Deux années plus tard, en 1998, M. Fehri démissionne de son poste et la société reprend son nom initial. Il n’apparaît alors plus dans les documents du cabinet Mossack Fonseca avant le 21 novembre 2011, date de la dissolution de la société qu’il paraphe pourtant en tant que directeur, aux côtés de Mahmoud Trabelsi. Noomane Fehri avait alors été fraîchement élu député sur les listes d’Afek Tounes. Cette dissolution tardive ne serait qu’un “oubli”, selon les deux anciens associés.
Une société “oubliée”, dissoute en 2011
Noomane Fehri n’apparaît donc en tant que directeur et actionnaire très minoritaire de la société Information System Services Limited que pendant une courte période, entre 1996 et 1998. Il était alors résident en Algérie dans le cadre de ses activités avec la société multinationale Shlumberger, spécialisée dans les services et équipements pétroliers, affirme-t-il lors d’un entretien accordé à Inkyfada le 13 avril.
Après sa démission en 1998, la société redevient “Tradepro Investments Group Limited” et le nom de l’actuel ministre des TIC n’apparaît plus avant le 21 novembre 2011. Que s’est-il passé?
Avant de se consacrer à la vie politique tunisienne post-révolution, Noomane Fehri a occupé des postes de direction au sein de plusieurs sociétés multinationales, dont Schlumberger ou encore KPMG Consulting.
Dans le cadre de ses activités, l’actuel ministre a résidé en France, en Libye, en Norvège, en Algérie, en Indonésie ou en Angleterre. C’est en Libye qu’il rencontre son futur associé, au début des années 90. Les deux hommes se lient d’amitié et se rencontrent régulièrement lors de vacances passées en Tunisie, se remémore le ministre.
En 1996, M. Fehri travaille en Algérie lorsque Mahmoud Trabelsi lui propose de devenir son associé pour entreprendre des affaires dans le domaine des “IT” (technologies de l’information). “ C’est une histoire qui date d’une vingtaine d’années, je ne m’en souviens pas très bien ”, affirme Noomane Fehri. “ Mais nous n’avons jamais concrétisé ce projet et la société n’a jamais réellement fonctionné ”, assure-t-il.
Il affirme ensuite avoir oublié l’existence de cette société et dit avoir été étonné de savoir que son nom y figurait encore. “ J’imagine que les formalités de liquidation ont traîné et que Mahmoud a estimé qu’il était préférable d’officialiser la dissolution de la société après mon élection à l’Assemblée ”, suppose-t-il. “ Et il a eu raison ”. Pourquoi figure-t-il en tant que directeur d’une société dont il avait démissionné plus d’une dizaine d’années plus tôt? “ Réellement je l’ignore ”, assure M. Fehri.
“ Noomane n’a jamais été nommé à nouveau directeur depuis sa démission en 1998. Apparemment cette démission, pourtant reçue par Mossack Fonseca, n’a pas été enregistrée et prise en compte ”, précise Mahmoud Trabelsi dans un mail envoyé le 1er mai à Inkyfada.
“ La société était en ‘veilleuse’ sans aucune activité et sans réelle raison d’être. Elle a tardé à être dissoute. Cela a été fait en 2011. Ce retard est une négligence de ma part et un oubli ”, ajoute-t-il.
Pourquoi choisir les Îles Vierges britanniques pour créer sa société?
Mahmoud Trabelsi est un homme d’affaires originaire de Sfax, actionnaire ou gérant de plusieurs sociétés tunisiennes, parfois “non résidentes” et dont les activités ont évolué au fil des années, du négoce international dans le secteur de l’aviation à l’organisation d’évènements, en passant par les technologies de l’information.
D’après les documents de Mossack Fonseca, il crée une société nommée TradePro Investments Group Limited, en 1994, dans les Îles Vierges britanniques, par le biais d’un intermédiaire basé à Londres.
“A l’époque, mes activités étaient totalement exportatrice”, affirme-t-il lors d’un entretien accordé à Inkyfada. Mais l’homme ne veut pas s’éterniser sur ses activités, car “ce n’est pas le sujet”.
Selon lui, les Îles Vierges britanniques, c’était juste une question d’image. “Les partenaires ne prendraient pas une société tunisienne très au sérieux. Le choix des Îles Vierges a été fait simplement pour avoir une dimension internationale lors des échanges avec d’éventuels clients. Croyez-moi, c’était l’unique raison”, affirme-t-il.
M. Trabelsi insiste sur le fait que la société n’a jamais réellement fonctionné, évoquant une “coquille vide”. Il ajoute également que dans le cadre de ses activités “totalement exportatrices”, il n’était pas soumis à l’impôt, dans tous les cas.
“Ce qui définit un paradis fiscal n’est pas seulement le fait que l’imposition y soit faible, c’est aussi et particulièrement l’opacité qui caractérise ces territoires”, explique Neila Chaâbane, universitaire agrégée en droit public.
Selon l’ancienne secrétaire d’Etat, spécialiste en droit fiscal, les sociétés créées dans les Îles Vierges ou autres paradis fiscaux sont souvent “sous-capitalisées” et servent à diminuer l’impôt de sociétés dans des pays où il y a une imposition véritable. Mme Chaâbane affirme que ces montages financiers complexes “jouent sur la délocalisation” et jonglent avec les différentes juridictions, sans forcément être dans l’illégalité. Elle précise enfin que le contrôle de ces montages est très difficile et que l’administration tunisienne est très peu outillée et tributaire des juridictions des pays concernés.
La question de la résidence
Neila Chaâbane explique encore que le système tunisien est basé sur la déclaration, une fois la résidence établie. Cette obligation de déclaration concerne notamment toute activité rémunérée, opération d’exportation ou même les autorisations de transferts notamment pour le paiement de commissions et autres frais liés à la gestion des sociétés.
Code des changes et du commerce extérieur
Toutefois, lorsque les avoirs à déclarer par une même personne ne dépassant pas un montant à fixer par décret, leur propriétaire est dispensé de la déclaration prescrite ”, dispose l’article 16 du Code des changes et du commerce extérieur.
Par ailleurs, l’article 20 du même Code amendé le 24 octobre 2011 “ dispense de l’obligation de rapatriement des revenus les personnes physiques de nationalité tunisienne revenant de l’étranger en Tunisie (…) pour leurs avoirs constitués à l’étranger avant la date de changement de résidence ”.
Au moment de la dissolution de la société, les deux anciens associés étaient résidents en Tunisie.
Après avoir séjourné de nombreuses années l’étranger, Noomane Fehri retourne en Tunisie et se consacre notamment à sa carrière politique, avec le parti libéral Afek Tounes, créé peu de temps après la révolution. Le 26 octobre 2011, il est élu député à l’Assemblée nationale constituante.
Semblant ignorer l’existence encore effective d’une société dont il était directeur entre 1996 et 1998, la question de la déclaration (à son retour) d’une activité potentiellement rémunérée ne se serait pas posée.
Mahmoud Trabelsi affirme quant à lui avoir établi sa résidence en Tunisie à partir de 1997. “ A l’époque, je n’avais pas de participation à déclarer ”, affirme-t-il.
Au moment de la constitution de la société en 1994, dont il est le premier directeur, il indiquait être domicilié à Dubaï. Sa femme qui occupe le poste de Secrétaire est domiciliée à la même adresse.
Qui détient Tradepro Investments Group?
Cependant, aucune information n’est disponible concernant les détenteurs du capital initial de Tradepro Investments Group Limited. Les statuts de ce type d’entreprises octroient les pleins pouvoirs aux directeurs, qui peuvent décider eux-mêmes de la distribution d’actions nominatives ou au porteur (anonymes), de leur propre rémunération et avantages ou encore de la distribution de dividendes.
En 1996, Mahmoud Trabelsi transfère 25 actions à Noomane Fehri, ce qu’il peut faire en sa qualité de directeur, sans forcément détenir des parts lui-même.
Lorsque M. Fehri démissionne en 1998, M. Trabelsi souhaite revenir à l’ancien nom de la société, il doit alors motiver ce choix auprès du cabinet Mossack Fonseca. L’homme d’affaires affirme ainsi n’être plus concerné par les activités liées à Information System Sevices. Il indique également que cette société est la propriété d’une autre entité nommée “Tradepro International”.
Un autre document fait ensuite état d’une redistribution du capital de la société: 99% (49.500 actions) pour Tradepro International et 1% (500 actions) pour la soeur de Mahmoud Trabelsi. “En tant que non résidente, elle était en droit de détenir des parts dans cette structure. Elle n’avait aucun rôle dans la société”, précise-t-il.
M. Trabelsi n’a pas souhaité indiquer la nature des activités de Tradepro International ni donner d’informations sur le capital ou la résidence de cette société mère.
La société “T.P.I” portant le même nom commercial (“Trade Pro International”) a été enregistrée en Tunisie, mais n’a été constituée qu’en 2003. Elle est détenue par Mahmoud Trabelsi (32,5% des parts) et sa soeur de nationalité française (67,5% des parts), avec un capital initial de 200.000 dinars. Il s’agit d’une société offshore (“non résidente”) destinée au commerce international, selon les statuts déposés au registre du commerce tunisien.
Les activités du groupe Tradepro
Si très peu d’informations sont disponibles sur les activités de Tradepro Investments Group ou Tradepro International, le cabinet Mossack Fonseca a reçu quelques réponses à des demandes de devis envoyées par Mahmoud Trabelsi entre 1995 et 1997.
En 1995 et 1996, deux demandes de devis sont envoyées à des sociétés spécialisées dans l’aviation concernant l’achat de pièces et autres articles pour des petits avions ADAC (avion à décollage et atterrissage court), qui ne sont plus commercialisés.
Pour ces demandes de devis, Mahmoud Trabelsi communique l’adresse de Tradepro Investments Group aux Îles Vierges, ainsi qu’une adresse tunisienne présentée comme étant l’adresse de domiciliation de la “branche Afrique du Nord Moyen-Orient” du groupe.
En 1997, il indique à une personne dont les activités ne sont pas précisées que deux factures d’une valeur d’environ 6000 dollars ont été payées et demande à ce qu’on lui envoie un autre devis. A cette époque, Noomane Fehri était directeur de la société (devenue Information System Services) mais M. Trabelsi se présente toujours comme représentant de “Tradepro”.
Aucun autre document faisant état de l’activité commerciale de la société n’a été archivé par le cabinet Mossack Fonseca. De même, pour Tradepro International, société propriétaire de Tradepro Investments Group, aucune information n’est disponible.
Concernant la société “T.P.I” (Trade Pro International), basée en Tunisie, les documents déposés entre 2003 et 2007 au registre du commerce font état d’une activité importante. Si une partie des bénéfices est redistribuée aux deux actionnaires, une autre partie (plus importante) des avoirs de cette société non résidente est octroyée sous forme de prêts à intérêts à la société H.S.C. (High Speed Cable).
Cette dernière société s’appelle aujourd’hui “Lake Forum”, elle est spécialisée dans la location de salles pour les entreprises ou différents types d’évènements. En 2010, le capital de Lake Forum s’élevait à 2.000.000 de dinars. Mahmoud Trabelsi en est également le gérant et promoteur. La société T.P.I entrera plus tard dans le capital de Lake Forum en tant qu’actionnaire minoritaire.
Aucun lien n’a pu être établi entre la société non résidente T.P.I enregistrée en Tunisie et Tradepro International, société mère de Tradepro Investments Group Limited (basée dans les Îles Vierges britanniques et dissoute en 2011). Le point commun entre ces deux sociétés – qui portent le même nom – étant Mahmoud Trabelsi et sa soeur, non résidente en Tunisie. Optimisation fiscale, évasion de capitaux ou encore volonté d’opacité, les innombrables secrets des paradis fiscaux sont encore (en partie) bien gardés.