Zone de secours en haute mer
Difficile à imaginer, certains auront l’impression que cette traversée est une route, un passage direct qui connecte le continent africain à l’Europe. Mais ce serait sans compter l’aspect le plus terrifiant du trajet: la haute mer.
“ Un homme à la mer” - ce n’est pas seulement un cri de sauvetage, c’est un code qui implique un secours obligé et immédiat, et ceci parce qu’un homme à la mer est un homme mort.
Dans environ 60% des cas, c’est le MRCC, le centre de coordination de sauvetage maritime, qui reçoit les alertes et les positions des bateaux en MayDay, “ en situation de détresse”, à l’aide de ses avions, des signaux satellitaires, ou des communications radio avec les bateaux qui font un signalement.
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Le MRCC se trouve à Rome et qui est géré par les garde-côtes italiens, coordonne alors une réponse avec tous les bateaux alentours, ceux des ONG mais aussi les embarcations de pêcheurs, des tankers ou des navires militaires.
Le premier défi est de mettre en sécurité les personnes à bord d’un bateau en MayDay, en leur donnant des gilets de sauvetage et en essayant d’expliquer la situation pour éviter le chaos.
“ La panique est le pire ennemi en mer”, explique Kai Kaltegärtner, capitaine du bateau Iuventa de l’ONG allemande Jugend Rettet, “ chaque mouvement de panique peut faire couler un bateau, communiquer et calmer les foules est donc fondamental dans ces opérations”.
Jumelles toujours pointées à l’horizon, les équipages des ONG scrutent en direction des coordonnées données par le MRCC pour apercevoir les bateaux. Une fois repérés, ils envoient un RIB (bateau rigide gonflable) où un interprète distribue les gilets de sauvetage tout en calmant et en expliquant aux gens comment ils vont être transférés à bord. “ Parfois c’est très compliqué puisque certains ne comprennent pas la langue”, explique Maggy, l’interprète du Iuventa.
Les petites ONG n’ont pas la capacité de traverser la mer jusqu’en Italie. A travers le MRCC, elles contactent les ONG plus grandes, comme MSF ou Save The Children, ainsi que les garde-côtes italiens ou les navires militaires faisant parti de l’opération Sophia, pour transborder les rescapés sur un bateau qui puisse effectuer la traversée.
Toutes ces opérations s’effectuent au large des côtes libyennes dans une zone internationalement désignée pour les opérations de Search and Rescue (SAR)1, recherche et sauvetage. “ Il s’agit d’une zone entre 12 milles et 24 milles nautiques”, c’est à dire à l’intérieur des eaux libyennes (qui se terminent aux 24 milles) explique le capitaine Kai Kaltegärtner. “ En vertu du principe de non-refoulement, nous ne sommes pas autorisés à ramener une personne en Libye contre sa volonté en dehors des 12 milles nautiques”.
En effet, les territoires nationaux en mer sont divisés par zones: entre 0 et 12 milles maritimes on parle d’eaux territoriales, entre 12 milles et 24 milles, de zone contiguë, c’est à dire une zone définie par la Convention des Nations unies sur le droit maritime où l’Etat côtier peut faire respecter ses lois nationales en termes de douanes, de fiscalité, de migration, mais n’exerce pas sa pleine souveraineté.
Selon cette même convention, les mers et océans sont divisés en 13 zones de compétences SAR, où les opérations de recherche et de secours peuvent se dérouler, y compris par les Etats côtiers. Dans les faits, ce sont les garde-côtes italiens qui coordonnent les SAR depuis plusieurs années dans cette zone contiguë aux eaux territoriales libyennes, même si très récemment les garde-côtes libyens, munis de navires donnés par l’Italie (deux ont déjà été remis et huit autres seront remis fin 2017) commencent à patrouiller beaucoup plus souvent jusqu’à la fin des eaux territoriales (entre 0 et 24 milles).
Depuis 2015, les ONG ont commencé à avoir un rôle actif de SAR, mais le phénomène migratoire est loin d’être nouveau. “ C’est depuis 2002 ou 2003 que l’on voit des bateaux de migrants”, confirme Ahmed Taher, propriétaire d’une thonière et membre de l’Association des pêcheurs de Zarzis.
Des pêcheurs tunisiens à la rescousse
“ Nous avons vu et sauvé beaucoup de migrants, mais on a vu aussi beaucoup de corps, et quand tu vois les enfants… il n’y a plus d’humanité”, confie-t-il pendant qu’il se prépare à sortir en mer.
2002, c’est bien le début de la fermeture des frontières européennes et le durcissement des politiques de visas d’abord avec la loi italienne appelé Bossi-Fini2, puis, en 2004, l’établissement de Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières extérieures. C’est à partir de cette fermeture que la migration “illégale” de la Libye a commencé à se développer, pour s’arrêter pendant la parenthèse du flirt Berlusconi-Khadafi et l’accord de Benghazi en 2008.
A partir de 2011 et la guerre libyenne - avec toutes les conséquences en termes de réseaux de trafiquants et de chaos dans le pays -, le nombre de personnes qui ont entrepris la traversée n’a fait qu’augmenter.
“ Nous sommes là pour pêcher tous les jours et nous les voyons: les femmes, les morts, les bébés… c’est pour cela qu’on a fondé une association”, explique Chamseddine Bourassine, président de l’Association des pêcheurs de Zarzis. Avant la révolution, “ les autorités tunisiennes ne voulaient pas qu’on prenne à bord des migrants, ils disaient de les laisser en mer”, témoigne-t-il, “ et ils nous ont posé beaucoup de problèmes puisque nous on les ramenait à bord quand même … tu ne peux pas laisser quelqu’un en mer!”.
Trois opérations, dont la première, Mare Nostrum 2013, italienne, et les suivantes, Triton 2014 et EUNAVFOR MED/ Sophia 2015, européennes, se sont succédées pour neutraliser la route libyenne. Mare Nostrum a été fortement critiquée par plusieurs forces anti-migration en Europe comme facteur d’attraction, puisqu’elle comprenait des activités de SAR, chose qui manquait dans l’opération Triton - d’où l’augmentation des morts en mer - et très partiellement reprise par l’opération Sophia. En fait, des 8300 sauvés dans le week-end de Pâques, entre le 14 et le 18 avril,, seuls 1300 ont été récupérés par Frontex.
Entre 2011 et 2016, les pêcheurs de Zarzis ont sauvé des centaines de vie en mer. “ Nous avons beaucoup de conflits avec les milices libyennes, outre les enlèvements de l’année passée, ils essayent toujours de nous voler les bateaux, une fois il nous ont même tiré dessus”, témoigne Bourassine. “ Ces dernières années nous avons acquis de l’expérience pour gérer ces situations et calmer les gens en mer. MSF a fait une formation en 2015, et depuis que les ONG sont au large de la Libye nous nous sentons moins seuls”, dit-il, confirmant que le nombre de sauvetages effectués par les pêcheurs a diminué à partir de 2016, leur permettant ainsi de pouvoir reprendre leur travail.
9 ONG au large de la Libye
Ces ONG présentes dans la SAR Zone libyenne depuis 2015 ont effectué en 2016 22% des sauvetages en mer. Au-delà des grandes ONG comme MSF et Save The Children, avec des professionnels à bord, sept autres ONG ont été créées comme réponse citoyenne à la catastrophe de la Méditerranée.
C’est ainsi que MOAS, a été fondée, par un couple d’entrepreneurs maltais. Viennent ensuite SOS Méditerranée et de plus petites organisations allemandes Sea Eye et Sea Fuch, actives en mer depuis 2016, Sea Watch (I et II), Refugee Boat Foundation, Jugend Rettet avec le bateau Iuventa, et l’espagnole Pro-Activa Open Arms. Elles sont animées par des volontaires entraînés qui, à tour de rôle, travaillent entre deux et quatre semaines en pleine mer.
Plusieurs de ces volontaires font partis des réseaux solidaires et citoyens qui se sont déjà activés à Lesbos, à Calais, à Vintimille et dans tous les points chauds migratoires européens pour répondre aux manques institutionnels ainsi qu’aux dérives xénophobes.
Côté européen, une forte polémique contre les ONG a été déclenchée au début de l’année 2017, à la suite de l’ouverture d’une enquête par le procureur de la ville sicilienne de Catane, Carmelo Zuccaro qui disait avoir des preuves de collusion entre certaines ONG et les trafiquants libyens.
Même si ces “ preuves” n’ont pas été établies à ce jour, l’opinion publique ainsi que plusieurs politiciens des courants populistes et xénophobes en Europe ont repris la controverse à leur compte et enflammé un discours haineux contre les ONG mais surtout contre des migrants qui risquent leur vie à chaque traversée.