Les exemples de la situation catastrophique dans plusieurs pays européens tels que l’Espagne ou l’Italie, dont les morts se comptent aujourd’hui par milliers, ont poussé la Tunisie à instaurer rapidement des mesures de quarantaines, de confinement et de contrôle des personnes symptomatiques.
Jusqu’à très récemment, les autorités avaient réussi à retracer le parcours de tous les malades déclaré·es et donc à isoler ces cas contaminés et leur entourage potentiellement touché. Pour autant, un certain nombre de personnes n’a pas respecté la mise en auto-confinement et d’après les déclarations officielles datant du 23 mars, les chaînes de transmission sont de plus en plus difficiles à établir. Il a été ainsi impossible de définir l’origine de la contamination de plusieurs cas positifs. Cet enjeu est une des craintes principales : si la traçabilité est perdue, l’épidémie pourrait - si ce n’est pas déjà le cas - devenir hors de contrôle et se répandre de plus en plus rapidement.
Pour éviter cela, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) ainsi que plusieurs autres pays, comme la Corée du Sud, l’Allemagne ou encore Singapour, affirment que mener une politique de dépistage massive est désormais le meilleur moyen de limiter la contamination, résultats à l’appui. Plusieurs scientifiques tunisien·nes poussent également en ce sens. Qu’en est-il réellement de la situation en Tunisie ?
Des malades hors des radars
Pour endiguer au maximum l’épidémie, depuis la déclaration du premier cas le 1er mars 2020, la Tunisie tente d’isoler les potentiel·les porteurs et porteuses du virus. Dès le 24 février, les autorités ont annoncé que toute personne provenant d’un pays à risques, principalement l’Italie à l’époque, devait se mettre en auto-isolement pendant 14 jours. Cette quatorzaine a rapidement été élargie à toutes les personnes entrant sur le territoire tunisien, avant la fermeture complète des frontières quelques jours plus tard.
Malgré ces mesures, plusieurs manquements ont été constatés : en l’absence de contrôles stricts, de nombreuses quarantaines n’ont pas été respectées. C’est par exemple ce qui s’est passé avec la patiente n°4 : cette femme de retour d’Italie ne s’est pas directement mise en isolement et a assisté à un événement avec des dizaines de personnes juste avant d’être diagnostiquée positive au Covid-19. Un autre patient en provenance de France mis en isolement dans une clinique de Bizerte a fui l’établissement vers l’aéroport pour prendre un vol en direction de Strasbourg.
Ainsi, malgré les mesures de mise en quarantaine, le virus s’est progressivement diffusé et le nombre de personnes déclarées positives augmente de manière exponentielle chaque jour. Pour faire face à la situation, comme plusieurs autres pays et en suivant les premières recommandations de l’OMS, la Tunisie a rapidement opté pour une politique de confinement de l’ensemble de la population. Les dépistages, quant à eux, restent destinés aux personnes présentant des symptômes, une partie de leur entourage et certains foyers de contamination.
“La chance qu’on a en Tunisie, c’est qu’on a beaucoup de cas importés et qu’on connaît le patient 0. Cela signifie qu’on peut encore suivre la chaîne mais pour maintenir cette traçabilité, il faut passer au dépistage massif !”, affirme un chercheur en biologie de l’Institut Pasteur*.
Mais depuis le 22 mars, la Tunisie a connu un tournant. Des personnes ont commencé à être dépistées positives au Covid-19 sans qu’on ne parvienne à retracer la chaîne de transmission. Cela signifie que des individus porteurs échappent au radar des autorités. Cela a été le cas à Djerba où au moins cinq malades ont quitté l’île vers la région de Kasserine sans qu’on ne connaisse l’origine de leur contamination.
Pour limiter ce phénomène, le dépistage en masse est de plus en plus préconisé. En testant une plus grande partie de la population, les autorités auraient une meilleure vue d’ensemble des foyers de contamination pour mieux les isoler. “C’est une question de choix, de stratégie et aussi de moyens. Tester tout le monde, c’est cher et techniquement très lourd”, continue le chercheur.
Ailleurs, le dépistage massif a fait ses preuves
La stratégie tunisienne de confinement et de dépistage ciblé était similaire à celle de la France, de l’Espagne ou encore de l’Italie. Cette politique correspond par ailleurs aux premières directives de l’OMS, le but étant de détecter les clusters en ne diagnostiquant que les personnes suspectes puis de retracer les personnes entrées en contact avec les cas positifs.
Cette méthode montre aujourd’hui des limites. Les dépistages massifs exécutés dans certains pays montrent que des malades asymptomatiques ou ne développant qu’une forme légère de la maladie peuvent exister en nombre important. Faute d’être considéré·es comme cas suspects dans d’autres pays, ils et elles ne sont pas diagnostiqué·es et risquent donc de propager le virus sans le savoir.
“Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez les gens ! Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés”, affirmait Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS le 16 mars dernier. Contactés par Inkyfada concernant la pertinence de la stratégie de dépistage des autorités tunisiennes, les responsables de l’OMS à Tunis ont refusé de répondre, renvoyant la balle au ministère de la Santé.
Cette évolution des consignes de l’OMS fait suite à plusieurs études et analyses confirmant l’idée qu’un grand nombre de dépistages serait plus efficace que des tests ciblés pour réellement appréhender la majorité des cas et contrôler l’épidémie. Une étude chinoise a ainsi souligné que 84% des malades présenteraient une forme bénigne de la maladie. Un type de population qui n’était jusque-là pas systématiquement dépisté dans le cadre des stratégies tunisienne, française ou encore italienne.
Dans les pays pratiquant le dépistage massif comme en Allemagne, 70% des malades ont entre 20 et 50 ans. En Corée du Sud, la moitié des cas ont moins de 40 ans. Alors que dans des pays où les tests sont plus ciblés envers les personnes risquant de développer une forme sévère de la maladie, la moyenne d’âge des patient·es est bien plus élevée, comme c’est le cas en Italie. Cela suppose que de nombreux·euses patient·es jeunes ne sont ni détecté·es, ni contrôlé·es, ni pris·es en charge même en tenant compte de la différence de moyenne d’âge de la population de chaque pays.
Alliée à un bon système de santé et à des mesures de distanciation sociale, l’efficacité du dépistage en masse a ainsi fait ses preuves dans plusieurs pays asiatiques ou encore en Allemagne qui pratique 500.000 tests par semaine et affiche un taux de mortalité de 0,9% pour plus de 60.000 cas détectés, au 30 mars 2020.
La Corée du Sud, de son côté, a anticipé la crise de manière encore plus précoce. Dès les premiers cas diagnostiqués, les laboratoires ont été mobilisés pour créer des tests en masse. “Résultat de ces efforts : au pic de la crise, début mars, la Corée du Sud testait 18 000 personnes par jour. Elle a testé au total près de 300 000 personnes, soit plus d’un Coréen sur deux cents. Un chiffre phénoménal : à titre de comparaison, la France réalise seulement 2500 tests par jour, et même le personnel soignant ne peut souvent pas être testé”, indique le journal français Mediapart.
La méthode coréenne a ainsi permis de contrôler drastiquement les cas positifs au Covid-19 et de retracer automatiquement les chaînes de transmission. À ce jour et alors que le premier cas date du 19 janvier, la Corée du Sud ne compte que 158 décès et seulement 10.000 contaminé·es. Avec cette stratégie, elle a évité le confinement total de l’ensemble de sa population avec les conséquences économiques et sociales liées.
Des laborantin·es effectuent des tests de dépistage au sein du laboratoire de virologie clinique de l’Institut Pasteur de Tunis. Crédit : Institut Pasteur de Tunis, 27 mars 2020.
Vers le dépistage de masse en Tunisie ?
Jusqu’au 26 mars, seul le laboratoire de l’hôpital Charles Nicolle pratiquait les dépistages dans le cadre de la lutte contre l’épidémie. Le maximum de tests effectués en une journée a été de 309 (le 25 mars).
Depuis, l’Institut Pasteur de Tunis et l’hôpital militaire sont aussi devenus des pôles de diagnostics et 724 tests ont pu être menés le 27 mars. Même si le nombre de dépistages augmente assez significativement, cela ne représente pas encore une politique de dépistage massive.
En Tunisie, que ce soit le directeur général ou le chercheur de l’Institut Pasteur, les deux sont unanimes : il est nécessaire de passer à une “politique massive de dépistage pour réduire la transmission de l’épidémie”.
“On a essayé de pousser dans les commissions [pour] un dépistage orienté vers l’entourage, les personnes à risques même si elles ne sont pas symptomatiques”, détaille Hechmi Louzir. Il ajoute qu’il a tout de même conscience “des enjeux de moyens et de logistique”, qu’implique ce type de politique.
Le test de dépistage actuellement pratiqué, dit test RT-PCR, est le test de référence pour mesurer avec fiabilité la présence du virus chez un·e patient·e. À partir d’un prélèvement sur le ou la malade, l’échantillon est analysé en laboratoire à l’aide d’une machine afin de détecter la charge virale du Covid-19. 10.000 de ces tests devraient être importés prochainement et des laboratoires supplémentaires pourraient être autorisés à les analyser. Parallèlement, 20.000 tests RT-PCR en plus d’autres équipements ont été offerts à travers le CDC-Africa, a fait savoir le ministère des Affaires étrangères ce 28 mars.*
Le recours aux tests rapides
En appui à ces dépistages de référence, des alternatives existent et la Tunisie devrait acquérir prochainement 500.000 tests rapides. Ces derniers permettent de détecter soit la présence d’antigènes du virus, soit la présence d’anticorps produits en réaction au Covid-19, quelque temps après la contamination. La Pharmacie Centrale a lancé en ce sens le 28 mars une consultation pour la livraison de 400.000 de ces tests : 200.000 pour la détection d’antigènes et 200.000 pour les anticorps. L’offre prend fin au 31 mars, pour "livraison immédiate" mais sans qu'il n'y ait plus de détails concernant la mise à disposition réelle de ces tests sur le territoire tunisien.
Moins chers, plus rapides, l’atout principal de ces tests est leur accessibilité. “Ces tests de dépistages sont moins chers que les tests d’analyse [les RT-PCR] et leur utilisation est plus facile. Il ne faut pas d’expertise particulière”, explique Hechmi Louzri.
Contrairement au test de référence, il n’est pas nécessaire de mobiliser une grande technicité que ce soit en ressources humaines ou en équipement et les résultats s’obtiennent bien plus rapidement : quelques minutes suffisent contrairement au test RT-PCR qui prend plusieurs heures. Mais il faut souligner que leur sensibilité, et donc leur fiabilité est plus faible.
“C'est une politique d’appui aux tests RT-PCR qui peut notamment servir les populations à risques et les protéger. Mixer les deux techniques de tests nous permettra d’avoir une idée plus large sur l’épidémie”, affirme le chercheur de l’Institut Pasteur.
En investissant dans ces tests rapides, les autorités tunisiennes pourraient élargir les populations à dépister et un plus grand nombre de laboratoires seraient également à même de mener ces dépistages. Il serait alors possible d’en pratiquer plusieurs milliers par jour.
L’enjeu est de mieux identifier, isoler, contrôler les cas positifs et retracer les chaînes de transmission de manière plus efficace.
D’autres initiatives voient également le jour à travers le monde. De nombreux laboratoires développent de nouveaux tests plus rapides donnant des résultats en quelques minutes ou encore des auto-tests qu’il est possible d’effectuer seul·e. En Tunisie, certains collectifs de scientifiques appellent à se regrouper pour développer de nouvelles techniques de dépistage. Mais il faudra attendre un certain temps avant que ces initiatives ne soient mises en place, validées et diffusées.