Ces enquêtes pourraient être ainsi une des raisons pour lesquelles cette revendication a trouvé un écho positif auprès de nombreux·ses candidat·es. Certain·es n’hésitent plus à en faire une promesse de campagne. Au cours du débat télévisé du 9 septembre 2019, Mehdi Jomaa, Abdelkarim Zbidi et Saïd Aidi se sont effectivement positionnés en faveur de la dépénalisation du cannabis et ont accepté de répondre aux questions de “Hezb el Warka” sur ce sujet.
Grâce aux instituts de sondage, ces candidat·es savent qu’une telle annonce peut aider à conquérir une partie de l’électorat. Durant la campagne, la publication des enquêtes est interdite mais les commandes se multiplient. Celles et ceux qui en ont les moyens n’hésitent pas à débourser plusieurs dizaines de milliers de dinars pour pouvoir organiser leur stratégie de communication.
Cela leur permet de se situer par rapport à leurs concurrent·es mais aussi d’avoir l’avis des citoyen·nes sur plusieurs questions de société. Les prix d’une seule enquête varie selon l’échantillonnage ou la méthode choisi·es. En moyenne, elle coûte entre 10.000 et 50.000 dinars.
Au marché de l’opinion
Au centre-ville de Tunis, dans une petite rue de la Cité olympique, une villa sur deux étages héberge l’institut Elka Consulting. Au dernier étage, Ikbel Elloumi consulte des documents derrière son bureau. Il enchaîne les cigarettes en attendant sa prochaine réunion.
Depuis plusieurs mois, le directeur général de cet institut de sondage est focalisé sur les élections. Il en effectue pour cinq candidat·es différent·es. Avec le lancement de la campagne, les demandes se font plus pressantes et les sondages sont devenus hebdomadaires.
Grâce à ses enquêtes, Elka Consulting fournit des indications précieuses aux candidat·es, en plus de leur classement de popularité. “Il n’y a pas que les intentions de vote. Il y a aussi des questions spécifiques, pour que le candidat connaisse son image, ses points forts, ses points faibles et ce que les gens retiennent de lui”, énumère Ikbel Elloumi.
Plus généralement, ces enquêtes sont réalisées afin de connaître les priorités des citoyen·nes ou encore leur avis sur certaines mesures phares des programmes. “Pour moi, la question ‘Pour qui comptez-vous voter ?’ est très secondaire”, estime le directeur.
Quand une équipe de campagne commande un sondage, l’institut définit le questionnaire avec elle puis discute des résultats pour suggérer des améliorations.
“Par exemple, sur la question de l’égalité dans l’héritage, presque 75% de la population est contre. C’est un point très clivant, donc un candidat peut perdre une partie de son électorat”. Dans ce cas, si un·e candidat·e est plutôt en faveur de cette mesure, “il ne change pas d’avis mais il essaie de ne pas en parler”.
À partir de l’ensemble de ces données, l’institut fournit une analyse et un avis sur la stratégie de communication à adopter. “On ne peut pas faire de l’analyse de données sans faire de conseil", poursuit Ikbel Elloumi.
Avec un des instituts de sondage, l’équipe de Mehdi Jomaa a déjà commandé quatre études. "Pour nous, l'indicateur de confiance est plus important que le rang du candidat”, explique Mohamed Ali Toumi, le directeur de campagne du parti, surtout “quand il y a une [majorité] d’indécis”, précise-t-il. Il estime que le classement ponctuel ne donne pas forcément une prédiction fiable des résultats le jour du scrutin, étant donné le nombre de variables inconnues ou la marge d’erreur.
“On cherche surtout à connaître le poids du candidat dans des régions bien déterminées afin de fixer les lieux des meetings populaires”, explique le directeur de campagne. “Je ne dis pas que ce sont des calculs, mais il faut faire des choix. Le candidat ne peut pas être partout”.
Les sondages peuvent aussi servir à adapter le discours du prétendant à la présidence de la République. “Par exemple, connaître sa popularité chez les retraités permet de savoir quel type de discours adopter. S’il est faible, on sait qu’il faudra apporter certaines corrections”, poursuit-il.
Mais Mohamed Ali Toumi tient à préciser que d’après lui, les sondages ne sont qu’un moyen pour choisir ou “rectifier le tir” de la stratégie. “C’est le terrain qui fait la différence", assure-t-il.
Une marge d'erreur qui peut tout changer
Pour réaliser ces enquêtes, les instituts et les équipes de campagne définissent un échantillon de la population sur la base des chiffres de l’Institut national de la statistique. Généralement, il est d’au moins 1000 personnes, détaille Ikbel Elloumi. Le but est d’établir un échantillon représentatif d’individus dont le profil - genre, âge, lieu de vie, niveau d’études, etc. - varie selon leur représentativité au niveau national.
Les enquêté·es sont ensuite choisi·es aléatoirement. Elka Consulting ne fait que du porte-à-porte dans des ménages tandis qu'Emrhod Consulting offre également un service de démarchage téléphonique comme alternative moins coûteuse et plus rapide.
Selon les méthodes, la marge d'erreur peut varier. “Pour un échantillon de 1200 personnes, on a une marge d’erreur de 3%”, détaille Ikbel Elloumi. Un pourcentage qui peut impliquer de grands changements dans les prévisions.
Ainsi, si deux candidats se retrouvent dans les sondages à moins de 6 points d’écart, une marge d’erreur de 3% ne permet pas d’affirmer leur positionnement respectif avec certitude.
Pour limiter cette marge d’erreur, il faut entre autres augmenter l'échantillon. C'est ce qu'a fait Hatem Boulabiar en 2014, alors qu'il était responsable de l’unité de sondages du parti Ennahdha. Plusieurs semaines avant les élections législatives, il avait organisé une enquête avec un échantillon de 22.000 personnes qui avait coûté 200.000 dinars au parti. D’après lui, la marge d’erreur n’était que de 0,5%. “J’avais prédit la défaite d’Ennahdha mais personne ne voulait y croire [à l’époque]”, se rappelle-t-il.
De son côté, Ikbel Elloumi évoque aussi un certain nombre de variables qui ne sont pas prises en compte dans le calcul des résultats mais qui font l’objet d’analyses avec les équipes de campagne. Par exemple, un certain nombre de répondant·es ne désirent pas révéler le ou la candidat·e pour qui ils ou elles entendent voter. “Actuellement, cela représente un taux de 10%”.
Cet “électorat caché” peut altérer le résultat des enquêtes par rapport à la réalité des urnes.
Cette limite a été constatée en 2011 avec les listes de Hechmi El Hamdi, actuellement candidat à la présidentielle. Aucun sondage n’avait alors prédit l’arrivée massive de cette formation politique. Pour parvenir à intégrer les variables nécessaires à l’élaboration de prévisions plus précises, les instituts doivent se baser sur les enquêtes réalisées lors de précédentes élections. Mais “la scène politique n’est pas assez stable” en Tunisie, précise Ikbel Elloumi. “C’est ce qui s’est passé aussi en 2014 avec [un des candidats]. Ce qu’on appelle le ‘shame vote’ (vote honteux). Et là je pense qu’on aura le même [phénomène] avec un autre candidat”.
Les alternatives aux sondages
Dans un café huppé aux Berges du Lac, dans la banlieue de Tunis, Hatem Boulabiar est à l’aise, sûr de lui. Il sourit aux client·es et interpelle le serveur pour lui réclamer un peu d’huile d’olive qu’il boit directement. “À force de parler toute la journée, j’en perds ma voix ! Il faut que je me dégage un peu la gorge”, s’exclame-t-il en riant.
Le candidat est confiant, satisfait de sa prestation de la veille lors du débat présidentiel. Après plusieurs années au sein d’Ennahdha, il a fait le choix pour cette campagne présidentielle de s’engager seul.
Celui qui gérait les enquêtes d’opinion du parti Ennahdha et maîtrisait leur analyse dans les moindres détails, à l’aide d’équations statistiques et de calculs de probabilités, n’a désormais plus les moyens de s’offrir ce type de services. Mais grâce à son réseau, il arrive tout de même à obtenir quelques informations des instituts de sondage. “Je demande à certains de mes amis qui ont des instituts de glisser deux ou trois questions me concernant quand ils mènent les enquêtes pour leurs clients”, explique-t-il. Cela lui permet d’au moins se faire une idée sur sa popularité.
Il n’est pas le seul à utiliser ses contacts pour avoir des sondages. Abdelkarim Zbidi et Elyes Fakhfakh -parmi d'autres- font également jouer leurs relations pour obtenir une partie du résultat des enquêtes menées par les instituts. L'entourage de certain·es candidat·es parviennent à obtenir certaines sondages et les communique aux candidats "par amitié", commente Khalil Ben Cherif, membre de l’équipe de communication de Abdelkarim Zbidi. Il précise qu’ils n’obtiennent pas les détails du sondage, uniquement le classement des intentions de vote.
“De toute façon, les sondages, ce n’est pas un moyen de gagner les élections, c’est un indicateur pour se rassurer”, affirme Maher Laroui de l’équipe de campagne d’Elyes Fakhfakh.
Pour compenser, l’équipe de communication de Abdelkarim Zbidi analyse, à son échelle, les réactions et commentaires sur les réseaux sociaux, même si elle reconnaît que l’échantillon n’est pas représentatif. “Au regard des audiences, il y a de l’engouement. Mais est-ce que ça va se transformer en vote ?”, questionne Khalil Ben Cherif.
Afin de comprendre au mieux les réactions sur les réseaux sociaux, l’équipe de Mohamed Abbou a plutôt privilégié “Webradar”, un outil digital qui analyse le contenu des publications publiques sur internet. Pour 1500 dinars par mois, Webradar fournit quatre rapports hebdomadaires qui indiquent les publications les plus suivies, un comparatif avec les autres candidat·es et les différentes réactions des internautes selon leurs "sentiments" (positifs ou négatifs, etc.).
Mais ces résultats ne sont pas suffisants pour Sami Habita, responsable digital dans l’équipe de Mohamed Abbou. “On recoupe ces informations avec d’autres données que nous collectons nous-mêmes”, continue-t-il. Ce n’est qu’une fois toutes ces informations collectées que l’équipe du candidat émet ses propres conclusions.
En parallèle des sondages internes et autres alternatives, de nombreuses rumeurs et faux sondages en faveur de tel·le ou tel·le candidat·e circulent sur les réseaux sociaux dans le but de manipuler l'opinion publique. Le 11 septembre 2019, un sondage reprenant le canevas de Sigma Conseil, un des principaux instituts de sondage tunisien, a ainsi été diffusé. Hassen Zargouni, directeur général de l’institut, a rapidement démenti la véracité de cette étude. “Encore un candidat et ses sbires qui montrent à quel point les procédés pour se faire élire sont vils !”, fustige-t-il.