Le chemin de l’école
Dans les quelques habitations éparpillées des montagnes et campagnes du nord-ouest tunisien, les habitant·es manquent de tout. Leurs maisons n’ont souvent ni eau courante ni électricité et le système de transport est inexistant. Dès la première année primaire, des milliers d’enfants parcourent des kilomètres à pieds pour pouvoir suivre leur scolarité.
Pendant des années, se rendre à l’école a été une source d’angoisse pour Aziz et sa famille. Les multiples rumeurs d’attaques de bêtes sauvages et de “ terroristes” terrifient parents et enfants. “Il y a des loups qui hurlent, ça nous fait peur”, raconte Aziz, “On tombe, on se salit. On marche dans la rivière puis il y a une grande pente, on glisse…”
La plupart du temps, les enfants, même les plus jeunes, partent seul·es. “On se rassemble avec les voisins pour que les enfants partent ensemble”, explique Hadda, la mère d’Aziz. “On les aide à traverser la rivière puis on les laisse terminer. Et l’après-midi c’est la même histoire, en sens inverse”. Plusieurs fois, Hadda a dû laisser sa fille en bas âge seule à la maison le temps d’accompagner ses enfants aîné·es.
C’est en hiver que les conditions sont les plus difficiles. Les températures chutent et la région de Siliana est régulièrement le théâtre de fortes pluies et d’inondations. En revenant de l’école, Wael, un écolier de dix ans, a déjà failli se faire emporter par la crue d’un oued. Il a été rattrapé in-extremis par sa mère. Quand le chemin est complètement inondé et inaccessible, il lui arrive de rater une semaine complète de cours.
Ces conditions pèsent sur la réussite scolaire des élèves. Le garçon estime qu’il lui faut deux heures pour aller à l’école. Avec un réveil aux aurores et quatre heures de marche par jour, le garçon est épuisé. En plus de cela, sa maison n’a pas d’électricité : en hiver, lorsque Wael arrive chez lui, il fait déjà nuit et il suffit qu’il n’y ait plus de bougies pour qu’il soit dans l’incapacité de réviser. “Mon fils avait 15 de moyenne” se souvient sa mère Nejma, “avec tout ça il est descendu à 10-11”.
Comme Nejma, Hadda remarque les conséquences sur les résultats scolaires de ses quatre enfants. “Leurs moyennes sont faibles”, commente-t-elle. La mère de famille ne se sent pas capable de les aider dans leurs devoirs. “Je n’ai pas étudié, mon mari non plus. L’institutrice dit que les enfants ont des lacunes… Donc je les amène chez ma voisine ou ma nièce qui les aident un peu.”
Les parents d’Aziz sont régulièrement convoqué·es par les enseignant·es qui leur disent que le niveau des enfants est insuffisant. “Mais on ne peut rien y faire”, déplore Hadda, “ils sont trop fatigués pour faire leurs devoirs. Après l’école, ils vont directement dormir.”
Dans ces conditions, certain·es élèves sont en échec scolaire, voire abandonnent leur scolarité dès l’école primaire.
Pour l’année 2016/2017, ils et elles sont plus de 10.000, soit 5,8% à l’échelle du pays à avoir arrêté l’école avant l’âge de 12 ans, alors que la scolarité est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans.
Même si la distance ne constitue pas le seul facteur de déscolarisation, les enfants vivant en zone rurale sont particulièrement représenté·es.
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Le soutien associatif
En constatant toutes les difficultés et l’absence d’une politique étatique efficace, une association nommée Al Madaniya a décidé de mettre en place un système de transport scolaire à travers toute la Tunisie et particulièrement à “Siliana, Kairouan, Jendouba et Kasserine, qui sont les quatre gouvernorats les plus touchés par ce problème”, énumère Dalel Mehrezi, secrétaire générale de l’association.
"On a commencé un projet pilote en mars 2011 avec 200 écoliers de la région de Siliana et du Kef”, continue-t-elle. Aujourd’hui, l’association, soutenue financièrement par Tunisie Telecom et la BNA, aide 12.000 élèves. Aziz et Wael en font partie.
“C’est mieux maintenant”, commente Aziz , “il y a des voitures qui nous amènent jusqu'à l’école”. Désormais, il n’a plus qu’une demi-heure de marche à effectuer pour rejoindre le point de rassemblement.
Pour mettre en place ce projet, l’association engage des chauffeur·es de “louages” - des taxis collectifs - de la région. Dalel Mehrezi tient à souligner l’impact positif de ce projet sur les transporteurs. “En tant que salariés, ils sont payés environ 450-500 dinars. Ce projet leur permet de sortir du secteur économique informel.”
Ces chauffeur·es récupèrent les enfants à des points de rassemblement situés à maximum cinq kilomètres de leur domicile. Actuellement, l’association engage 350 transporteurs et transporteuses dans toute la Tunisie qui font la liaison avec 250 écoles.
Même si cette prise en charge associative représente une grande avancée, les parents d’élèves souhaiteraient que leurs enfants soient récupéré·es encore plus près de leurs foyers. Pour accéder au point de rassemblement de son village, Aziz doit prendre un chemin que Hadda trouve dangereux à cause de chien·nes errant·es. “Les enfant sont toujours assez fatigués mais c’est quand même bien mieux qu’avant”, témoigne la mère de famille.
Pour être pris·es en charge par Al Madaniya, il faut que les écolier·es habitent à plus de trois kilomètres de l’établissement scolaire. “On impose cette limite pour une question de moyens”, explique Dalel Mehrezi, “sinon il faudrait transporter tout le monde…”
Depuis la mise en place de ce système, l’association souligne une amélioration des notes des élèves et une chute du taux d’absentéisme.
“En hiver, avec les pluies, certains enfants rataient presque deux mois de cours !” s’exclame Dalel Mehrezi, avec pour conséquences “de mauvaises moyennes et un fort taux d’abandon scolaire”.
Pour la secrétaire générale, les améliorations se mesurent aussi au niveau du bien-être des enfants qui ont plus de temps pour “lire, jouer et s’amuser”.
Le personnel enseignant voit déjà les améliorations annoncées par Al Madaniya. “ Certains élèves ont augmenté leurs notes de plus de cinq points” et le taux d’absentéisme a largement chuté, se félicite la secrétaire générale. Dans l’école d’Aziz, ces nouveaux résultats sont fièrement affichés sur les murs du bureau du directeur.
Le rôle de l’État
Depuis 2002, l’État avait également mis en place un système de transport scolaire en milieu rural. Mais ce système étatique n’existe que pour le collège et le lycée et non pour le primaire. Et en comparaison au projet d’Al Madaniya, “le budget engagé par l’État est plus élevé alors que le nombre d’élèves (bénéficiaires) est plus faible”, souligne Dalel Mehrezi.
En 2015, l’association a participé à une réunion avec le ministère des Transports pour répartir au mieux les projets de l’association et de l’État. Pour Dalel Mehrezi, l’atout d’Al Madaniya est son travail de terrain. “On a l’habitude d’assurer des contrôles sur place, le suivi des transporteurs… Par exemple, on vérifie tout le kilométrage entre les points de rassemblement et les écoles”, détaille Dalel Mehrezi. En vérifiant ces informations, l'association s’assure que les déclarations des chauffeur·es concernant leur trajet correspondent à la réalité afin de les payer en conséquence.
En vue de l’expertise d’Al Madaniya et de ses meilleurs résultats, l’État a souhaité établir une collaboration : sur certains projets étatiques, l’association est en charge du transport des écolier·es vivant entre trois et cinq kilomètres de leur école. Au-delà, c’est le gouvernement qui engage des transporteurs et transporteuses prenant les élèves en charge. En plus de cela, Al Madaniya gère ses propres projets. En tout, l'association mène des projets de transport dans 12 gouvernorats, “certains avec l’État et d’autres non”. Jusqu’à présent, l’association est seule à assurer un transport pour les écolier·es en primaire.
“L’association tient à soutenir le gouvernement mais ce n’est pas normal que nous jouions le rôle de l’État”.
Après l’entrée au collège, les problèmes se multiplient. En 7ème année, le taux d’abandon scolaire à l’échelle du pays atteint les 13,3% et les enfants vivant à la campagne sont surreprésenté·es. “ Les collèges sont dans les villes”, commente l’ancien ministre de l’ l’Éducation nationale Neji Jalloul, “il y a les frais de déplacement, d’internat… Et parfois les parents n’arrivent pas à suivre (financièrement)”. Des conditions qui creusent encore le fossé entre les élèves vivant en zone rurale et celles et ceux des grandes villes.