Une forme de consensus est pourtant largement partagée, selon les expériences comparées dans les différents pays touchés, au sujet d’une menace réelle : celle de l’écroulement des systèmes de santé.
Cette menace est due principalement au fait que les cas aggravés des porteurs et porteuses du virus nécessiteront une hospitalisation, souvent en service en réanimation et, selon les dernières estimations, pour un temps plus ou moins prolongé.
Le 23 mars 2020 a marqué un tournant en Tunisie. Nissaf Ben Alaya, directrice de l'Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes, ne cache pas sa colère et son inquiétude. Parmi les cas récemment détectés, certains n'ont pas pu être retracés et le risque que l'épidémie devienne - ou ne soit déjà - hors de contrôle, malgré la décision de confinement général, est de plus en plus présent.
Cette menace a été confirmée le 25 mars avec 59 cas déclarés (testés la vieille). Les autorités parviennent de moins en moins à identifier les chaînes de transmission et l'épidémie se répand plus rapidement.
Malgré une inconnue de taille, celle des personnes réellement infectées par rapport au nombre de personnes diagnostiquées, les chiffres compilés au niveau mondial par les autorités compétentes, principalement l’Organisation mondiale de la santé (OMS) permettent d’établir des projections sur l’évolution du nombre de personnes qui pourraient être contaminées si la tendance n’est pas inversée. Cette tendance dépendra principalement de l’efficacité des mesures politiques et sanitaires.
Globalement, avec les données officielles à disposition, la Tunisie connaît actuellement une évolution exponentielle de cas diagnostiqués positifs au Covid-19. Au 31 mars, en moyenne, le nombre de cas supplémentaires augmente de 26,3% chaque jour, depuis la découverte du premier cas.
Ce taux de progression est en constante baisse cette dernière semaine. Mais la courbe est, pour le moment, comparable à celle d’autres pays touchés plus tôt par l’épidémie, comme l’Italie, la France ou encore la Corée du Sud, au commencement de la propagation.
Certains, comme la Corée du Sud, parviennent à contenir l'épidémie, tandis que l'Espagne, l'Italie ou la France connaissent une crise sanitaire de grande ampleur.
Les projections peuvent changer de manière plus ou moins importante selon le nombre de tests effectués et les stratégies adoptées. Plus le nombre de tests sera élevé, plus les statistiques liées au Covid-19 seront affinées.
L’écroulement du système de santé, une menace réelle
Avec 423 cas diagnostiqués le 31 mars 2020 et annoncés le lendemain, la Tunisie connaît un taux de progression quotidien moyen de 26,3%. Si cette vitesse de propagation n'est pas freinée et se maintient, le pays pourrait compter des milliers de cas supplémentaires durant le mois d'avril. Mais avec la baisse constante du taux de progression, les projections à court termes pourraient être plus optimistes.
Il est à noter que le nombre de cas diagnostiqués pourrait être multiplié dans les prochains jours, avec l'augmentation annoncée du nombre de dépistages. À l'inverse, le coefficient de propagation peut encore baisser dans les prochaines
semaines, selon l'efficacité des mesures prises par les autorités tunisiennes pour endiguer l'épidémie.
Si la grande majorité des cas ne nécessiteront pas d'hospitalisation, l'OMS estime pourtant à 20% le nombre de personnes contaminées dont l'état de santé pourrait s'aggraver et nécessiter une prise en charge médicale. Ce taux peut être amené à évoluer et les données affinées selon les informations obtenues au niveau global ainsi que la multiplication des dépistages.
Selon les autorités tunisiennes, 5% des cas positifs nécessiteront des soins en réanimation. Tout l'enjeu de cette pandémie repose alors sur la capacité des systèmes de santé à se maintenir et à gérer un flux important de malades à la même période. La disponibilité des équipements médicaux inquiète également, car les services de réanimation risquent d'être rapidement saturés et les respirateurs et autres ventilateurs venir à manquer.
Le ministère de la Santé n'a pas fourni de chiffres exacts par rapport à la capacité des établissements en Tunisie. Différentes déclarations de responsables aux médias -notamment le ministre de la Santé Abdellatif Mekki- font état d'un millier de lits en réanimation équipés dans le secteur public et privé. Mais tous ces lits ne sont pas réservés pour les malades du Covid-19.
Ce chiffre estimatif peut également être amené à évoluer, les autorités ayant affirmé que la capacité des hôpitaux et autres centres dédiés pourra être augmentée. Les données disponibles actuellement montrent également une grande disparité dans le service public, en termes d'équipements et de distribution des lits en réanimation, selon les régions.
Ces données sont tirées d'une thèse soutenue par Amin Hammas, à la Faculté de médecine de Tunis, en janvier 2020. Selon d'autres données disponibles, le nombre de lits "actifs" oscillerait entre 200 et 300. D'autres seraient budgétisés mais en attente d'équipements. Sur les 331 lits recensés par l'enquête en janvier, 49 ne seraient pas fonctionnels.
Nombre de lits de réanimation pour 100.000 habitants
Au lits installés dans les établissements, s'ajoutent les lits existants dans le secteur privé, toujours selon les déclarations de responsables au ministère de la Santé qui estiment à environ 1000 les lits répartis entre le public et le privé. Mais là encore, le nombre de lits disponibles dans les cliniques privées et qui pourraient être consacrés aux victimes de l'épidémie est estimé à quelques dizaines.
Avec la vitesse de propagation actuelle, le nombre de personnes qui pourraient nécessiter des soins en réanimation serait supérieur à 1000 au 17 avril 2020. Si l'épidémie n'est pas freinée et dans l'hypothèse où tous ces lits seraient disponibles pour les victimes du Covid-19, les services de réanimation arriveraient alors à saturation à cette date.
Au manque de lits et de matériel, s'ajoute la pénurie de masques et d'équipements de protection pour le personnel soignant. Cette menace est à ce jour réelle dans plusieurs pays européens, dont l'Italie, la France ou encore l'Espagne. Le manque d'équipements a notamment contraint les médecin·es italien·nes à devoir trier les patient·es à soigner, selon leur espérance de vie.
Le taux de contamination du personnel soignant, par manque de protection, en plus de les mettre en danger, réduira également la capacité à soigner un nombre important de personnes porteuses du virus, mais aussi les patient·es souffrant d'autres pathologies.
Manque de dépistages : le risque d'une propagation hors de contrôle
Depuis la déclaration du premier cas atteint du Covid-19 en Tunisie, entre le 2 mars et le 31 mars 2020, moins de 5000 dépistages ont été effectués en près d'un mois. La Tunisie, comme d'autres pays, a d'abord opté pour une politique de dépistages ciblés sur les personnes ayant séjourné à l'étranger en cas de symptômes caractérisés. Si une personne est positive, les autorités tentent de retracer toutes les personnes avec qui elle a été en contact et celles-ci sont appelées à se placer en auto-confinement sans forcément être testées. Elles ne peuvent l'être que si elles-mêmes présentent des symptômes.
À ce jour et avec une population ciblée, plus de 11% des tests effectués sont positifs. Depuis le 10 mars, le nombre de dépistages a sensiblement augmenté. Pour la première fois, le 25 mars, plus de 300 tests ont été effectués en un jour. Puis, les autorités ont décidé d'accorder à d'autres laboratoire (principalement l'Institut Pasteur de Tunis), la capacité d'effectuer ces tests (jusque-là monopole du laboratoire de référence de l'hôpital Charles Nicolle). Ainsi le 27 mars, un record de 724 dépistages a été atteint en un jour. Mais ce nombre reste relativement insuffisant par rapport à d'autres pays.
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Depuis le 22 mars, les autorités ont annoncé que pour certains cas porteurs du virus, l'origine de la contamination n'a pas pu être déterminée. Cela confirme que l'épidémie se propage en dehors de l'environnement des cas dits à risques et que le nombre de personnes contaminées est très probablement supérieur au nombre de personnes déclarées.
Le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, a annoncé la semaine précédente que le nombre de tests allait être augmenté de manière significative dans les prochains jours. Le ministre a également assuré qu'environs 500.000 tests dits "rapides" (sérologiques et non les "PCR" classiques qui nécessitent plus de temps et de moyens) allaient être importés. Une consultation pour l'achat de 400.000 tests a été effectué mais celle-ci n'a toujours pas été livrée.
Car le faible nombre de dépistage, principalement sur les cas "suspects" ou présentant des symptômes importants, ne donne pas une idée précise du nombre de personnes qui pourraient être potentiellement contaminées sans le savoir. Cet écart entre le jour de la contamination et le jour du diagnostic peut avoir de lourdes conséquences sur la propagation de l'épidémie.
Selon les données disponibles relatives aux 89 premiers cas déclarés en Tunisie, il existe en effet une période plus ou moins longue entre la période d'incubation, la date des premiers symptômes et celle de la prise en charge.
Ainsi, pour le cas numéro 79, par exemple - un jeune homme de 28 ans revenu de France - il s'est écoulé six jours entre la date des premiers symptômes et celle de la confirmation du diagnostic. Ce sont autant de jours où le taux de contagion est très élevé. Ce taux est significatif un ou deux jours avant les symptômes et plus faible les jours précédents, pendant la période d'incubation.
À chaque dépistage positif, les autorités doivent mener une enquête de terrain pour retrouver les personnes avec qui le·la patient·e a été en contact. De nombreux cas dépistés l'ont été dans le cadre de ces recherches et cet intervalle de temps avant le diagnostic peut être critique.
Dans l'hypothèse où la date de confirmation d'un cas symptomatique et la date de contamination correspond à la période d'incubation, il peut aussi y avoir un écart important entre le nombre de personnes potentiellement contaminées à une date donnée et le nombre de cas diagnostiqués.
L'infographie ci-dessus permet d'établir des projections sur les cas potentiellement contaminés, selon les cas diagnostiqués et le coefficient de propagation moyen depuis le premier cas déclaré. Selon l'institut Pasteur en France, la période d'incubation est en moyenne de 5 jours (entre le moment de la contamination et celui de l'apparition des premiers symptômes).
Ainsi, si au 26 mars, le nombre de cas diagnostiqués est de 423, le nombre de cas potentiellement contaminés serait alors de 2804. Sans contrôle et sans dépistage (en l'absence de symptômes), le nombre de personnes contaminées par le Covid-19 pourrait alors exploser et se compter par milliers au début du mois d'avril. Cette tendance peut s'inverser selon les mesures prises par les autorités et leur capacité à tester une population plus large.
"Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez les gens ! Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés", a insisté Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, le 16 mars dernier.
Des stratégies et des résultats différents
Dans les 29 premiers jours suivant la confirmation des premiers cas infectés, les pays touchés, que ce soit en Europe, en Asie ou en Amérique du Nord, suivaient une courbe de propagation exponentielle. Avec certes beaucoup moins de cas déclarés et une contamination plus tardive que les pays cités dans l'infographie ci-dessous, la Tunisie ne fait pourtant pas exception.
À une échelle différente, le taux de propagation quotidien en Tunisie est en effet semblable, voire parfois supérieur à celui de pays aujourd'hui durement touchés par l'épidémie.
Comparées aux autres pays et à échelle égale, l'Espagne et l'Italie ont connu l'augmentation la plus rapide. Depuis, ces deux pays déplorent plusieurs centaines de décès par jour.
L'OMS estime en moyenne le taux de létalité par le Covid-19 à 3,4%, sur la base des cas déclarés. Selon cette moyenne et le taux de propagation déclaré de l'épidémie en Tunisie, plusieurs centaines de décès pourraient être enregistrés durant le mois d'avril.
Cette tendance (en baisse par rapport aux jours précédents) dépend principalement de la rapidité du dépistage, des capacités du système de santé à soigner les cas graves et des mesures prises pour limiter le taux de contamination.
Ainsi, de grandes disparités sont constatées selon les pays. L'Allemagne et la Corée du Sud qui ont opté - entre autres - pour une stratégie de dépistage massif et précoce, enregistrent un taux de létalité bien inférieur à ceux de l'Italie, de l'Espagne ou encore de la France. L'épidémie en Corée du Sud semble être plus contrôlée que dans de nombreux pays européens, car le dépistage massif et les mesures barrières ont fait partie de la stratégie du pays, dès les premiers cas enregistrés.
Comme la France, l'Italie ou l'Espagne, la Tunisie a d'abord opté - suivant les premières recommandations de l'OMS - pour des dépistages rares et ciblés sur les personnes suspectes, leur entourage et certains foyers de contamination. Mais dans le cas où la décision de confinement total ne permet pas d'infléchir la courbe de manière significative, cette stratégie pourrait s'avérer risquée et l'épidémie devenir hors de contrôle. Depuis, l'OMS a changé de discours et appelé tous les pays à adopter une politique de dépistages massive.
À présent, de nombreux pays font appel aux différents laboratoires pour élaborer des tests moins coûteux et plus rapides que le test classique. La Tunisie, un mois après la confirmation du premier cas, entend entrer dans cette phase, mais cette stratégie tarde à être mise en oeuvre.