L’élection de Kaïs Saïed avec plus de 70% des voix a entraîné un élan populaire inédit au sein d’une partie non négligeable de la population. Dès le soir de sa victoire, plusieurs initiatives citoyennes ont été lancées en ligne, dans une dynamique initiée par ce président fraîchement élu sans parti politique ni coalition au sein du prochain Parlement.
Une des initiatives lancées est celle du nettoyage des quartiers. Un projet qui a été suivi par de nombreux habitant·es. Pourtant, plusieurs critiques ont été formulées contre cette campagne, affirmant que le projet était inutile et instrumentalisé par des partis politiques. Mais l'initiative a trouvé un écho favorable et, le jour J, des milliers de photos de rues nettoyées et de dessins sur les murs ont été postées sur les réseaux sociaux, témoignant de l’engouement pour la campagne mais pas seulement. Certain·es citoyen·nes revendiquent un lien direct entre cet état d'éveil et le projet de Kaïs Saïed : une forme de prise de conscience collective et une réappropriation de l'espace public.
“Nous avons les solutions à nos problèmes”
“Cette campagne est le premier pas vers la concrétisation du projet politique de Kaïs Saïed. Nous voulons montrer que chaque quartier en Tunisie peut s'organiser seul et en coordination avec les autres quartiers. Nous avons les solutions à nos problèmes ! Tout ce qui nous manque, c’est la force exécutive”, explique Youssef Ben Younes, 22 ans, entrepreneur.
Le jeune homme affirme que “l’objectif de cette révolution est de décentraliser le pouvoir (...) afin de redonner la décision à tout le monde”. Il ne veut plus de “conseil municipal composé d’élus qui ne [le] représentent pas” et approuve les propositions de Kaïs Saïed.
Pendant la campagne présidentielle, ce dernier a en effet déclaré sa volonté de changer la loi électorale en éliminant le mode de scrutin par listes qui, d’après lui, favorise le clientélisme des partis politiques. Il propose à la place un système politique et électoral qui donnerait plus de pouvoir aux localités et qui permettrait une meilleure représentativité au niveau national. Les citoyen·nes auraient également la possibilité de récuser leurs élu·es.
Youssef raconte qu’après le lancement de la campagne de nettoyage sur les réseaux sociaux, les voisin·es ont directement désigné "Mehdi" pour superviser la collecte d'argent et l’organisation d’une équipe pour dimanche. “Le choix de Mehdi était évident car c’est la personne la plus impliquée depuis longtemps dans la propreté du quartier. Ce que nous demandons est simple : nous voulons voter pour des personnes dans nos localités afin de reprendre le pouvoir de décision collective” .
Ce qu’il faut retenir de cette campagne, c’est “la réappropriation de l'espace public”, estime Chaima Bouhlel, militante et spécialiste de la décentralisation et de la gouvernance locale.
“Les citoyens considèrent désormais que la rue n'est plus la propriété de l'État seulement, mais aussi la leur.”
Elle ajoute que ces campagnes de nettoyage n’ont pas la capacité de remplacer le rôle de l’État dans la gestion des déchets. “Mais elles changent nos repères et nos exigences en termes de propreté. Ce mouvement ne va pas pousser l'État à plus de démission, au contraire, il va élever les attentes des citoyens et l’obligera donc à s’impliquer encore plus afin de satisfaire ces attentes”, avance-t-elle.
Le ministère des Affaires Locales et de l’Environnement a publié un communiqué en ce sens le 16 octobre 2019, appelant les municipalités à soutenir cette initiative de nettoyage par des moyens logistiques.
À Bab Dzira, de nombreuses rues sont remplies de déchets et plusieurs bâtiments sont laissés à l’abandon. Crédit : Henda Chennaoui
L’effet Kaïs Saïed ?
“Ça fait 10 ans que je nettoie régulièrement cette partie du quartier. Pour moi, c’est une question de conscience et d’engagement citoyen !”, témoigne Mehdi Abdelhedi, 28 ans, étudiant, leader du groupe de travail. Par rapport à l'élection de Kaïs Saïed, Mehdi considère que "l'essentiel est de [leur] laisser la liberté de proposer des solutions pour [leur] quartier”. “Nous voulons être actifs", insiste-t-il.
Pas loin de Mehdi et de Youssef, trois jeunes filles balaient la rue avec entrain. “Il est le seul (Kaïs Saïed) qui s'est adressé aux jeunes directement avec beaucoup de messages positifs. Il nous a redonné confiance en nous et je pense qu'effectivement c'est à nous de changer le pays”, s’exclame Syrine, 25 ans, étudiante en master.
Au quartier d’El Hafsia, partagé entre commerces et habitations, l'emblématique rue Ahmed Bayrem souffre de l'abandon. D'après les habitant·es, depuis longtemps, la municipalité ne passe ici que pour ramasser quelques poubelles éparpillées un peu partout. “Tout le système est à changer mais déjà, nous pouvons commencer par la propreté de notre quartier. Première décision : les poubelles doivent être jetées uniquement entre 8h et 10h du soir. Deuxième décision : fixer des bacs à ordures tous les 500 mètres. Troisième décision : colorier les rues, les nettoyer régulièrement et ne plus jamais jeter la responsabilité sur l'État uniquement”, énonce Hatem Guizani, 57 ans.
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Ce père de famille est né et a grandi dans le quartier d’El Hafsia, à Tunis. Dès le lendemain du lancement de la campagne sur les réseaux sociaux, Hatem a proposé à ses voisin·es d’y participer. Il a initié la collecte d’argent, a pris contact avec la municipalité et a créé un groupe facebook pour la logistique. Toute la journée de dimanche, les habitant·es discutent et s’organisent. Ils et elles assurent que ce n’est qu’un début.
Mais pour Hatem, “cette campagne n’a rien à voir avec Kaïs Saïed”, malgré son estime pour le nouveau président. “Le plus important de tout ce que Saïed a dit est le fait qu'il n'a rien promis. Son seul programme est de nous donner le pouvoir dans nos quartiers et de donner libre cours à nos idées et nos projets”, affirme-t-il.
“Kaïs Saïed a réussi à redonner une forme d’espoir aux Tunisiens. Il leur a expliqué qu’ils étaient capables de tracer eux-mêmes leur avenir et qu’il sera une sorte de garant pour mettre à exécution leur aspirations”, commente Mounir Saidani, sociologue et professeur universitaire.
Ce dernier se base sur la sociologie des sentiments pour expliquer cette vague de soutien populaire. Selon lui, “les Tunisiens sont traversés par une reprise de confiance en soi et en l’avenir. Il faut rappeler que durant les huit dernières années, les aspirations aux changements, essentiellement des jeunes, ont été trahies.”
À Sidi Hassine, une jeune fille repeint le mur d’une école primaire. Crédit : Henda Chennaoui
Une revanche politique
À une dizaine de kilomètres de Bab Dzira, Sidi Hassine, un des quartiers les plus pauvres et marginalisés de la ceinture périphérique de la capitale, connaît le même engouement. À chaque coin de rue, des habitant·es et des militant·es d'associations s'acharnent à réparer des années d’oubli et d’abandon.
“J'avais 17 ans au moment de la révolution. Et je peux vous assurer que mes souvenirs se limitent aux affrontements avec la police et les représailles policières. Depuis, rien ne s'est passé. Des jeunes sont partis en Syrie, plusieurs autres ont pris des bateaux pour aller en Europe. Et nous ? Rien du tout ! Les vieux ne nous ont rien appris. Ni à nettoyer, ni à penser, ni à revendiquer notre existence”, s’exclame Marouen Yahyaoui, 25 ans, commercial dans une usine privée.
Pour Mounir Saidani, la population et particulièrement les jeunes ont développé “un sentiment de déception, doublé de craintes et de pertes de repères”. “Le contexte de la crise politique et le mépris des demandes sociales par toute la classe politique officielle - aussi bien gouvernante qu'opposante - durant les années post-révolution ont aggravé ce sentiment”, détaille-t-il.
Mais aujourd’hui, Marouen est optimiste. “Quand Kaïs Saïed a promis de laisser les jeunes élaborer un programme pour la Tunisie, les langues se sont déliées. Nous n'avons plus honte de prendre l'initiative et d'apprendre aux enfants l'amour du pays. Ce qui passe nécessairement par la sauvegarde du quartier et des écoles”, considère-t-il.
“Ce sentiment de confiance en soi, qui s’est traduit par un élan vers la réappropriation pourrait constituer une certaine revanche sur le désespoir et l'usurpation de la révolution par les agents, encore actifs, de l’ancien régime”.
En marge des groupe de travailleur·euse·s, une femme interpelle des jeunes en train de se disputer sur la marche à suivre. Elle leur propose de manger un plat qu’elle a spécialement préparé pour eux. “Pas la makarouna [pâtes] de Nabil Karoui ! Celle-là, elle est propre !”, plaisante un des hommes au milieu des groupes qui se reposent.
Les habitant·es de Sidi Hassine prennent une pause, le temps de déjeuner rapidement. Crédit : Henda Chennaoui
Plus loin, des habitant·es rencontrent des difficultés. Un camion de la municipalité s’arrête devant un groupe pour leur donner quelques équipements. Mais malgré l’appel du ministère, les moyens sont limités. Des jeunes femmes prennent en photo trois balais et deux seaux de peinture. “C’est tout ce qu’ils ont pu nous donner !”, se désole l'une d'elles.
Devant une école, Abdessatar Mansour, un artiste de 22 ans, et plusieurs membres de son collectif d'art underground réalisent un tag. “Je ne suis pas optimiste pour Kaïs Saïed. Je sais que cet enthousiasme finira par disparaître surtout avec la composition du prochain Parlement. Mais nous sommes quand même contents d'avoir de l'argent collecté par les habitants pour acheter des bombes retouche pour nos graffitis”, commente-t-il.
Le collectif auquel appartient Abdessatar réalise un graffiti sur le mur d’une école de Sidi Hassine. Crédit : Henda Chennaoui
Abdessatar et son groupe ont décidé de faire le tour des écoles de Sidi Hassine et de décorer les murs avec des graffitis. Après avoir repeint l’école collée au marché, ils et elles partent vers l'école du quartier 20 Mars où les habitant·es ont déjà fini le ramassage des ordures. Les murs sont repeints en blanc et les trottoirs sont déblayés.
Une habitante de Sidi Hassine entame un dessin sur le mur de l’école. Crédit : Henda Chennaoui
Juste à côté du groupe des graffeurs, qui dessinent le visage d'une femme se couvrant la bouche avec un foulard, un groupe de jeunes femmes dessine quant à elles un homme qui se transforme en oiseau.
La meneuse du groupe est une jeune sans emploi qui porte le niqab depuis neuf ans. “Je suis interdite de travail et je ne peux pas aller à l’hôpital ou dans une administration à cause de mon niqab”, regrette la jeune femme qui semble contente de pouvoir exercer sa passion pour la peinture. “Enfant, je voulais déjà être peintre. Maintenant, il me semble qu’il sera possible de réaliser nos rêves. Espérons que tout ça dure, même pour un petit moment”, conclut-elle.