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Photoreportage

El kamour

Un combat interstellaire

Sous la lumière interstellaire de la voie lactée, une parcelle du désert s’éclaire. C’est là que les protestataires d’El Kamour ont élu domicile pendant plusieurs semaines. Dans leur combat pour une vie digne, ils ont trouvé leur moyen de pression : couper l’accès à l’or noir. Une vanne, des tentes, quelques dromadaires sur la ligne d’horizon et la lutte contre la misère prend un aspect lunaire.

37 photos | Photos : Malek Khadraoui | Légendes : Monia Ben Hamadi


À la sortie de Bir Amir, à deux heures de route du centre de Tataouine, dernière localité avant d’entrer dans la zone désertique habituellement contrôlée par l’armée. Après une route goudronnée de quelques kilomètres, il faut emprunter des pistes ensablées jusqu’à El Kamour, à 50 km de là. 


Après plus d’un mois de protestations, les protestataires décident de faire monter la pression. Ils installent leur campement à El Kamour, à 110 km de Tataouine, au niveau du seul point de passage permettant aux véhicules d’accéder aux sites pétroliers dans le désert. Ce panneau indiquant “El Kamour” a été déplacé de Bir Amir et replacé au niveau du premier sit-in afin d’indiquer la direction vers le second, près de la société TRAPSA.


Le 16 mai 2017, les protestataires d’El Kamour se dirigent vers la compagnie des transports par pipelines (TRAPSA) et menacent de fermer la vanne permettant l’acheminement du pétrole. Le deuxième sit-in d’El Kamour débute. La pancarte indique la “station n°4 de pompage ‘El Kamour’” appartenant à la société. Quelques slogans du sit-in y ont été inscrits. “On ne lâche rien”. 


Le 20 mai, après avoir posé un ultimatum au gouvernement, les protestataires prennent d’assaut la société TRAPSA. Les militaires ne parviennent pas à s’interposer et la vanne d’un des pipelines est fermée, stoppant l’acheminement du pétrole. Le 22 mai, de violents affrontements éclatent entre les protestataires et des unités de la garde nationale arrivées la veille en renfort. 


Devant la société TRAPSA, une voiture de la protection civile totalement détruite par les flammes rappelle la violence des affrontements du 22 mai entre les agents de la garde nationale et les protestataires d’El Kamour, après que la vanne a été fermée. Ce jour-là, un des protestataires est tué, plusieurs blessés et une dizaine de tentes sont brûlées.  


Sous la chaleur du mois de juin, pendant Ramadan, Ali Boussahmin et Abderraouf Ben Zaghdane occupent une fonction importante au sein du campement : la cuisine. Avant El Kamour, Ali avait rejoint son frère à Tunis où il était employé dans un kiosque tabac. Il est retourné à Tataouine au début des protestations.


Cette tente pouvait abriter jusqu’à trente personnes au début du mouvement. Mais avec la chaleur intense et le jeûne du mois de Ramadan, un système de relève est mis en place. Tous les cinq jours environ, un roulement se produit entre les protestataires rentrés se reposer chez eux et ceux qui sont restés à El Kamour. Les premiers sont chargés de récolter de l’argent et d’apporter des provisions à leur retour. 


Dans la “cuisine numéro deux”, Ali Boughnim prépare la farce des bricks, à l’approche de la rupture du jeûne. Originaire de la localité de Ghomrassen, marié, deux enfants, Ali est “chômeur depuis qu’(il) a ouvert les yeux”.


Au menu du jour : de la soupe, des salades, des bricks et un ragoût de haricots blancs. Abderraouf (dit Raouf, allongé à droite) est un jeune marié, père de deux enfants. Il a obtenu son baccalauréat et suivi une formation professionnelle. Au chômage, il se déplace de ville en ville pour travailler en tant qu’ouvrier dans les chantiers. “Je vais presque aller au Bangladesh ou au Tchad, il n’y a plus rien à Tataouine, ni même en Tunisie”.


Mounir Aazek prépare le thé. Il est artisan d’or et a vécu de son savoir-faire pendant 24 ans à Tunis jusqu’à ce que le travail ne vienne à manquer, en raison de la crise. Il est au chômage depuis 2013. “J’ai 37 ans, je suis fiancé et je compte me marier chômeur”.  


Zoubeir El Ghandour (à droite) a 32 ans. Il a arrêté l’école à la fin du collège pour aider ses frères qui travaillent à Tunis. Mais lui veut s’installer à Tataouine près de sa mère, restée seule depuis que ses soeurs se sont mariées et que son père est parti tenter sa chance en France. “Tout le monde est parti, Tataouine a été désertée”.


Une flaque de pétrole à côté du pipeline. Au moment de la fermeture de la vanne, les protestataires ont été accusés de l’avoir fait exploser avec une bouteille de gaz. Certains médias ont véhiculé ces rumeurs, diffusant une vidéo où on voit du pétrole jaillir de la vanne. En réalité, une soupape de décompression a été ouverte et c’est ce qui a causé la fuite du pétrole brut en dehors du pipeline.  


Ali Boughnim fait frire les bricks, toujours dans la “cuisine numéro deux”. Il porte un keffieh (ou “ammama”) sur la tête. Ce couvre-chef est généralement porté dans le Sud, dans les zones désertiques, pour se protéger du soleil et des vents de sable. 


Après l’appel à la prière, Ali, Raouf et leurs amis se réunissent sous une même tente pour rompre le jeûne. L’électricité est fournie par les militaires mais coupe régulièrement. Les tentes de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) proviennent quant à elles de l’ancien camp de réfugiés de Choucha, à la frontière avec la Libye. Elles sont vendues sur le marché de Tataouine à un prix qui varie entre 300 et 400 dinars. 


Pendant que le dîner était servi, le camion d’approvisionnement a été ralenti par une piste ensablée et difficile à pratiquer. Ces provisions ont été payées par des ressortissants de Tataouine résidant au Canada. Ces derniers ont organisé une collecte pour le sit-in et envoyé la somme en Tunisie, afin de montrer leur soutien au mouvement. Les provisions ont ensuite été distribuées équitablement aux différents groupes.


Les provisions sont entreposées dans des tentes et gérées par la coordination du sit-in. Si quelque chose vient à manquer, les protestataires en informent les membres de la coordination qui gèrent les stocks.


Pendant Ramadan, les soirées sont longues. Les jeunes d’El Kamour disposent des tapis à l’extérieur des tentes et s’installent sous les étoiles, devant la télévision...


Pendant que d’autres jouent aux cartes à l’intérieur. Mouheb Boughnim est là avec son frère Ali. Comme lui, il a suivi une formation en “plomberie et électricité, froid-chaud”. Comme son frère, il est chômeur. Mouheb n’est pas dépaysé à El Kamour. Il est habitué à l’ambiance du désert. Plus jeune, il prenait sa petite tente et y passait régulièrement des soirées entre amis. 


Les protestataires d’El Kamour sont installés près de la vanne de TRAPSA depuis le 16 mai 2017, après avoir bloqué pendant quelques semaines le seul point de passage vers les sites pétroliers à 7 km de là, dans la même localité. La stratégie qu’ils revendiquent est de faire monter la pression sur les autorités en touchant un point névralgique, l’exploitation du pétrole. 


Des assemblées générales se tiennent régulièrement pour discuter des sujets soulevés. Le dernier mot revient toujours aux protestataires qui ont adopté un fonctionnement horizontal dans un système de démocratie participative. Les “présidents de secteur” sont responsables de l’organisation et de la propreté à l’intérieur des tentes qu’ils supervisent et se réfèrent eux-mêmes à la “coordination” du sit-in.  


Des arbres plantés en plein désert entourent le site de la compagnie TRAPSA, eux-mêmes encerclés par des barbelés. Ils servent parfois de lieu de sieste et de repos aux protestataires d’El Kamour.  


Asphyxié par les gaz lacrymogènes pendant les affrontements du 22 mai, Mohamed Mitraoui a voulu se réfugier à l’intérieur du camp. Deux agents de la garde nationale l’auraient alors roué de coups avant de le jeter dans une tente et d’y mettre le feu. Le jeune homme est ensuite évacué dans une voiture jusqu’à Bir Amir où une ambulance l’emmène à l’hôpital. Il est brûlé au deuxième degré au bras et sur le côté gauche. 


Les protestataires se souviennent tous de la violence avec laquelle les forces de l’ordre sont intervenues le 22 mai. Anouar Sokrafi était l’un des leurs. Il a été renversé par une voiture de la garde nationale et tué sur le coup. Il était originaire de la localité de Bir Lahmar, il avait 23 ans. Après le drame, les unités arrivées en renfort de Kebili se sont retirées et l’armée a repris le contrôle.


Faute de lieu pour entreposer leurs déchets, les jeunes d’El Kamour se débrouillent comme ils peuvent. Ils organisent des campagnes de propreté pendant lesquelles toutes les tentes sont nettoyées et les déchets brûlés à l’extérieur du campement. 


Le 16 juin 2017, un accord a été signé avec le gouvernement, grâce à l’intermédiation de la principale centrale syndicale (UGTT). Mais en ce deuxième jour de l’Aïd el-Fitr, les protestataires n’entendent pas lever le camp avant que les promesses ne soient réalisées. Ils ont cependant permis la réouverture de la vanne et la reprise des activités pétrolières. 


Zoubeir El Ghandour et ses camarades ont participé à tous les mouvements de protestation, luttant contre le chômage et la précarité et revendiquant une distribution plus équitable des richesses de la région. “Je vais poursuivre le combat jusqu’à ce que je travaille au sein d’une société pétrolière”. 


Les jeunes d’El Kamour passent beaucoup de temps les yeux rivés sur leurs téléphones, avec une connexion 3G qui fonctionne même en plein désert. Que ce soit pour pallier le manque d’informations véhiculées par les médias, démentir les rumeurs qui circulent ou suivre l’actualité, les réseaux sociaux restent leur moyen de communication le plus efficace. 


À quelques pas du campement, un bassin rempli d’eau sert d’abreuvoir aux animaux, généralement des ânes ou des dromadaires laissés en liberté dans le désert. Leurs propriétaires sont censés remplir les abreuvoirs régulièrement, mais peinent à obtenir l’autorisation d’accéder à cette zone militarisée faute de “carte du Sahara”. En pleine chaleur, les protestataires s’y rendaient aussi pour se rafraîchir. 


Grâce à l’électricité fournie par les militaires, les protestataires ont pu s’installer de manière pérenne, s’éclairer la nuit, stocker de la nourriture dans les réfrigérateurs ou encore passer de longues soirées ramadanesques devant la télévision. 


Mais en raison du grand nombre d’appareils branchés, le système électrique déjà fragile disjoncte régulièrement. Des cris transpercent alors la nuit : ”Débranchez les frigos !”, puis interpellant les militaires installés à quelques mètres : ”Rendez-nous l'électricité pour l’amour de Dieu !”


Les yeux rivés sur leurs téléphones, les protestataires s’éclairent grâce à la lumière d’une mobylette, attendant que les militaires rétablissent l’électricité. 


La préparation du thé est un des rituels qui rythment la journée. Un trou dans le sable fait office de kanoun.


Certains protestataires n’ont pas vu leurs proches depuis le début du sit-in. Sans un sou en poche, ils expriment leur honte d’affronter le regard de leur femme, leurs enfants ou leurs parents, sans être en mesure de subvenir à leurs besoins. Les moments de joie, de chants, de jeu et d’espoir peinent à cacher leurs souffrances.  


Mouheb Boughnim était fakir dans une autre vie, au gré des saisons touristiques. Avec la crise du secteur, ses talents de cracheur de feu ou de charmeur de serpent ne lui permettent pas de subvenir à ses besoins. Mais pour faire le spectacle à El Kamour, il n’a rien oublié de son savoir-faire. 


Une vipère à cornes a été trouvée à l’intérieur d’une des tentes. Habitués au désert et à ses dangers, les jeunes de Tataouine l’attrapent et la piègent dans une bouteille en plastique. Ce serpent venimeux se camoufle parfaitement dans le sable du Sahara. Sa piqûre est mortelle.


Des dromadaires avancent sur la ligne d’horizon. Ils appartiennent à des éleveurs mais vivent en liberté sur des terres de pâturage définies, parfois en compagnie d’ânes sauvages. Il leur arrive de s’approcher du campement, attirés par les déchets ou l’eau versée dans les abreuvoirs. Leurs propriétaires doivent se procurer une “carte du Sahara”, un document fourni par les autorités permettant d’accéder à cette zone sous contrôle militaire.


La lutte sous les étoiles d’El Kamour s’est achevée en juillet. Les protestataires ont fini par lever le camp avec un goût d’inachevé, en attendant que leurs espoirs se concrétisent.

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