C’est un système mafieux où l’État est mort

Haythem est contrebandier passeur. Kamel est policier. Brahim est vendeur de fripes. Voici leurs témoignages.
Par | 23 Juin 2014 | reading-duration 15 minutes

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Des frontières algériennes et libyennes à Tunis, tout un pan de la population tunisienne vit de la contrebande et de ses retombées financières. Cette activité à risque, qui implique aussi bien les citoyens que les agents des forces de l’ordre, donne l’impression d’être une source d’argent facile, mais semble être avant tout, pour les personnes maillons de la chaîne, la réponse « débrouille » à la misère économique.

Haythem* est contrebandier passeur. Kamel est policier. Brahim est revendeur. Découvrez leurs témoignages en naviguant d’un personnage à un autre.

Haythem, la trentaine bien tassée, fume cigarettes sur cigarettes, tout en parlant. Il a toujours vécu de la contrebande et ne s’en cache pas. Dans sa région comme ailleurs, il y a du chômage. Et il explique que la contrebande permet à une partie de la population de s’en sortir.

Chaque contrebandier a son domaine avec son type de marchandise. Si tu transportes du fer tu ne peux pas travailler dans le domaine de l’alcool par exemple. Certains sont spécialisés dans le haschich et les armes, d’autres dans l’électroménager. Le régionalisme est très fort dans notre domaine, chaque région a ses groupes et chaque groupe travaille dans sa région. Ceux qui veulent travailler dans une autre région, dont ils ne sont pas originaires, ne peuvent pas le faire. Ils seront rejetés. 

On passe de tout : électroménager, essence, matériaux de construction, roues de voiture, mais aussi de la nourriture comme des céréales ou des tomates. Il y a aussi de l’alcool, du haschich et des armes.

Quand on veut travailler dans la contrebande le système est simple : on entre en contact avec quelqu’un qui a de la famille de l’autre côté de la frontière et qui va se charger de passer la commande et de mettre le réseau en marche pour se procurer la marchandise.

Ceux qui sont connus dans le métier travaillent en réseau : un contrebandier d’une ville connaît et travaille avec un contrebandier d’une autre ville dans une autre région, pour pouvoir acheminer la marchandise. Ainsi quelqu’un du sud ou du nord-ouest travaille avec un contrebandier du Sahel ou du nord.

Il paraît qu’il y aurait entre 10 à 15 000 dinars de gain journalier pour les contrebandiers spécialisés dans le fer. Ils ont des techniques spécifiques pour le passage : 30 à 40 camions chargés de fer passent par voyage. Ils sortent ensemble, conduisent mal et sont violents, même avec les policiers. Ils travaillent avec de grandes entreprises de fer à Tunis, qui achètent le fer algérien à bas prix, évitent les impôts et ensuite le vendent comme s’il s’agissait de fer tunisien.

Dans le domaine de la contrebande il n’y a pas de boss. Chacun travaille pour son compte. Mais après la révolution certains ont décidé de surveiller leur région, et si un camion de fer arrive d’un autre endroit, il doit payer.

À l’époque de Ben Ali il fallait payer un bakchich pour passer et il y avait des tarifs. Par exemple la Garde nationale prenait 10 dinars par voiture transportant du carburant de contrebande. La douane de 30 à 50 dinars. Certains contrebandiers passent, d’autres non. En fait il faut utiliser le système de consultation : si tu connais quelqu’un ou que tu as déjà payé un bakchich, tu peux passer ton chemin. Avant la révolution il y avait tout un réseau de passage de fer qui travaillait beaucoup avec la douane et dont les camions en provenance d’Algérie n’étaient jamais inspectés. Ils travaillaient avec les Trabelsi. Ils ne sont toujours pas inquiétés d’ailleurs.

La douane de certaines localités, le long de la frontière, reçoit de l’argent pour laisser passer la contrebande. Et aujourd’hui il y a beaucoup plus de passage qu’à l’époque de Ben Ali.

Depuis la révolution, même des personnes appartenant aux forces armées sont corrompues, ce qui était moins le cas avant. Ce ne sont pas toujours les mêmes policiers et douaniers qui nous arrêtent, mais ça ressemble à un réseau : ils se connaissent tous entre eux et il suffit de connaître une ou deux personnes pour pouvoir contacter les autres avec un coup de fil et passer à chaque fois.

À l’époque de Ben Ali le nombre d’arrestations était beaucoup plus important. Aujourd’hui, même quand la douane opère des arrestations de contrebandiers, elle trafique les quantités des marchandises et reçoit de l’argent en contrepartie. Et la douane et la police reçoivent leur part de l’argent du trafic. Avant on ne payait pas toujours les policiers, aujourd’hui je pense que tous les policiers rentrent chez eux tous les jours avec 50 ou 60 dinars.

Les forces de l’ordre ont une manière spécifique de faire, quand les agents veulent de l’argent mais qu’ils ne veulent pas le demander directement : c’est dans l’intonation et la manière de demander les papiers, ils font pression pour faire comme si ils allaient confisquer la voiture. Alors au lieu de donner 20 dinars on en donne 60. Ils ne te disent pas : « Donne moi de l’argent », mais la manière de demander les papiers, sans aucune politesse, est un code.

Il faut alors plier le billet en quatre et le glisser dans la paume de la main. Ça doit être fait à l’intérieur de la voiture. Du coup le policier met sa main dans la voiture.

Généralement c’est la voiture ouvreuse, celle qui ouvre le convoi de contrebande, qui prévient les forces de l’ordre du passage de la voiture en arrière avec le chargement : en donnant la couleur et la marque de la voiture avec la cargaison ou la plaque d’immatriculation. Et c’est cette voiture qui paie.

En réalité la réforme du système ne peut pas avoir lieu : si tu as un souci avec les policiers ils sont les premiers à dire que rien ne peut être fait, tu ne peux pas les mettre en cause. Ils répondent simplement : « On va appliquer la loi et je vais confisquer ta voiture. Ou alors tu me donnes de l’argent. »

Les policiers qui ne sont pas bien gradés prennent l’argent des gens comme eux. D’ailleurs il y a un nom pour ça : « le pont dinar ». Les policiers qui n’ont qu’un grade vont arrêter des gens pauvres et prendre un dinar. Ceux qui sont mieux gradés arrêtent de bonnes voitures et prennent plus d’argent. Un agent avec deux grades est payé avec un paquet de cigarettes par exemple, un agent à 3 grades prend 100 dinars, pour une étoile ça peut aller jusqu’à 800 dinars.

C’est une corruption gradée. Comment veux-tu que j’aime la police avec tout ça ? De quel système peut-on parler ? Aujourd’hui il n’y a plus d’État. 

Il n’y a pas de loi pour réglementer tout ça. Le policier ne peut pas t’arrêter, il te demande « Passe moi 5 dinars » et toi tu peux refuser. Quelle loi peut-il appliquer, lui ? En réalité l’État demande aux policiers de laisser les contrebandiers travailler. Finalement les policiers sont aussi des produits de la corruption.

C’est un système mafieux où l’État est mort. Le pays a besoin d’organisation et c’est la police qui doit assurer ce système. Or la police a vendu l’État à cinq dinars. C’est ce que je vois à mon niveau.

Le Premier ministre de l’époque, Ali Laarayed, avait dit qu’il allait appliquer la loi et utiliser les armes pour lutter contre la contrebande. Mais c’est impossible ça va tourner à la guerre civile ! Si un citoyen est tué le Premier ministre peut oublier son poste, nous avons assez d’armes pour riposter. Si la police s’en prend à nous nous ferons pareil avec eux. Si l’État s’en prend au peuple nous allons rentrer dans une guerre ouverte avec l’État, parce qu’il laisse les régions de l’intérieur en pleine misère, ne nous donne pas les services minimum pour vivre dignement.

Pour le fer la contrebande a lieu pour une question de qualité tout d’abord. Le fer de l’Algérie est meilleur que le fer de la Tunisie.

Mais surtout la contrebande est en lien avec la classe moyenne qui va soit décoller soit s’écraser, mais qui ne va jamais disparaître. Tous les jours des milliers de tonnes de fer sont apportées en Tunisie, surtout dans la région du centre où la police laisse passer les camions de fer et où la pauvreté est la raison qui pousse les gens à travailler pour gagner de l’argent.

L’essence de la contrebande est vendue aux gens qui n’ont pas d’argent, qui gagnent peu. D’ailleurs on voit bien le genre de voiture qui s’arrêtent. Ce ne sont pas des belles citadines. Les pompes à essence elles-mêmes s’approvisionnent de carburant de contrebande et le vendent comme si c’était du carburant normal, dans le circuit normal.

Les policiers ferment les yeux parce qu’ils savent que nous sommes jeunes et au chômage, et que si on ne fait pas ça on ne peut pas vivre et qu’il va y avoir des manifestations. L’État est impuissant parce que tout un système est en place : le contrebandier travaille et le policier prend une part sur ce commerce.

Mais en réalité tu bloques toute une classe sociale qui n’évolue pas parce que comme elle est dans l’illégalité, elle n’exige rien du système. Les chômeurs contrebandiers travaillent ; la police arrondit ses fins de mois et économise son salaire et les pauvres gens qui consomment cette essence par exemple, économisent un peu d’argent et du coup ne demandent rien et ne se plaignent pas.

Il y a une autre raison, c’est l’information : les contrebandiers ont toujours travaillé en partenariat avec le pouvoir quand il s’agit d’un mouvement de terrorisme. Et jusqu’à présent le phénomène existe toujours. Surtout qu’il s’agit beaucoup de passage d’armes.

Kamel est policier depuis près de trente ans. Il travaille au sein de la police judiciaire. Il aborde la contrebande de manière historique et tient à faire une distinction entre un système de survie qui concerne les populations de l’intérieur du pays et le système de contrebande à grande échelle tenu par la famille du président déchu. Pour lui, si certains policiers sont impliqués dans la contrebande, c’est en partie pour avoir des informations sur les différents trafics.

La contrebande se fait aussi bien par voie terrestre, que maritime ou aérienne. Prenons le système de contrebande de carburant qui se fait par voie terrestre. C’est très simple : une estafette transportant des barils de carburant est chargée de le dispatcher à différents endroits. Plus la livraison est loin de la frontière plus le prix augmente.

C’est un système qui se découpe sur plusieurs personnes. Chacune s’occupe d’une tâche ou d’une distance, le long du parcours. En fait, une camionnette charge des barils de mazout par exemple, et les livre. Mais il y a aussi des collecteurs qui récupèrent des livraisons de la part de plusieurs contrebandiers puis redistribuent.

Il y a aussi des entrées de marchandises par les aéroports et les ports. Ça, c’est de la grande criminalité. Alors que le commerce parallèle aux frontières, ce sont des gens au chômage et sans ressources qui survivent en faisant des échanges, comme on pouvait faire avant : une vache tunisienne contre des moutons algériens par exemple.

Ce qui a été mis en place par la famille du président, lors de l’ancien régime, est vraiment un système de contrebande et de marché parallèle à grande échelle. Il y avait même un découpage territorial pour la distribution de la contrebande.

Le neveu Trabelsi s’occupait de la capitale et le neveu Ben Ali s’occupait de l’intérieur du pays. Il y avait une véritable mainmise. Le marché des conteneurs était en grand partie tenu par le neveu de la femme du président. Si on souhaitait faire entrer des marchandises en « trompant » la douane, il suffisait de négocier avec lui. On avait des conteneurs qui entraient, avec une description de marchandise erronée : « amandes » au lieu de « pièces de rechange » par exemple.

C’est le système de fausse déclaration : on déclare des produits exonérés de droits de douane, comme les produits agricoles. Et si on se faisait attraper la douane appliquait simplement une amende équivalent à huit fois le prix des taxes sur le produit réel.Cela se faisait aussi pour faire entrer de l’alcool. Il y avait de fausses déclarations ou des marchandises camouflées dans les conteneurs.

Le même système était appliqué pour les pièces de rechanges de voiture. Imed Trabelsi pouvait tout faire rentrer via ses compagnies de pièces détachées. Les contrebandiers allaient le voir et le payer pour faire passer de la marchandise en son nom.

Là on parle de vraie contrebande. Aujourd’hui ceux qui étaient dans ce marché ne sont plus tous présents, mais c’est un système de mafia très simple où un chef en remplace un autre et où le plus fort gagne et remplace le chef de file qui est parti. C’est la même chose qui se passe avec le carburant.

Au niveau des policiers certains prennent du bakchich, mais pas tous. D’ailleurs les contrebandiers peuvent tenter d’éviter les policiers en prenant des chemins détournés par exemple. Si de temps en temps un chef veut contrôler les agents de police qui sont au bord de la route, ceux-ci peuvent dire que les contrebandiers ne sont pas passés devant eux par exemple, qu’ils n’ont pas vu la voiture passer. Comme ça ils sont tranquilles. Dans ce type de situation le chef de police ne peut rien faire de plus.

En réalité les services de police connaissent tous les contrebandiers et savent qui fait passer quoi : qui passe du lait ou des pneus, du fer, du ciment… Ce qui nous intéresse c’est de savoir qui passe des armes et de la drogue, parce que ça pose problème. Tout comme nous voulons avoir des informations sur les mouvements terroristes.

On laisse passer certaines contrebandes pour avoir des informations en échange. On choisit de laisser passer les petits contrebandiers pour avoir de l’information sur qui fait quoi. Il y a des policiers qui prennent de l’argent et il y a ceux qui veulent de l’information, parce qu’ils veulent travailler pour leur pays. Chacun prend ce qui l’intéresse.

Mais honnêtement l’État ne peut pas lutter contre le phénomène de marché parallèle. Il faudrait des milliers de soldats le long des frontières pour pouvoir empêcher le passage, c’est impossible à mettre en place. Comme les policiers ne sont pas assez nombreux pour lutter contre le phénomène on doit l’infiltrer, pour avoir les informations qui nous intéressent.

Quand on parle de contrebande, il faut savoir de quoi on parle exactement et délimiter une zone. Il est important de faire une carte de la Tunisie pour délimiter les choses et comprendre le phénomène. Quand on prend les régions le long de la frontière algérienne, il faut remonter dans l’histoire pour comprendre la situation. À l’époque de la colonisation il y avait beaucoup de travail dans les mines, c’était des mixtes gérées par la Tunisie et l’Algérie. Mais ces endroits ont été vidés. Quand l’indépendance a eu lieu il y avait moins d’activité. Du coup les habitants de ces régions se sont retrouvés démunis. L’activité s’est déplacée sur la côte balnéaire.

Les gens ont continué à faire des échanges avec les familles algériennes. Pour eux la frontière ne change rien, puisqu’il s’agit de famille étendue en réalité. Est-ce que ceci est de la contrebande ?

Bien sûr ce n’est pas contrôlé par l’État, mais c’est avant tout un moyen de survie à la base, pour des populations qui vivent dans des régions où il y a beaucoup de chômage et peu d’activité.

Carrure imposante et visage poupon, Brahim est un jeune homme sympathique, qui a l’air bien plus jeune qu’il ne l’est. Il travaille dans le secteur des vêtements de seconde main, vendus en Tunisie et également envoyés en Algérie.

En Tunisie nous avons un marché légal de fripe, de vêtements de deuxième main. Or en Algérie ce système n’existe pas. De Tunis on envoie donc la marchandise en Algérie. C’est un système bien rodé. On charge un camion avec 100 « balles » de fripes, c’est le système d’empaquetage : quand on reçoit une balle des conteneurs on la paie 100 dinars. Puis on rajoute 25% de marge. Donc on la revend à 125 dinars. Un camion récupère 100 balles de fripes par exemple et on fait le voyage jusqu’à une ville proche de la frontière. Puis cinq estafettes chargent vingt balles chacune. Le premier camion prend 60 dinars par balle transportée.

Quand la balle arrive en Algérie, à destination finale, elle a coûté 350 dinars tunisiens. Le vendeur y ajoute ses 25%, donc ce qui coûtait 100 dinars en arrivant au port en Tunisie, coûte 400 à 450 dinars tunisiens en Algérie.

Les estafettes prennent 20 dinars à 30 dinars par balle pour faire quelques kilomètres. Elles s’arrêtent ensuite à la douane. C’est un système où il faut contourner la police et jouer au chat et à la souris.

Quand les estafettes arrivent à la douane alors on travaille avec des policiers que l’on connaît, à qui on donne 2 000 dinars pour qu’ils laissent passer la marchandise. C’était le tarif avant la révolution, parce qu’après la révolution les prix ont augmenté et il faut maintenant payer 3 000 dinars.

À ce moment-là ce sont des contrebandiers algériens qui prennent la relève au niveau de la frontière, avec des policiers algériens, sur leur jour de repos, qui font le voyage, pour transporter la marchandise jusque dans les grandes villes. Pendant le trajet et surtout lors du passage de la douane il y a une voiture qui devance les autres et qui ouvre la route et s’assure que les policiers et douaniers vont coopérer.

Ce sont toujours les mêmes personnes qui travaillent dans ce domaine. De temps en temps il y a des arrestations, mais ils ressortent toujours et recommencent.

À un certain moment, suite à la révolution, et avec les actes terroristes, les zones frontalières étaient interdites d’accès et il y avait le couvre-feu. Donc on peut penser que les contrebandiers, qui ne travaillent que la nuit, ne passaient plus.

En fait le transport ne s’est jamais arrêté parce que les contrebandiers connaissent le terrain par cœur. Ils sont capables de rouler feux éteints, calculent leur itinéraire à la minute près, savent par quelle zone passer pour passer les frontières.

Pour la contrebande d’alcool c’est tout un système qui est mis en place pour faire entrer l’alcool en Tunisie, puis pour vendre les stocks. Il faut d’abord faire disparaître les étiquettes algériennes collées sur les bouteilles. Puis les bouteilles sont stockées dans des cartons tunisiens si on veut les vendre à des hôtels ou des bars, pour que le stock ait l’air de correspondre aux factures qu’ils font faire lorsqu’ils s’approvisionnent par le circuit normal. Il y a une bonne marge de profit faite via ce système, parce que les bouteilles sont vendues au prix du marché, alors qu’elles sont achetées bien moins cher.

Il y a aussi beaucoup d’alcool qui est écoulé au marché noir. Dans ce cas-là le prix est moins cher que celui du circuit normal.À l’époque le système de contrebande était entièrement tenu par les Trabelsi et donc les autorités fermaient les yeux. Aujourd’hui les Trabelsi sont partis mais tout le monde « mange » et tout le monde est devenu les Trabelsi en réalité.

Tous les policiers ne sont pas corrompus et d’ailleurs ceux originaire du sud et de l’intérieur du pays refusent souvent les bakchich. Peut importe la somme que tu peux avancer. Ils sont sérieux et font leur boulot. Peu importe que les autres agents de sa brigade lui demandent d’aller faire un tour le temps du passage du convoi. Il n’ira pas car il refuse ce système. Ce n’est pas la majorité des policiers, mais il y en a, il ne faut pas le négliger.

Les douaniers qui prennent leur part laissent passer sans regarder. Peu importe ce qu’il y a dans le chargement : tu leur dis que c’est des fripes, mais ça peut être de la cocaïne ou des armes, ils n’ouvrent pas les balles pour regarder. Tu peux cacher ce que tu veux dedans finalement.

Si un policier arrête un transporteur et refuse le bakchich, alors nous sommes prévenus à Tunis et on fait une facture rapidement, pour que les choses soient en règle. Comme ça il y a une facture pour la marchandise, comme si elle avait été vendue, avec les taxes, et ça devient une vente légale. Nous à Tunis qui avons vendu le stock, nous sommes couverts, et les passeurs viennent récupérer leur facture pour être tranquilles.

Quand les conteneurs arrivent au port depuis l’Italie, la Suisse ou le Canada… il y a déjà tout un système de bakchich : parce que le patron du business a dû aller à l’étranger pour envoyer la marchandise et que pour presser la procédure il a dû payer. En arrivant à Tunis, si le conteneur n’est pas en première position pour sortir, on va payer environ 300 dinars pour le faire passer devant les autres, simplement pour qu’il sorte plus vite et que l’on récupère les vêtements.

En Algérie ils sont demandeurs de nos fripes parce que ce système n’existe pas et qu’ils ont surtout de la marchandise chinoise.Il y a peu de patrons de fripes à Tunis et tous ne font pas de contrebande avec l’Algérie. Mais c’est un business qui peut rapporter, au total, jusqu’à 250 000 dinars de bénéfices en un an, simplement pour la contrebande de fripes, répartie sur une centaine de voyages dans l’année.

Les policiers trempent là-dedans parce qu’ils voient toute cette marchandise, qui représente tellement d’argent, passer devant eux, et qu’ils veulent aussi leur part. C’est normal.

Les transporteurs eux aussi veulent de l’argent. C’est un business qui paie bien mais qui est dangereux : tu as une chance sur deux de passer et une chance sur deux de te faire arrêter. Mais quand les chauffeurs se font arrêter ils ne risquent pas plus de deux mois de prison et leur boss règle ça via du bakchich, tout en prenant en charge financièrement la famille. Du coup le risque en vaut la peine. Surtout que les fripes ne sont pas un marché de contrebande dangereux, contrairement à l’alcool par exemple, la concurrence n’est pas la même, les contrebandiers non plus.