Tunisie-Libye : Une frontière qui dérange

Les autorités la voient comme un lieu d'insécurité, les populations comme un barrage à leurs activités. Enquête et analyse sur la frontière tuniso-libyenne.
Par | 01 Avril 2015 | reading-duration 20 minutes

Depuis la révolution de 2011, des dizaines d’agents de la garde nationale, de la police et des militaires ont été tués par des assaillants armés, principalement dans les zones frontalières. Un décompte auquel il faut ajouter deux événements marquants durant la transition démocratique : les assassinats de l’opposant Chokri Belaid et du député de l’Assemblée Constituante Mohamed Brahmi, survenus en 2013.

La plupart des responsables de ces attaques se seraient rendus à l’étranger pour combattre, le plus souvent en Libye ou en Syrie.

Les assaillants du musée du Bardo ne dérogent pas à la règle : ils auraient appris le maniement des armes en Libye en décembre 2014, où ils se sont rendus clandestinement, d’aprés Rafik Chelly, secretaire d’Etat à la sûreté. Ainsi, la sécurisation des limites du territoire national, pris en étau entre la guerre en Libye et la présence d’AQMI à l’est de l’Algérie, est devenue déterminante.

Retour des combattants djihadistes, contrebande, trafic d’armes, défaillances des forces de l’Etat… en Tunisie, l’attaque du 18 mars soulève la question sur les menaces engendrées par les frontières.

Enquête et analyse de la situation de la frontière tuniso-libyenne et des activités d’une partie des populations frontalières.

Poste frontalier Ras Jedir. Crédit image : Malek Khadhraoui
Poste frontalier Dehiba. Crédit image : Malek Khadhraoui

Février 2014, des émeutes éclatent à Dehiba puis Ben Guerdane, les deux points de passage pour se rendre en Libye. Un manifestant décèdera à cause d’un usage abusif de la force par la police anti-émeute.

Tout commence avec le "timbre de solidarité" mis en place par le gouvernement Jomaa le 1er octobre 2014. Afin de renflouer les caisses de l’Etat, tous les étrangers non-résidents doivent s’acquitter d’une taxe de trente dinars à la sortie du territoire. Cette taxe n’épargne pas les ressortissants des pays de l’Union du Maghreb arabe avec lesquels la Tunisie a des accords de mobilité. Ceux qui se rendent en Tunisie en voiture doivent également s’acquitter de trente dinars de frais pour le “diptyque”. Un document d’identification des véhicules immatriculés à l’étranger, gratuit auparavant.

Ces frais supplémentaires affectent directement les Libyens qui viennent le plus souvent en voiture en Tunisie. Du jour au lendemain, ils doivent payer trente dinars par véhicule à l’entrée et trente dinars par personne à la sortie.

Sur le principe de réciprocité, les brigades libyennes qui contrôlent la frontière imposent une taxe aux Tunisiens puis, leur interdisent l’exportation de marchandises.

Plus de marchandises, plus de commerce. Ainsi, Dehiba et Ben Guerdane sont asphyxiées.

Ces deux villes se soulèvent pour demander l’annulation du "timbre de solidarité" pour les Libyens. Sous la pression, l’Assemblée des représentants du peuple a fini par amender la loi et exempter les ressortissants de l’UMA du paiement de cette taxe.

Le point de passage Ras Jedir. Crédit image : Thierry Bresillon

Le timbre de sortie à l’origine du conflit

Comment une simple taxe décidée dans les bureaux de la Kasbah, à Tunis, a pu mettre en péril la sécurité d’une région aussi sensible sans que son impact ne soit prévu à l’avance ?

Quelques jours après le début des affrontements du mois de février, les forces d’intervention ont organisé des barrages le long des routes, notamment celle menant à Ben Guerdane. Lors des controles agents et passagers discutent de la situation. "Le problème c’est que les gens ici veulent vivre sans respecter la loi. Ils ne veulent suivre que leurs propres règles", déclare un des agents. Les barrages sont fréquents sur la route de Ben Guerdane. C’est d’ailleurs l’une des rares manifestations de l’Etat dans cette région, de l’aveu des habitants.

La garde nationale, l’armée et la douane sont les principaux organes qui assurent le contrôle et la surveillance des frontières. Ils relèvent chacun d’un ministère de tutelle à part. Il dépendent respectivement du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Défense et du ministère des Finances. Mais depuis la création de la zone tampon en août 2013, la garde nationale et l’armée travaillent conjointement sous commandement unique de l’armée sur une ceinture de 30 km le long des frontières.

Pour le Colonel-Major, Mokhtar Ben Nasr, ancien porte-parole du ministère de la Défense: "La garde nationale et l’armée ont toutes les deux pour mission de protéger le territoire. Sur la frontière et surtout avec ce qui se passe en Libye, les deux doivent se coordonner que ce soit au niveau des actions sur le terrain ou au niveau de la gestion de l’information.”

“La garde nationale, contrairement à l’armée a un officier de police judiciaire qui peut valider les fouilles. L’absence de cette unité de commandement a été la cause de plusieurs dysfonctionnements qui ont conduit à la mort de soldats, d’où la création de cette zone tampon."

Zones tampons le long des frontières. Crédit image : Malek Khadhraoui

Le poste frontière de Ras Jedir se trouve dans cette zone tampon. Plusieurs échoppes de carburant de contrebande jonchent la route qui traverse des paysages semi désertiques. En s’approchant de Ben Guerdane, les entrepôts de marchandises sont majoritairement fermés.

Les C15, Partner et Boxer, ces voitures commerciales insondables sont aléatoirement sélectionnées, arrêtées et inspectées. Pour les pick-ups type Iet 404, un simple coup d’oeil suffit.

Arrivée à Ben Guerdane, des affrontements sporadiques continuent entre des groupes de jeunes et les forces de l’ordre. Les relents des bombes lacrymogènes se font encore sentir. La route de Ras Jedir, d’habitude très animée, est presque vide. Non loin une école est entourée de baraquement où se vendent les différents marchandises issus de la contrebande. Les pneus et enjoliveurs de voitures cotoient les palettes de pâtes et les conserves de tomates concentrées.

Ammar, la cinquantaine, les cheveux blancs, se dit commerçant « tajer » et n’aime pas qu’on le qualifie de contrebandier.

Je faisais du commerce, j’allais même jusqu’en Egypte pour ramener du thon, des vêtements… c’est à dire ce qui se vend sur le marché. Avec la fermeture de la frontière, je suis au chômage.

En automne 2012 les échoppes de marchandises avaient deja pris leur quartier le long des routes du sud tunisien. Crédit image : Sana Sbouai

Le commerce transfrontalier, c’est ce qui fait vivre cette région déséhéritée où l’Etat s’est désengagé depuis l’indépendance. Les habitants se sont depuis tournés vers ce qu’ils considèrent comme leur seule richesse : la frontière. Le commerce informel a toujours existé de l’ère Bourguiba jusqu’à nos jours.

La frontière : Une réalité récente

1881

Résistance armée aux confins tuniso-tripolitains menée par les tribus du sud dont les Ouerghemma, face à l’armée française.

1910

Conclusion d’un traité franco-ottoman définissant la frontière entre la Tunisie et la Libye. Les confédérations tribales tentent de résister.

1969

1er septembre : Le colonel Mouammar Kadhafi arrive au pouvoir après un coup d’état.

1974

Signature du traité d’Union entre la Tunisie et la Libye, un traité mort-né.

1980

26 janvier : Un commando de Tunisiens entrainés en Libye attaque Gafsa.

1987

Les frontières sont ouvertes et les visas sont abrogés.

1988

Libre circulation des personnes.

1992 – 2003

Embargo de l’ONU sur la Libye. La Tunisie est un poumon pour la Libye.

2011

Février : Début du soulèvement libyen.

Ce n’est qu’en 1910, au terme d’un accord franco-ottoman que la frontière tuniso-libyenne a été établie. Avant cette date, elle ne correspondait pas à un tracé clair et définissaient plutôt une «zone» mouvante. Ce sont les intérêt coloniaux qui ont déterminé le passage de cette «zone» à une «ligne» fixe. Un tracé qui n’était pas sans conséquences sur les populations frontalières. Dans cette zone, appelée communément la Jeffara, deux grands groupes tribaux partageaient l’espace situé de part et d’autre de la frontière. Les Touazines, du côté tunisien et les Nouhayls du côté libyen. Leurs relations séculaires étaient rythmés par des rivalités autour du contrôle des parcours, mais aussi par des alliances qui se matérialisaient à travers des relations commerciales et l’établissement de liens matrimoniaux.

Avec la pénétration coloniale, la solidarité entre les Nouhayls et les Touazines a prévalu. Plus généralement, les confédérations tribales du sud se sont unis contre la colonisation française, puis italienne du côté Libyen. La soumission de la région de Ben Guerdane au contrôle de l’armée française n’a pas empêché les résistances contre l’établissement de la frontière qui a totalement déstructuré les rapports d’échanges traditionnels. Cette frontière implique le contrôle et la limitation des déplacement des tribus par un pouvoir étranger au départ, puis par un pouvoir central national.

La question de la contrebande ne se pose pas qu’aux frontières terrestres. Une grande partie des flux passe à travers les frontières maritimes (port de Rades, Sfax…). En mai 2014, une inspection surprise du premier ministre de l’époque, Mehdi Jomaa dans le port de Rades a marqué les mémoires : le chaos dans les magasins voire l’impossibilité d’y accéder plonge l’activité du port dans l’opacité. La contrebande est une réalité à tous les points de passage du pays. Cependant, sur la fontière Est, l’effondrement de l’Etat libyen pose de manière pressante la question de la sécurisation des frontières et du contrôle du trafic.

Le port de Sfax. Crédit image : Malek Khadhraoui

Pour Hamza Meddeb, chercheur à Carnegie Endowment for international peace, "il faut distinguer 'la contrebande' du 'commerce de fraude'. La contrebande se pratique clandestinement, les marchandises passent par des pistes, contournant ainsi les contrôles douaniers et les circuits officiels d’échange et d’enregistrement." C’est d’ailleurs par ces pistes que les produits dangereux ou de valeur passent.

Toutefois, la majorité des trafiquants optent pour des routes moins tortueuses. Les acteurs du “commerce de la fraude” passent simplement par les postes frontaliers de Ras Jedir et de Dehiba. "Ils s’arrangent avec la douane pour présenter de fausses déclarations ou de faux papiers pour éviter d’avoir à payer taxes et amendes". Des arrangements souvent en contrepartie de pot de vin. “C’est ce que j’appelle 'l’économie de la fraude'". Même si ces pratiques sont entachées d’illégalité, elles n’échappent pas à tout contrôle. En effet, ces échanges transitent sous les yeux de la douane, de la garde nationale et de l’armée.

Afin de faire passer efficacement les marchandises, le travail en groupe est de mise. Le trafic est tenu essentiellement par les Ouerghemma, une agrégation de tribus que les intérêts et les alliances unissent. Les solidarités tribales jouent ici un rôle important et assurent la sécurité des trafiquants. Selon Rafaa Tabib, enseignant-chercheur à l’unversité de la Manouba, la majorité des associations commerciales tribales sont "montées au sein de la famille élargie et/ou du lignage appelées douleb".

Le douleb intègre toutes les formes du capital: argent, logistique, relation avec des agents de contrôle corrompus (services de sécurité, douanes, armée), connaissance des pistes…etc. D’autres types d’associations se basent sur le capital où l’investisseur emploie les conducteurs, les accompagnateurs et les éclaireurs.

Le capital financier joue un très grand rôle dans le trafic. Celui qui détient l’argent, détient le pouvoir. Mais comment sont financées ces opérations commerciales en devises alors qu’elles ne passent par aucune institution financière ?

Ce jour là, la majorité des "cambistes", les responsables des bureaux de change informels, étaient fermés. Ils forment un marché de change parallèle avec des taux de change aussi parallèles. Celui-ci correspond à la réalité du marché dans la région.

Un “bureau de change” informel. Crédit image : Sana Sbouai

Selon Rafaa Tabib, le marché du change est contrôlé par une tribu très importante à Ben Guerdane: les Touazine. Peu à peu, ils ont occupé un rôle de banques d’affaires en apportant les capitaux nécessaires à des jeunes ou des familles des Ouerghemma pour développer leurs affaires. C’est l’un des principaux moteurs de la contrebande. Pour certains commerçants, les Touazine ne sont pas les seuls à détenir l’argent, "une bonne partie du capital viendrait de l’extérieur de Ben Guerdane", comprendre des régions côtières favorisées telle Sfax ou le Sahel.

Les cartels de la contrebande forment ainsi des réseaux soudés. L’argent, la division des tâches, la solidarité tribale et la connivence des agents de contrôle de l’Etat jouent un rôle important. C’est loin d’être un eldorado. Pour la plupart des maillons de chaine, il s’agit de survivre. Tout le monde y trouve son compte, y compris l’Etat qui laisse faire.

Un douanier qui travaille sur la frontière le confirme

"On ferme les yeux quand il s’agit de petites quantités, ce n’est pas la même chose avec les grosses cargaisons. On ne va tout de même pas déposséder quelqu’un de son unique gagne pain! Sans la frontière, les gens mourraient de faim."

Officiellement la lutte contre la contrebande est au cœur des priorités des gouvernements qui se se succédé à la Kasbah. De son côté, le ministre de l’Intérieur, Najem Gharsalli, considère que "le terrorisme se nourrit de la contrebande et celle-ci cohabite avec le terrorisme."

Pourquoi un laissez-faire aux frontières ?

Place du Maghreb Arabe à Ben Guerdane. Crédit image : Sana Sbouai

Depuis l’ouverture des frontières en 1988, sous Ben Ali, un pacte plus ou moins tacite s’était instauré entre l’Etat et ceux qui s’adonnent au commerce frontalier . L’Etat laisse faire le commerce informel et en contrepartie, les tribus protègent la frontière en veillant à bloquer tout ce qui pourrait nuire à la sécurité du pays (armes, drogues, etc…) (cf: ICG, La Tunisie des frontières : jihad et contrebande, p25). Ce commun accord implicite permettait aussi de gouverner cette région à moindre coût, tout en garantissant la paix sociale et la sécurité des frontières, à défaut d’amorcer une véritable politique de développement.

En août 2010, les membres de la famille de Ben Ali, les Trabelsi veulent prendre part au commerce à la frontière et rompre le pacte. Ils font pression pour qu’un droit d’entrée soit imposé aux Tunisiens à Ras Jedir. De violentes émeutes éclatent. La répression sévère du régime n’y change rien, l’instabilité ne cessera que lorsque Ben Ali intervient pour annuler cette taxe.

Sans politique de développement dans la région, le laissez-faire apparait comme un moindre mal. Toutefois, la guerre en Libye a brouillé les cartes. Certains évoquent l’hypothèse d’une rupture du pacte ou du moins de la présence de brèches. (ICG, La Tunisie des frontières : jihad et contrebande, p26-27).

Après la chute du régime libyen, les Nouhayl, une tribu pro-Kadhafi, se retrouve écartée. Cela remis en cause la suprématie de leurs alliés historiques à Ben Guerdane : les Touazine. De nouvelles milices-tribus se sont affrontées pour le contrôle de la frontière les milices de la ville de Zouara et de Nalut, mais aussi les tribus, de Zintan et de Jebel Neffoussa. Les Zintan ont été écarté depuis l’été 2014 à cause de leur soutien à Haftar, le général libyen (voir encadré: interview Omeya Seddik). Ces violences à la frontière ont rendu difficile la sécurisation de la région. Les affrontements ont même atteint les postes frontières de Ras Jedir et de Dehiba entre 2011 et 2012.

Par ailleurs, ces changements à la frontière ont modifié la carte des alliances dans la région. Selon un rapport de Small Arm Survey (SAM), un centre de recherche basé à Genève qui travaille sur la circulation d’armes et les conflits armés, dans une volonté d’émancipation " les contrebandiers de Remada et de Dehiba ont tissé des liens avec leurs homologues du massif du Nefoussa ainsi qu’avec les milices actives dans cette région, notamment dans la ville de Nalut en Libye". Ainsi, ils ont peu à peu augmenté leur autonomie vis à vis des cambistes Touazine et des cartels de Ben Guerdane.

Malgré ces changements, tout le monde s’accorde à dire qu’aucune politique de sécurisation des frontière ne peut être efficace sans l’appui et la coopération des cartels de contrebande de Ben Guerdane (ICG, p26).

A l’évocation du terme terrorisme, Ammar, le commerçant s’insurge

"On nous a juste collé une étiquette de trafiquants-terroriste alors qu’on n’a rien à voir avec cela! Ben Guerdane n’a jamais trahi la Tunisie. On fait du commerce, mais on ne touche pas aux armes et à la drogue. Depuis la colonisation nous avons défendus notre pays et aujourd’hui les médias nous associent aux terroristes." Un jeune homme, assis à côté de lui acquiesce.

Les deux hommes commencent à raconter les difficultés du commerce frontalier, les risques qu’ils prennent, les humiliations qu’ils subissent de l’autre côté. Ils disent ne pas avoir le choix. "Je suis malade à chaque fois que je regarde la télévision. Hier, il y en a eu un qui a osé dire que les gens de Ben Guerdane ne veulent pas travailler même si on leur ouvre des usines." Pour Ammar, cela revient simplement à justifier un refus généralisé de développer la région. "On nous associe aux terroristes, mais en vérité ce n’est qu’un prétexte. C’est la bande des Jomaa et des Bouchamaoui qui veulent exiler Ben Guerdane sans contrepartie."

Wided Bouchamaoui, présidente du syndicat patronal l’UTICA, a déclaré la guerre au commerce informel, un "fléau" qui selon elle détruit l’économie et soumet les entreprises à "une concurrence déloyale". La Banque mondiale estime le commerce informel à près de 40% du PIB tunisien. Les produits de la contrebande ne sont soumis pas aux taxes et les commerçants ne paient pas de charges sociales. Une perte pour l’Etat, mais aussi pour les petites et moyennes entreprises. Un rapport de la Banque mondiale évalue les pertes fiscales pour l’Etat tunisien à 1,2 milliard de dinars, dont 500 millions de dinars de droits de douane.

Les trafiquants ne manquent pas de rappeler que la contrebande a des effets positifs. Selon eux, elle bénéficie d’abord aux consommateurs qui peuvent soutenir leur pouvoir d’achat, mais aussi à l’Etat en lui évitant d’importer en devises des produits tel que le carburant. Pour certains commerçants, il faut seulement arrêter la contrebande de produit subventionnés par la Tunisie. Continuer à faire du trafic avec la marchandise subventionnée par le trésor des pays voisins ne semble pas leur poser de cas de conscience.

Le trafic d’armes: une niche?

Le 5 et le 9 mars dernier, deux découvertes médiatisées de caches d’armes dans la délégation de Ben Guerdane ont jeté la lumière sur le trafic d’armes sur la frontière. Un sujet tabou, dont l’étendue reste difficile à évaluer.

C’est la loi du silence qui règne, ou les rumeurs… Seules des sources sécuritaires évoquent ce type de trafic sous couvert de l’anonymat. Elles parlent de saisies dont certaines sont médiatisées, d’autres pas.

Selon le rapport précédemment cité de Small arm survey, ce trafic existe mais demeure relativement circonscrit. Au début du conflit libyen, au paroxysme de l’insécuritaire en Tunisie, la zone frontalière est devenue un refuge et une base de ravitaillement pour les combattants loyalistes et révolutionnaires. C’est à ce moment là que la plupart des armes sont entrées en Tunisie. Des armes sont passées dans les deux sens : de la Tunisie vers la Libye et de la Libye vers la Tunisie.

D’une part, des armes financées notamment par le Qatar sont arrivées dans les ports tunisiens ont été transférées en Libye sous la supervision du gouvernement tunisien et de l’armée (SAM, p23). D’autre part, les Libyens qui voyagaient armés ont vendu leurs biens de valeur, notamment leurs armes. Mais pour l’auteur du rapport, si une partie a été stockée par les réseaux de contrebande, notamment à Ben Guerdane, "il est également probable que nombre des armes aient par la suite été rendues à leurs propriétaires en Libye".

Panneaux d’indication vers la frontière libyenne. Crédit image : Sana Sbouai

Après le conflit, les opérations de contrebande d’armes à Dehiba-Wazen et à Ras Jedir se font de manière ponctuelle et à petite échelle (SAM, p41). La zone frontalière avec la Libye est loin d’être une zone de non droit où les armes circulent librement (SAM, p43). Selon Small arm survey, "les opérations de contrebande ponctuelles sont menées par des groupes violents comme AQMI et al Mua’qi’oon Biddam" à la frontière entre la Tunisie, la Libye et l’Algérie, au sud du massif de Nefoussa et de Ghdames-Ghat (SAM, p41). Des armes transitent ainsi vers l’Algérie où les groupes extrémistes sont mieux positionnés qu’en Tunisie (SAM, p35-36). Ce n’est pas par hasard que les opérations terroristes qui ont visé l’armée et les services de sécurité se sont concentrées sur la frontière tuniso-algérienne.

Mais même en petite quantité, leur pouvoir de nuisance est important. Les assaillants du musée du Bardo n’ont eu besoin que "deux kalachnikov et de deux grenades", selon le porte parole du ministère de l’Intérieur.

En termes de demande d’armes sur le territoire tunisien, toujours selon le même responsable sécuritaire à Ben Guerdane qui a souhaité rester anonyme, les fusils de chasse sont très prisés. L’insécurité dans les campagnes et les vols de bétails ont poussé les agriculteurs à chercher à se défendre par leurs propres moyens. Par ailleurs, dans certaines régions, la possession d’un fusil de chasse permet de perpétuer une tradition familiale. La réglementation en vigueur étant extrêmement sévère, le ravitaillement se fait souvent sur le marché noir.

Quel lien entre terrorisme et réseaux de contrebande ?

Pour un responsable sécuritaire à Medenine,

"Les réseaux mafieux qui font du trafic de drogue, d’armes ou d’êtres humains font partie des réseaux de la contrebande. Parfois leurs intérêts se croisent avec les cercles terroristes, mais c’est loin d’être systématique."

"Il faut aussi distinguer cette mafia des autres contrebandiers qui transportent des marchandises de consommation courante et aident même les forces de l’ordre à arrêter le trafic de produits dangereux", rajoute-il.

Le 11 février, une délégation gouvernementale composée du ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale et du ministre de l’Economie et des Finance s’est rendu à Dehiba et à Ben Guerdane suite aux émeutes qui ont éclaté.

"Le ministre du développement et des finances ne peut rien pour nous. il nous faut le ministre des affaires étrangères pour régler le problème avec Fajr Libya", déclare un commerçant dans le souk de Libye, le célèbre marché où se vendent les marchandises issues du commerce frontalier.

La crise sur la frontière a aussi une dimension diplomatique. Côté libyen, la guerre bat son plein entre deux gouvernements à la légitimité contestée : le gouvernement de Tripoli à l’ouest et celui de Toubrouk à l’est. Seulement, les brigades qui contrôlent les frontières tunisiennes soutiennent le gouvernement de Tripoli.

Selon Omeya Seddik, "le gouvernement de Jomaa, officiellement neutre a émis plusieurs signes qui montrent son rapprochement avec le gouvernement de Tobrouk. Il a par exemple coupé les relations aériennes avec les aéroports à l’ouest de la Libye et rappelé l’ambassadeur, officiellement pour des raisons sécuritaires".

Pour un habitant de Ben Guerdane, c’est la faute aux médias  "Quand les médias officiels tunisiens parlent de 'milices' de Fajr Libya et des 'forces' de Haftar, cela montre que la Tunisie est contre Fajr Libya".

" Au lieu d’avoir de bonnes relations avec nos voisins à la frontière, on les insulte".

Aujourd’hui, le gouvernement Essid a adopté une position qui se tient à égale distance entre les deux gouvernements. Il appelle à une solution politique et à un gouvernement d’union nationale. La taxe a été supprimée et la frontière réouverte au commerce.

Après les attentats du Bardo, la sécurisation des frontières est encore plus d’actualité. Le premier ministre a annoncé dans une conférence de presse le 19 mars que la Tunisie pourrait emprunter en attendant d’acheter, des hélicoptères pour pouvoir patrouiller de nuit. Quant à son secrétaire d’Etat à la sureté nationale, Rafik Chelly a par ailleurs annoncé que le ministère de l’Intérieur souhaitait mettre en place un système de surveillance électronique des frontières.