Pendant cinq années, de 2010 à 2015, les deux espions ont réussi à obtenir un nombre incalculable d’informations et de documents officiels vierges ou relatifs à des personnes tierces, grâce à la collaboration des fonctionnaires tunisien·nes.
Ils et elle leur ont fourni des registres de l’état civil, des extraits de naissance, de décès, des actes de mariage ou de divorce de Tunisien·nes et d’étranger·es. Ils ont également pu se munir de documents administratifs vierges, livrets de famille vides ou de feuilles blanches sur lesquelles sont apposées des tampons certifiant que “la copie est conforme à l’original”...
Quelques semaines avant la mise en échec de l’opération, ils parviennent à obtenir un extrait de naissance au nom de Meriem Ben Idriss, née en 1986. Il s’avèrera au fil de l’instruction judiciaire que cette femme n’a jamais existé. Il s’agissait d”une “légende” civile, probablement créée pour servir d’identité factice à une “Illegal”, une “espionne clandestine”, une technique d’espionnage dont les services de renseignements russes sont particulièrement friands.
Pour parvenir à leurs fins, Mikhaïl et Karim ont tenté de nouer une relation personnelle avec leurs proies, de manière plus ou moins continue. Entre un café dans un hôtel de Bizerte ou un dîner à La Marsa, ils s’informent sur les procédures administratives, demandent des documents spécifiques, recherchent des personnes en particulier.
Après leur arrestation, les quatre employé·es ont révélé de nombreuses informations au fil de leurs différentes auditions. Mais quelques zones d’ombre subsistent. Comment cette opération d’espionnage a été découverte ? Pourquoi un employé du ministère de la Justice a été auditionné en tant que simple témoin et laissé en liberté ? Comment l’enregistrement d’une fausse naissance datée de 1986 dans le système informatisé a pu être effectué sans contrôle ? Pourquoi une employé·e de la municipalité de Bab Souika citée par un des accusé·es n’a pas été entendue ? Pourquoi certain·es accusé·es ont changé leur version des faits entre leur audition devant la brigade criminelle et leur déposition devant le juge d’instruction ? Chroniques d’une opération d’espionnage russe en Tunisie.
Originaire de Bizerte, Samia est employée à la municipalité de la même ville depuis plus de 20 ans. Au moment de son arrestation, en mai 2015, elle est responsable du service de l’état civil. Son travail, elle le prend à coeur. Une famille très conservatrice qui l’empêchait de s’épanouir, un mariage traumatisant suivi d’un divorce, la vie de Samia se limitait essentiellement à son bureau et au foyer familial. Mais sa vie va bientôt basculer.
Début 2011, un étranger qui parle français la contacte sur le téléphone fixe de son bureau. Rien d’étonnant, il y a beaucoup d’étrangers à Bizerte, pense-t-elle. Il s’agit de Mikhaïl. Il se présente comme étant directeur du centre culturel de Tunis et souhaite établir une liste des Russes enregistré·es à Bizerte. Une demande d’accès aux registres des naissances et des décès est formulée auprès du président de la municipalité. Ce dernier donne son autorisation.
Depuis, Mikhaïl vient régulièrement consulter ces registres auprès de la cheffe de service qui ne remarque rien d’anormal. Après quelques entrevues, il et elle se lient d’amitié et conviennent de se voir en dehors du bureau.
Samia et Mikhaïl se retrouvent une soirée du mois de Ramadan 2011. Il vient la chercher en voiture. Elle remarque la plaque d’immatriculation, elle appartient à un corps diplomatique. Il et elle se posent dans le café d’un hôtel, parlent de traditions et de vie quotidienne. En rentrant, Mikhaïl lui tend une enveloppe fermée. Elle contient de l’argent, dit-il. Elle refuse à plusieurs reprises, c’est ce qu’elle assure devant le juge d’instruction. Mais, face à l’insistance de Mikhaïl, elle finit par accepter.
De retour chez elle, elle ouvre l’enveloppe. Elle contient 700 dinars.
À une autre occasion, Samia accompagne Mikhaïl à Tunis, au cinéma, pour regarder un documentaire russe. En la raccompagnant, il lui donne de nouveau une enveloppe qu’elle accepte aussi, non sans que le Russe n’insiste. Cette fois, l’enveloppe contient 500 dinars.
Plusieurs mois plus tard, en 2012, il et elle sortent de nouveau. Mikhaïl sait qu’elle souhaite visiter la France très prochainement, il veut l’aider et lui donne 700 euros. Samia part en voyage en décembre de la même année.
Selon les différentes dépositions de Samia, rien n’indique que Mikhaïl lui ait demandé de lui procurer des documents spécifiques, se limitant aux consultations des registres à l’intérieur de la municipalité.
Au milieu de l’année 2013, il l’informe que sa mission est terminée et qu’il compte retourner en Russie. Mais avant de partir, il lui présente son remplaçant, en la personne de “Karim Brahim”, un Russe qui parle arabe. Avec Karim, la situation sera tout de même différente…
Il et elle ne se voient jamais à la municipalité mais plutôt à Tunis. La première fois, il l’emmène en voiture. Les fois suivantes, le rituel est toujours le même. Elle prend le bus jusqu’à l’aéroport de Tunis-Carthage où l’attend son “ami”. Il et elle vont déjeuner, il lui demande des documents et elle les lui procure au rendez-vous suivant. Et Karim se montre très généreux avec Samia : 300 dinars pour chaque fête religieuse, 400 dinars lors de certaines rencontres, 1000 dinars pour faire une “Omra” (pèlerinage religieux à la Mecque), un smartphone, etc.
Samia accepte tous ces présents, mais lorsque Karim lui offre un parfum pour son anniversaire, elle le rappelle à l’ordre : offrir des parfums provoque la séparation des ami·es et des amoureu·se·x.
Mais elle aussi se montre très généreuse avec son ami russe, car il ne compte pas se limiter à de simples consultations de registres. À partir de mars 2014, prétextant une étude comparée sur l’état civil dans plusieurs pays arabes, Karim obtient de Samia de nombreux documents administratifs qui auraient pu éveiller les soupçons :
- des modèles vides d’actes de naissance, de certificats de décès ou d’actes de mariage,
- des certificats médicaux prénuptiaux, des contrats relatifs aux régimes de communauté ou de séparation de biens,
- des informations relatives aux traductions, à la possibilité pour un·e étranger·e d’obtenir un bulletin n°3 relatif au casier judiciaire ou encore pour un binational de passer son service militaire.
- des registres originaux d’actes de naissance et de décès.
Le mystère de Dupont Orion, mort-né
Parmi les registres obtenus par Karim, celui des naissances de 1987. Le diplomate russe indique à Samia vouloir recueillir des informations concernant un certain Dupont Orion, né le 11 octobre 1987 et décédé le lendemain. Le registre dans lequel figure son acte de naissance a été retrouvé chez Karim, lors de la perquisition de son domicile en mai 2015. Prendre l’identité d’enfants décédé·es pour permettre à des espion·nes de s’infiltrer ? Digne d’un roman d’espionnage, cette hypothèse n’est pas étrangère aux pratiques des renseignements russes. L’opération “Ghost Stories” (Histoires de fantômes) aux États-Unis menée par le FBI contre des agent·es secret·es russes en est un exemple.
Cette opération a permis l’arrestation d’une dizaine d’espion·nes “clandestin·es” (Illegals). Il s’est avéré que plusieurs personnes arrêtées avaient ressuscité des cadavres d’enfants, du moins sur les registres officiels, afin de s’approprier leur identité.
Est-ce que Samia était au courant des desseins de Karim ? Elle jure que non. Mais elle n’explique pas pour autant certains agissements pour le moins troublants. Sur son agenda personnel, elle note ce qu’elle doit faire dans les “situations d’urgence” :
- des rendez-vous avec Karim fixés en avance tous les trois mois, un vendredi.
- par mail, certains messages codés ont une signification précise. “Comment va Hela ?” ou “Cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vu·es” signifient qu’il et elle doivent se retrouver le lendemain, devant un restaurant, à une heure précise.
Samia devait retrouver Karim le 15 mai 2015, pour lui donner une copie certifiée conforme de son passeport, en arabe et en français. Elle n’a jamais pu aller au rendez-vous, elle vient de se faire arrêter.
Mourad est employé à la municipalité de Bab Souika depuis 2007. Après la révolution, il devient responsable du service de l’état civil. Il rencontre Mikhaïl pour la première fois en juin 2010. Mais rien de bien particulier, le Russe est juste venu retirer un document.
En septembre de la même année, Mikhaïl est de retour. Il veut remercier Mourad de l’avoir aidé la fois d’avant et l’invite à déjeuner. Ce dernier accepte l’invitation. À partir de la troisième entrevue, Mikhaïl commence à lui poser des questions, notamment sur les procédures d’enregistrement des naissances. À la fin de cette rencontre, il lui donne 150 dinars et y ajoute 20 dinars pour le taxi de retour. “C’est une aide”, dit-il à Mourad, qui l’accepte.
En novembre 2010, Mikhaïl et Mourad prennent un café à La Goulette. Le Russe demande au Tunisien s’il peut lui apporter une puce de téléphone. Mourad ne se pose pas de questions et accepte de lui rendre ce service. “Il m’a dit qu’il n’avait pas le temps de le faire”, se justifie Mourad lors d’une de ses dépositions. Depuis, les deux hommes se revoient régulièrement, environ une fois par mois.
Entre 2011 et 2012, Mikhaïl obtient de Mourad plusieurs extraits de naissance de personnes tunisiennes nées en 1986, ainsi que des informations sur les actes de mariage ou le type de stylos utilisés pour les inscriptions dans les différents registres. En échange, Mourad avoue avoir perçu 600 dinars au total.
En 2013, Mikhaïl insiste auprès de Mourad pour qu’il fasse son passeport. Il lui promet qu’il peut lui trouver un travail à l’étranger. Mourad hésite. Sa situation à la municipalité de Bab Souika s’est améliorée, il est à présent chef de service. De plus, il compte se marier bientôt et ne pense pas quitter le pays. Mais Mikhaïl insiste et Mourad finit par accéder à sa demande.
En juin 2013, Mikhaïl est accompagné par son ami “Karim”. Comme prévu, Mourad lui remet son passeport. C’est la dernière fois qu’ils se voient, Mikhaïl disparaît avec le passeport du Tunisien.
Mais quelques mois plus tard, Mourad reçoit un message du numéro qu’il avait donné à Mikhaïl lui proposant un rendez-vous à La Marsa. Arrivé sur place, Mourad est surpris. Ce n’est pas Mikhaïl qui l’attend, mais Karim, son ami russe qui parle arabe. Ce dernier le rassure, il va faire en sorte de récupérer son passeport.
Depuis, Karim et Mourad se voient tous les mois. Leur relation est exactement la même que celle que le fonctionnaire tunisien entretenait avec Mikhaïl. Ils se voient à La Marsa ou à La Goulette, parlent de la vie quotidienne ou de procédures administratives. Mourad lui procure même une autre puce téléphonique. Karim non plus n’a pas le temps pour ça.
Jusqu’à ce qu’un jour de janvier 2015, Karim demande à récupérer un registre de naissances daté de 1986. Cette fois, Mourad refuse, mais accepte tout de même les 150 dinars que son ami lui tend.
Mais Karim n’a pas dit son dernier mot. Et en mars 2015, il demande à Mourad de s’informer sur une certaine Meriem Ben Idriss, inscrite dans les registres de Bab Souika depuis 1986. Cette dernière ne figure pas sur le système informatisé, un problème auquel Mourad va remédier, avant d’être arrêté par la police. Meriem Ben Idriss n’a jamais existé.
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Employé à la municipalité de la Goulette depuis 2007, Ihsen est promu en 2010 dans la circonscription de l’Aouina, qui dépend de la même municipalité. Ihsen n’a jamais rencontré Mikhaïl. Ce n’est qu’en été 2013 qu’il croise le chemin d’un “étranger qui parle arabe”, Karim.
Ce dernier est accompagné d’un ami qui veut enregistrer une naissance. Problème, le délai de 10 jours pour le faire a été dépassé. Ihsen lui répond qu’il ne peut pas l’aider, car il faut passer par la justice dans ce type de cas et suivre la procédure légale. Karim et son ami s’en vont.
Quelques mois plus tard, Karim et Ihsen se rencontrent “par hasard” à La Marsa. Deux mois s’écoulent encore avant que Karim ne revienne lui rendre visite à la municipalité de l’Aouina. Il lui propose de prendre un café. Ihsen ne connaît pas la nationalité de son interlocuteur, il pense qu’il vient d’un pays arabe. À la fin de cette première sortie, Karim insiste pour qu’Ihsen prenne les 40 dinars qu’il lui tend. C’est pour le taxi. Ihsen finit par accepter.
Devant le juge d’instruction, Ihsen assure qu’il n’a accepté que 100 dinars au total de la part de Karim. Il affirme que ce qui a été inscrit sur le premier procès-verbal dressé par la brigade criminelle est faux et qu’il a été frappé et torturé par les policiers. Il indique également avoir signé le procès-verbal sans l’avoir lu.
En 2014, Karim passe à la vitesse supérieure. Il donne à Ihsen des listes nominatives de plusieurs personnes afin de récupérer leurs extraits de naissance. “C’est légal”, affirme l’agent municipal.
Karim évoque ensuite l’existence d’un ami tunisien qu’il a perdu de vue. Il sait qu’il est enregistré à l’Aouina, qu’il est né entre 1980 et 1990 mais n’a pas d’informations supplémentaires. “De bonne foi”, Ihsen accepte de le laisser consulter les registres de naissance de ces années-là, dans son bureau. Pendant une semaine, à raison d’une demi-heure par jour, Ihsen avoue avoir laissé Karim consulter les registres de l’Aouina, mais toujours en sa présence. Ils ne se sont plus vus depuis.
Dans les procès-verbaux des premières auditions avec la brigade criminelle, qui se sont déroulées sans la présence des ses avocat·es, Ihsen aurait indiqué avoir remis à Karim plusieurs registres datés des années 1980, dont deux seraient encore en sa possession. Devant le juge d’instruction, Ihsen dément et accuse la police de l’avoir “ligoté dans la position du poulet rôti”. Aucun de ces registres n’a été retrouvé chez Karim.
En plus d’être agent financier puis chef de service de l’état civil à la municipalité d’El Menzah, Chakib est président du bureau local “colonie de vacances” de la même ville. Dans le cadre de cette seconde activité, il organise un évènement en mai 2013. C’est là qu’il rencontre un étranger qui parle français, Mikhaïl.
Le lendemain, le Russe est de retour avec son ami Karim. Ce dernier se présente comme un chef d’entreprise intéressé par le fait d’organiser des activités culturelles. Il soumet l’idée d’une collaboration tuniso-russe à Chakib mais un an passe sans qu’ils ne se donnent aucune nouvelle.
En mai 2014, Karim recontacte Chakib par téléphone. Les deux hommes reparlent de l’idée de collaboration, mais ne conviennent d’aucun rendez-vous. Finalement, ce n’est qu’en janvier 2015 que Karim et Chakib se retrouvent autour d’un verre dans un hôtel.
Le Tunisien demande au Russe ce qu’il en est de cette collaboration promise mais Karim est plus intéressé par ses fonctions au sein de la municipalité d’El Menzah, car il a un problème : il veut savoir comment enregistrer une naissance au-delà du délai légal de 10 jours. Il demande également s’il existe des statistiques concernant les naissances et les décès au sein de son administration. Coïncidence, Chakib était justement en train de consolider ce type d’informations, en préparation du cinquantenaire de la municipalité. Il promet de remettre le document à Karim.
Le problème est que la municipalité d’El Menzah a été créée en 1979. “Le cinquantenaire devrait avoir lieu en 2029 !”, s’étonne la présidente de la municipalité d’El Menzah lors de son audition en juillet 2015. Elle indique n’avoir jamais été tenue au courant de ces préparatifs, contrairement à ce qu’a affirmé Chakib.
En avril 2015, Chakib et Karim se revoient pour la dernière fois. Le premier remet à Karim un livret de famille vierge. Le Russe le lui a demandé et il n’y a pas vu d’inconvénients. Par contre, pour les tampons certifiant la conformité d’un document avec l’original, Chakib refuse.
Il doit d’ailleurs partir rapidement, il ne voudrait pas rater l’anniversaire de sa fille. Karim propose de le raccompagner et lui offre du chocolat, des pâtes italiennes, ainsi que du foie gras. C’est pour faire plaisir à sa fille. Chakib n’y voit toujours pas d’inconvénients. Ils prévoient enfin de se revoir le 18 mai, mais le Tunisien est arrêté trois jours plus tard. Pourquoi ces entrevues sont prévues à l’avance ? Au cas où ils ne parviendraient pas à se joindre par téléphone, assure Chakib. Lui voulait juste organiser un évènement culturel tuniso-russe.
Mikhaïl Salikov apparaît pour la première fois en 2010, dans la municipalité de Bab Souika, pour disparaître au début de l’été 2013. Il a noué des relations étroites avec Samia et Mourad, mais n’a vu qu’une seule fois Chakib, en présence de Karim. Il n’a jamais rencontré Ihsen.
Il est officiellement diplomate au sein de l’ambassade de Russie mais très peu d’informations ont été recueillies sur lui. Avant de disparaître, Mikhaïl a, à chaque fois, présenté Karim aux personnes qu’il a ciblées. Avec Samia et Mourad, il semble avoir ouvert la voie à son remplaçant pour entreprendre de recueillir les documents qu’ils convoitaient.
Kyamran Rasim Ogly Ragimov apparaît en 2013. Contrairement à Mikhaïl, il parle arabe et ne donne pas son vrai nom. Il se fait appeler Karim Ibrahim. Avec Samia et Mourad, il montre son intérêt pour deux identités en particulier : Meriem Ben Idriss, une femme enregistrée à Bab Souika mais qui n’a jamais existé, et Orion Dupont, un mort-né enregistré à Bizerte.
Le 16 mai 2015, Samia lui donne rendez-vous pour récupérer deux registres de naissance qu’elle lui avait procuré. Devant l’église de Bizerte, il attend avec un cartable à la main. Mais ce sont les policiers qui accompagnent Samia, arrêtée la veille, qui l’accostent et l’emmènent au commissariat.
Pendant son audition à la brigade criminelle de Tunis, Karim confirme les agissements énumérés par la police. Avez-vous demandé à Samia tel document ? Oui. Avez-vous donné de l’argent à Mourad ? Oui. Aviez-vous en votre possession tel registre ? Oui. Mais pour ce qui est des raisons de ces agissements, la réponse sera toujours la même : “Je refuse de répondre à cette question”.
L’interrogatoire ne dure pas très longtemps, Karim informe les agents de son statut de diplomate. Avant de le libérer, la police l’emmène à son domicile pour une perquisition. Les agents y trouvent plusieurs documents vierges relatifs à l’état civil : certificats de décès, de naissance, de mariage ou spécifiques aux morts-nés. Mais Karim ne risque rien, il bénéficie de l’immunité accordée aux diplomates et disparaît à son tour. C’est l’ambassade russe qui préviendra le propriétaire de l’appartement où il vivait de son départ.
Kaïs travaille au ministère de la Justice. Il est greffier de justice. Un jour de l’année 2014, il se rend à La Marsa et se pose seul à un café pour regarder un match de football dans lequel joue son équipe préférée. C’est là que Karim apparaît et lui demande s’il peut s’asseoir à côté de lui.
Au fil de la discussion, Karim dit à Kaïs qu’il l’a déjà vu au ministère de la Justice et lui demande de l’aider. Il cherche à savoir quels sont les documents nécessaire pour obtenir la nationalité tunisienne.
Les deux hommes se revoient la semaine suivante, un jour de match. Karim prétend qu’il est d’origine tunisienne mais qu’il a vécu au Liban, ce qui expliquerait son accent. Ce jour-là, Kaïs est embêté, il a perdu son téléphone.
Un mois plus tard, il revoit Karim qui n’est pas venu les mains vides. Il a un nouveau téléphone à lui offrir. Au nom de “l’amitié” qui les lie, Kaïs accepte et lui offre en retour une bouteille d’huile d’olive.
La dernière rencontre entre l’employé tunisien et l’espion russe a lieu en mars 2015, selon le procès-verbal établi par la brigade criminelle. En tout, ils se seraient vus deux fois. Dans un autre procès-verbal, les policiers indiquent qu’il n’y a rien de suspect et décident de le libérer sans plus de vérifications.
“Comment se fait-il qu’un employé du ministère de la Justice soit lavé de tout soupçon aussi rapidement ?”, s’interroge Imen Bejaoui, l’avocate d’un des prévenu·es. Elle soupçonne une complicité entre le greffier de justice et les policiers et le fait savoir au juge d’instruction. Kaïs n’est pas inquiété.
Le dossier judiciaire révèle d’autres failles. Une personne n’y apparaît pas alors que son témoignage aurait été capital pour alléger ou confirmer les charges retenues contre Mourad, le chef de service de Bab Souika. Il s’agit d’Amel, une de ses employé·es à qui Mourad aurait demandé l’ajout d’un acte de naissance dans le système informatisé, celui de Meriem Ben Idriss. L’identité de cette femme qui n’existe que sur le registre des naissances a été créée de toutes pièces par les espions russes et leurs complices.
À ce propos, Hafidha Mdima, responsable à la municipalité de Tunis, est catégorique. Pour ajouter cet acte de naissance daté de 1986, il aurait fallu une décision de justice (comme pour l’accès aux registres). Ces démarches n’ont pas été entreprises par Mourad. Par ailleurs, les employées de la même municipalité ont confirmé une faille dans le système de sécurité. Le mot de passe strictement personnel qui leur permet d’accéder à la base de données a été divulgué à d’autres employé·es et à Mourad lui-même, à sa demande.
“Des sanctions administratives ont été prises, les employés sont aussi responsables et il leur est strictement interdit de divulguer ce mot de passe”, assure Hafidha Mdima. Cependant, aucune mesure de sécurité supplémentaire n’a été prise après que l’affaire d’espionnage a éclaté.
Il apparaît enfin que les dépositions d’au moins deux accusés, Mourad et Ihsen, ont évolué entre celles retranscrites par la brigade criminelle, sans la présence d’avocat·es, et celles qui ont été menées par le juge d’instruction. Mourad a affirmé au juge avoir subi des pressions et des menaces lors de sa première déposition. Ihsen les accuse de torture, il assure notamment que les policiers l’ont ligoté et frappé à plusieurs reprises. “Je n’ai pas connaissance d’une plainte à ce sujet”, a rétorqué Sofiane Selliti, porte-parole du ministère public (parquet) de Tunis.
Dans le dossier judiciaire, rien n’indique comment le réseau a été découvert. Les autorités tunisiennes ne sont pas plus bavardes. Côté russe, le troisième secrétaire de l’ambassade de Russie “n’est pas au courant” de cette affaire. Il est arrivé après le départ de ses collègues, Mikhaïl et “Karim”. Au bureau des légendes, le secret est bien gardé.