours.
“Tout le monde peut être un trafiquant”
Brandon Hubbard, le trafiquant de drogue à présent incarcéré dans une prison du Dakota du Nord pour avoir vendu à Joe Williams la drogue qui l’a tué, ne se voyait pas comme un escroc financier.
"Je considère les blanchisseurs d'argent comme des gens qui investissent dans des lave-autos ou des restaurants" pour rendre légitime l'argent sale, déclare Hubbard à ICIJ, ou qui font "ce que font les oligarques russes pour faire sortir leur argent de Russie et l'investir dans l'immobilier américain".
Puis il en est devenu un lui-même. Il se souvient avoir été choqué lorsque la police lui a dit qu'il était accusé non seulement de distribution de drogues mortelles, mais aussi de criminalité financière.
Plus de 31.000 Américain·es ont été victimes d'opioïdes synthétiques, dont le fentanyl, en 2018.
Le fentanyl et d'autres drogues fabriquées en laboratoire, environ 10.000 fois plus puissantes que la morphine, tuent à ce jour plus d'Américain·es que tout autre opioïde. Le département du Trésor américain affirme que la criminalité financière rend tout cela possible.
"Tout le monde peut être un trafiquant maintenant grâce aux smartphones", a déclaré Donald Im, un agent spécial adjoint en charge de la Drug Enforcement Administration (la police antidrogue américaine), "si tout le monde peut être un chauffeur Uber, tout le monde peut être un trafiquant de drogue".
"Les trafiquant·es utilisent toutes les méthodes de l'économie et du système financier", a déclaré Im. L’agent a travaillé sur l'opération Denial, une enquête en cours sur le trafic de fentanyl et d'autres drogues. Les condamnations de Brendan Hubbard et d'Anthony Gomes sont le résultat de cette opération.
Il y a quelques mois, la police a appelé Emily Spell pour faire le point. Elle a du mal à attraper le "principal baron de la drogue" de Chine, se souvient Emily.
"Aussi petite et rurale que soit cette ville", dit-elle , "que mon frère ait reçu de la drogue venue du monde entier, c'est vraiment stupéfiant".
Un travailleur journalier au Turkménistan
La farine, lorsqu'elle arrive au magasin, sent mauvais. L'huile est noire et amère.
Retour à l’année 2016. L'économie du Turkménistan est en chute libre. Les plus démuni·es fouillent dans les bennes à ordures. En deux ans, l'inflation a atteint des taux records et est devenue la deuxième plus forte après celle du Venezuela.
Le jour, les ouvrier·es transportent des sacs de ciment à vélo pour quelques manats, la monnaie locale, qui se déprécie de jour en jour. Le soir, les maris et les pères se pressent devant les portes en plastique noir des supermarchés du gouvernement, où les rayons sont vides, sauf pour les produits d'importation hors de prix.
"Il n'y a jamais assez à manger", déclare à ICIJ un ouvrier de la ville oasienne de Mary, dans le sud du pays. Il a demandé à ne pas être nommé de peur de mettre sa famille en danger. "Les gens attendent la farine jusqu'à minuit, et les propriétaires des magasins ne peuvent pas dire quand elle arrivera."
Le nom de la capitale, Achgabat, signifie "Ville de l'amour". A cause de la faim, de la répression policière et de la corruption, beaucoup la connaissent sous un autre nom : la Ville des morts.
La corruption à Achgabat, comme dans de nombreuses capitales du monde, est entretenue par la circulation clandestine d'argent par des avant-postes offshore - et, souvent, par certaines des banques les plus riches du monde.
Près de trois douzaines de rapports d'activités suspectes examinés par le ICIJ décrivent des paiements liés au Turkménistan, totalisant 1,4 milliard de dollars entre 2001 et 2016. "Suspect" ne signifie pas nécessairement illicite, mais les agents de contrôle des banques qui surveillent les transferts ont estimé qu'ils méritaient un examen plus approfondi.
Certaines entreprises basées au Royaume-Uni ont reçu de l'argent du Turkménistan alors qu'elles avaient signalé aux régulateurs qu'elles n'étaient pas activement engagées dans des affaires, selon ICIJ.
Dans un cas, le ministère turkmène du commerce a envoyé 1,6 million de dollars à une société écossaise appelée Intergold LP, selon des fuites. Les dossiers de la banque indiquent que le paiement était destiné à des "confiseries" - ou des bonbons. L’argent a quitté le compte bancaire du ministère à Achgabat, est passé par la Deutsche Bank à New York et est arrivé sur un compte bancaire letton détenu par Intergold.
Intergold LP a été créée 10 mois avant ses transactions avec le gouvernement turkmène, comme le montrent les dossiers. Son adresse est un établissement appelé Mail Boxes Etc. à Glasgow, en Écosse. "Faites de ce lieu votre adresse pour les affaires", suggère la vitrine..
Intergold a depuis été rebaptisée SL024852 LP. Il n'est pas clair qui possède l'entreprise ni si elle a un but légitime.
James Dickins, qui a signé les documents d'enregistrement officiels au moment de la création d'Intergold, a également approuvé les comptes d'au moins 200 autres sociétés en Angleterre, selon une analyse de ICIJ sur les sociétés figurant dans les fichiers FinCEN. Les entreprises britanniques sont devenues ces dernières années des outils populaires pour dissimuler les primes des escrocs et des fonctionnaires corrompu·es.
ICIJ n'a pas pu joindre Dickins. Daniel O'Donoghue, qui a également signé la demande d'enregistrement d'Intergold, a déclaré à ICIJ que son travail d'entreprise est supervisé par les régulateur·trices britanniques de lutte contre le blanchiment d'argent et répond aux normes élevées requises en matière de diligence raisonnable ou de vérifications.
"Cela ressemble certainement à un cas où une société écran a été utilisée pour cacher des fonds prélevés dans les caisses de l'État", a déclaré Annette Bohr, une analyste du think tank londonien Chatham House, spécialisée dans les kleptocraties d'Asie centrale. "Ils pensaient probablement que le fait de déposer des "confiseries" n'aurait rien de suspect".
Le ministère du commerce du Turkménistan n'a pas répondu aux questions envoyées via son ambassade aux États-Unis. Le formulaire de contact en ligne du ministère n'a pas fonctionné.
Dans les documents examinés par ICIJ, la Deutsche Bank n'a pas expliqué pourquoi elle trouvait les transactions suspectes. La banque a refusé de discuter de ses relations avec le Turkménistan. Elle a déclaré à ICIJ qu'en général, " discuter d'éventuelles SAR [...] serait une violation criminelle de la loi américaine (et d'autres lois)". Les banques déposent régulièrement des déclarations de soupçons et "aident ainsi les autorités à attraper et à poursuivre les personnes impliquées dans des activités criminelles" , a déclaré la banque. "La Deutsche Bank surveille activement les comportements suspects et partage les conclusions pertinentes avec les autorités".
Le rôle de la Deutsche Bank dans les transactions était celui d'une banque correspondante - ce qui signifie qu'elle permettait aux banques turkmènes utilisées par les ministères et les entrepreneur·ses bien connecté·es de convertir les manats en dollars et de payer sur d'autres comptes dans le monde.
C'est un rôle familier : l'institution allemande était le coffre-fort international de choix pour le Turkménistan durant le régime sanguinaire de l'ancien président à vie Saparmurat Niyazov.
La Deutsche Bank détenait jusqu'à un tiers des revenus du pays sur des comptes accessibles uniquement par Niyazov, selon Global Witness, un groupe de lutte contre la corruption. Un ancien président de la banque centrale du pays a déclaré au groupe que les milliards de dollars de la Deutsche Bank étaient en fait "l'argent de poche personnel de Niyazov".
Effondrement en Ukraine, casse-Tête à Wall Street
"Nous nous attendions à un miracle", déclare Olga Prykhodko, se souvenant du jour où, il y a neuf ans, elle a prié à l'église pour voir sa mère une dernière fois. "Et chaque fois qu'ils faisaient sortir un nouvel être humain dans un sac en plastique noir, cet espoir s'évanouissait."
Elle décrit à quoi ressemblait sa mère, Nadezhda Kulinich, lors de ses funérailles. Sa mâchoire disloquée était enveloppée dans des bandages blancs. Ses doigts étaient écrasés et ses bras étaient bleus - signes d'une tentative futile de protéger son visage alors que des tonnes de roche, de métal et de béton ont plu sur elle.
Le 29 juillet 2011, Nadezhda Kulinich a été l'une des 11 personnes tuées dans une mine de charbon appartenant à l'État dans l'est de l'Ukraine, lorsqu'une tour s'est effondrée sur le bâtiment où les employé·es triaient le charbon de la roche.
"Maman n'arrêtait pas de se plaindre que tout s'écroulait", se souvient Prykhodko au KyivPost, partenaire d’ICIJ. Nadezhda Kulinich avait même déclaré à une commission de sécurité en visite avant l'accident que "des briques continuaient à leur tomber sur la tête". Les employé·es se plaignaient que la tour bientôt effondrée n'avait pas été remplacée depuis 50 ans.
Olga Prykhodko blâme "toute la chaîne de responsabilité qui va jusqu'au gouvernement de Kiev". De la fenêtre de sa maison, elle peut voir le lieu où sa mère est décédée.
Les mineurs et mineuses ukrainien·es affirment que la corruption rampante les met en danger.
De nombreuses mines de charbon du pays, dont celle de Bazhanov, où Nadezhda Kulinich est morte, appartiennent à l'État. Elles ont longtemps été la source favorite de pillage pour les kleptocrates, selon des militant·es anti-corruption, des employé·es et des fonctionnaires.
Dans toute l'industrie, le manque d'équipement et leur vétusté sont une préoccupation constante. Les responsables des mines ont déclaré avoir à peine plus de la moitié des masques nécessaires pour permettre aux mineurs et mineuses de continuer à respirer en cas d'effondrement. Le syndicat des mineur·ses s'est plaint, dans une interview accordée à un magazine ukrainien, du fait que les vieux équipements soient retirés des mines inutilisées du pays, avant d’être simplement repeints puis réaffectés.
L'effondrement de la tour Bazhanov, dans la ville de Makiivka, a été l'un des trois accidents miniers survenus en Ukraine cette semaine-là, tuant au moins 39 hommes et femmes. Tous se sont produits dans l'est du pays, riche en charbon, près de la frontière russe, où aujourd'hui deux "républiques populaires" scélérates opèrent avec le soutien du Kremlin.
Une commission officielle a identifié le vieillissement des équipements comme un facteur possible de l'effondrement de la tour Bazhanov et a recommandé de changer la stratégie d'inspection des tours.
L'approvisionnement de la mine de Bazhanov était assuré par une obscure société chypriote appelée Tornatore Holdings Ltd. Des mois après les funérailles de Nadezhda Kulinich et à 8000 km de là, Peggy McGarvey, la principale responsable du contrôle de la Deutsche Bank à Wall Street, a essayé de découvrir qui était le propriétaire de Tornatore.
Ce qui a attiré son attention n'était pas l'accident mortel, mais les signes avant-coureurs que la banque a remarqués après avoir traité deux gros paiements au nom de Tornatore.
En décembre 2011, Tornatore a reçu 5,5 millions de dollars d'une filiale ukrainienne de matériel minier appelée LLC Gazenergolizing. Le lendemain, Tornatore a envoyé 999.994 dollars à une grande société de leasing russe, partiellement détenue par le Kremlin.
Les paiements de grande valeur, dont certains ont été arrondis au millier ou au million le plus proche, ce que les experts considèrent comme une "empreinte digitale" de fraude, ont mis fin à une année de préoccupations de la Deutsche Bank envers Tornatore. La société avait effectué des paiements suspects et n'avait pas de domicile ou de "branche d'activité" évidente, ont écrit les banquiers dans des rapports, à partir de mars 2011, quelques mois avant l'accident de la mine de Bazhanov.
McGarvey et ses collègues ont vu que la société de leasing a décrit les derniers virements comme des cadeaux et un remboursement de prêt, mais les banquier·es voulaient plus d'informations, selon le rapport de la banque de février 2012. La banque russe de la société de leasing, Globex, avait assuré à la Deutsche Bank, en réponse à des préoccupations antérieures, que "le client n'avait pas fait d'opérations suspectes". Mais les collègues de McGarvey ont persisté, demandant à Globex de fournir les informations commerciales pour Tornatore.
"Aucune information", a répondu la banque russe. Des mois plus tard, Peggy n'en sais toujours pas plus.
Toujours à la tête de la Deutsche Bank pour le signalement des activités suspectes aux États-Unis, elle n'a pas répondu aux questions sur ce sujet précis. Il a fallu des journalistes ukrainiens pour relier Tornatore à l'accident de Makiivka.
En 2011, Tetiana Chernovol et Yuriy Nikolov ont signalé que Tornatore était lié à Yuriy Ivanyushchenko, un politicien proche du président de l'époque, Viktor Yanukovych. C'était le moyen de contrôler Gazenergolizing, qui avait le monopole de l'approvisionnement en matériel des mines du pays.
Nikolov et Tchornovol, qui a été membre du Parlement ukrainien de 2014 à 2019, ont écrit que la mine d'État avait acheté du matériel de remplacement à Gazenergolizing avant l'effondrement, mais ils n'ont pas pu déterminer si le matériel avait été livré ou même si la commande était légitime.
Mais l'agence d'audit de l'État ukrainien a publié un rapport en 2011 brossant un sombre tableau des activités de la mine. Il a trouvé 21 millions de dollars de matériel endommagé au siège de la mine de Bazhanov, à des kilomètres de l'accident, et a identifié 205 millions de dollars de "lacunes dans la comptabilité, violations flagrantes de la discipline financière et budgétaire".
Ivanyushchenko a fui après la révolution de 2014 en Ukraine et fait l'objet d'une enquête des autorités ukrainiennes et suisses pour avoir prétendument détourné des millions de dollars destinés à des projets énergétiques. Par l'intermédiaire de son avocat Vincent Solari, Ivanyushchenko a nié posséder ou détenir des actions de Tornatore ou de Gazenergolizing. "Les prétendues "informations" auxquelles vous semblez vous référer sont fausses", a déclaré M. Solari.
Joe Williams, Nadezhda Kulinich, Habiba Ghribi et des milliers d'autres personnes sont victimes chaque jour des défaillances de signalement par les banques de transactions suspectes, liées à des réseaux criminels internationaux, au blanchiment d'argent et à la corruption.
FinCEN a déclaré à BuzzFeed News ne pas vouloir commenter "l'existence ou la non-existence de SAR spécifiques". Une déclaration a été publiée sur les "médias" non nommés déclarant que "la divulgation non autorisée de SAR est un crime qui peut avoir un impact sur la sécurité nationale des États-Unis".
Quelques jours avant qu’ICIJ et ses partenaires ne publient cette enquête, l'agence FinCEN Files a annoncé qu'elle sollicitait les commentaires du public sur les moyens d'améliorer le système américain de lutte contre le blanchiment d'argent.