DES SECOURISTES AU QUOTIDIEN
Le 28 août 2018, le bateau de Chamseddine Bourassine part dans la nuit. En plus du capitaine, l’équipage est composé de cinq hommes : Lotfi Lahiba, Farhat Tarhouni, Salem Belhiba, Bechir Edhiba et Ammar Zemzi. Ils ont entre 45 et 58 ans.
Le groupe quitte le port de Zarzis vers 23h, comme le confirmera par la suite le chef de contrôle de la tour du port, chargé d’enregistrer les entrées et sorties des bateaux. Les six hommes, comme cela leur arrive régulièrement, partent pour plusieurs jours. Les zones de pêche les plus proches, entre la Libye et la Tunisie, sont devenues de plus en plus dangereuses ces dernières années. Désormais, pour effectuer leur travail, de nombreux pêcheurs préfèrent partir plus au nord.
Dans leur bateau, le groupe emporte de nombreuses réserves d’eau et de nourriture au cas où ils tomberaient sur des migrants en difficulté. Au vu de la fréquence de ces sauvetages, de nombreux pêcheurs ont suivi des formations aux premiers secours auprès de Médecin Sans Frontières et du Croissant-Rouge. "Tous les pêcheurs de Zarzis ont déjà eu à sauver des migrants en détresse", détaille Chamseddine Bourassine, “Parfois, on reçoit un appel ou on tombe sur eux par hasard".
Cette fois encore, les pêcheurs croisent un bateau à la dérive composé de 14 migrants tunisiens, partis la veille. Leur moteur est en panne et l’embarcation commence à prendre l’eau. Les pêcheurs leurs proposent de les ramener en Tunisie mais ces jeunes refusent et menacent de se suicider.
"Ils nous ont dit qu’ils préféraient mourir en Méditerranée".
Le bateau se trouve à 84 miles de Lampedusa, dans la zone SAR (Search and Rescue) libyenne. Cette zone, censée être gérée par les garde-côtes libyens, est dans les faits supervisée par l’Italie depuis plusieurs années. Elle se trouve au-delà des eaux tunisiennes, ce qui empêche l’intervention des garde-côtes tunisiens.
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La Libye n’étant pas considéré comme un port sûr selon de nombreuses organisations internationales, comme le UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), les sauveteurs sont censés contacter les gardes-côtes du pays sûr le plus proche, en l'occurrence l’Italie.
LE SAUVETAGE EN MER
Les pêcheurs passent plusieurs heures auprès de ces jeunes, leur fournissent de l’eau et de la nourriture. Pendant trois heures, ils tentent de réparer le plancher du bateau pour l’empêcher de prendre l’eau. Le moteur est toujours en panne mais l’embarcation ne sera pas submergée en attendant de trouver un moyen de les sauver.
"Nous avons décidé de retourner travailler et d’appeler les garde-côtes italiens", continue Chamseddine Bourassine. Mais ces appels resteront sans réponse. Il contacte alors un autre bateau de pêcheurs originaires de Zarzis, qui se trouvait également dans le secteur ce jour-là. Le capitaine Mohamed Mcharek possède un émetteur radio plus puissant et tente aussi d’appeler les Italiens, sans succès. Malgré ces témoignages, les garde-côtes italiens affirmeront plus tard qu’ils n’ont jamais reçu d’appel.
"En revenant de la pêche, on a vu que le bateau était toujours au même endroit", raconte Chamseddine Bourassine. "La nuit commençait à tomber, le mauvais temps arrivait"… La petite barque de migrants se trouve à un point de passage pour de nombreux bateaux de transport et de pêche et risque d’être renversée à tout moment.
"On ne pouvait pas les laisser dans une situation pareille !", s’exclame le capitaine.
Il en discute avec son équipage et décide de remorquer la barque. "On a refusé de les laisser parce que cette zone est très dangereuse. Le but était de les éloigner", justifie Chamseddine Bourassine qui choisit alors de ne pas contacter les garde-côtes libyens, estimant que la pays n’est absolument pas sûr pour les migrants.
Considérant qu’ils "n’avaient pas le choix", Chamseddine Bourassine et son équipage ont tracté les 14 migrants jusqu’aux abords des côtes italiennes. Une action conforme à la Convention des Nations Unis de 1982, dont l’article 98 dispose que " Tout Etat exige d’un capitaine de navire (...) qu’il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer".
L’ARRESTATION
Après quelques heures en mer, le bateau est repéré par les gardes-côtes italiens à 24 miles, environ une quarantaine de kilomètres, de Lampedusa. Ce sont des membres de la “Garde des Finances” italiennes (Guardia di Finanza), qui constituent la police douanière. L’ensemble du groupe est amené à Lampedusa. Les migrants et l’équipage sont immédiatement séparés.
À ce moment-là, les pêcheurs n’ont pas réellement conscience d’être arrêtés. "Ils m’ont simplement dit qu’on allait discuter des migrants", témoigne Chamseddine Bourassine. Les pêcheurs restent deux nuits à Lampedusa, sans que leurs proches ne soient mis au courant. Leur bateau est confisqué et ils sont transférés à la prison d’Agrigente en Sicile, accusés d’être des passeurs.
Les 14 migrants tunisiens sont quant à eux tout de suite amenés au hotspot de Lampedusa, une plate-forme d’accueil et de tri des migrants. La majorité d'entre eux sont rapatriés dans la foulée. Seuls quatre, tous mineurs, ont pu rester sur le sol italien, conformément à ce que prévoit la Convention internationale des droits de l’enfance.
Pour les autres, il a été impossible de déposer une demande d’asile ni de rester en tant que témoins pour l’affaire des pêcheurs. L’un d’entre eux, interviewé par Middle East Eye lors d’une manifestation devant l’ambassade italienne à Tunis, a rapporté ne pas avoir été informé que les pêcheurs risquaient d’être poursuivis en justice.
En avril 2011, Béji Caïd Essebsi, alors Premier ministre, et Silvio Berlusconi conviennent d’un accord qui permet de simplifier les expulsions de migrant·es tunisien·nes. Pour effectuer ces rapatriements, le consulat tunisien en Italie a pour rôle de faciliter les procédures et de délivrer des laissez-passer aux Tunisien·nes expulsés. Le consulat tunisien n’a pas souhaité commenter l’expulsion des migrants concernés par cette affaire et le ministère des Affaires étrangères tunisien reste injoignable.
“Cette expulsion est une violation des droits humains selon la Convention européenne des droits de l’Homme.”, rappelle Valentin Bonnefoy, coordinateur du département “Initiative pour une justice migratoire” du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
“Étant donnée la rapidité de l’expulsion, beaucoup de choses portent à croire qu’on ne leur a pas proposé de déposer une demande d’asile et que la situation de chacun n’a pas du tout été étudiée individuellement.”
LES POURSUITES
Les pêcheurs ont d’abord été repérés par un drone de surveillance de l’agence européenne Frontex qui a filmé le bateau en train de remorquer la barque des migrants en direction de Lampedusa. En partageant la vidéo, Frontex a qualifié les pêcheurs de “passeurs”.
C’est à la suite de cette alerte que la Garde des finances italienne a décidé de procéder à leur arrestation, selon une ordonnance émise par un juge du tribunal d’Agrigente, qu’Inkyfada a pu consulter. À partir de ces éléments, le juge a décidé de leur mise en détention le temps des investigations.
Les six pêcheurs restent enfermés à Agrigente pendant près de trois semaines. À Zarzis, aucune information n’est transmise aux familles.
Ce n’est qu’après trois jours de détention que l’information est diffusée via l’association “Le pêcheur pour le développement et l’environnement” , dont Chamseddine Bourassine est le président.
Ce jour-là, Anis Souei, l’ex-secrétaire général de l’association, reçoit un appel. “Un jeune originaire de Zarzis et vivant à Lampedusa m’a appelé pour me dire qu’il avait vu le bateau de Chamseddine dans le port”, raconte Anis Souei, “mais il était incapable de me dire où étaient les pêcheurs”. En consultant les journaux siciliens, il apprend que six “passeurs” tunisiens ont été arrêtés à Lampedusa.
Anis Souei commence alors à informer les familles et tous leurs proches, tant en Tunisie qu’à l’étranger. L’association organise une manifestation à travers toute la ville de Zarzis le 19 septembre. Après cette mobilisation civile et médiatique, des avocats italiens ayant déjà travaillé sur des cas similaires ont pu s’emparer de l’affaire.
UNE LIBÉRATION PROVISOIRE
Avec le soutien de ses avocats, Chamseddine Bourassine a pu demander à visiter son bateau. Le capitaine espère pouvoir prouver, grâce au matériel et aux poissons pêchés ce jour-là, que lui et son équipage ont simplement procédé à un sauvetage alors qu’ils étaient partis travailler.
“Mais tout avait disparu”, lâche le capitaine.
Impossible de retrouver le matériel et même les documents attestant de leur activité de pêcheurs. Pour l’instant, aucune explication n'a été fournie quant à cette disparition, même si une plainte pour vol a été déposée.
Le 21 septembre 2018, une audience se tient au tribunal d’Agrigente en présence des juges et des avocats des pêcheurs. L’enjeu de cette audience est le maintien ou non de la détention préventive des six accusés. Après délibération, les six hommes sont finalement libérés.Mais ils restent poursuivis et encourent toujours jusqu’à 15 ans de prison.
À compter de cette audience, les juges ont 30 jours pour statuer sur la poursuite ou non des charges qui pèsent sur les six accusés. En attendant le verdict, les pêcheurs ont pu rentrer chez eux. Mais jusqu’à présent, le bateau de Chamseddine est retenu en Sicile, privant les pêcheurs de leur gagne-pain. La priorité pour le capitaine et son équipage est de récupérer le bateau et de “reprendre le travail”, mais également “de continuer les sauvetages.”
“Le message que veut faire passer l’Italie c’est que toute personne voulant sauver quelqu’un en mer, est forcément criminelle”, considère Valentin Bonnefoy, “Le but est d’essayer d’impressionner les sauveteurs par la force, de leur faire peur, pour que l’opération ne se réitère pas.”
“Je peux vous garantir que personne ne va arrêter de sauver les gens en mer,” rassure Anis Souei. Malgré la politique répressive italienne, “ils n’auront jamais peur de sauver les gens”.
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