Frontière tuniso-libyenne : Qui contrôle le côté libyen ?

Interview de Omeyya Seddik, président de l'association Al-Muqaddima, conseiller spécial auprès du Centre Humanitarian en Libye, organisation suisse spécialisée dans la médiation et la résolution de conflits.
Par | 01 Avril 2015 | reading-duration 10 minutes

L’effondrement de l’Etat en Libye et la guerre intestine que se livrent les forces pro-Haftar qui appuient le gouvernement de Tobrouk et l’alliance qui soutient le gouvernement de Tripoli, appelée communément Fajr Libya, affecte la situation économique, sécuritaire et sociale à la frontière Est de la Tunisie. Sur le terrain, les forces de Fajr Libya contrôlent la plus grande partie du territoire libyen, notamment la frontière avec la Tunisie.

La demande des populations frontalière à Ben Guerdane et à Dhehiba de négocier avec les forces de Fajr Libya pour régler les différends sur la frontière a été interprétée, par certains médias tunisiens, comme une tentative de manipulation par Fajr Libya pour infléchir la diplomatie tunisienne. Pourtant, la réalité libyenne est bien plus compliquée.

Omeyya Seddik est président de l’association Al-Muqaddima, conseiller spécial auprès du Centre Humanitarian Dialogue en Libye, une organisation suisse spécialisée dans la médiation et la résolution de conflits. Il répond à quelques questions sur la situation.

Qui contrôle la frontière tunisienne côté libyen?

La partie nord du côté de Ben Guerdane et Ras Jedir, est contrôlée par les brigades dites des Thuw-war ( révolutionnaires) de Zouara, région de culture amazighe et par les autorités locales élues de la même région sur mandat et avec l’appui du gouvernement de Tripoli. Plus au sud, la zone où se trouve le poste frontière de Dhehiba-Wazen est contrôlée par des formations de Jebel Nefoussa, qui sont également de culture amazighe, mais dépendent des autorités locales de Nalut. Les deux font partie de l’alliance que certains nomment Fajr Libya qui soutient le gouvernement de Tripoli. À proximité de la frontière d’autres acteurs sont présents et mènent des combats de temps à autre, tels les dits Thuwwar de Zintan dans la ville du même nom, à environ 80 km de la frontière, ou, en plus de ces derniers la dite armée des tribus dans et autour de la base aérienne d’Al Wetyia, à environ 30 km de la frontière. Ils sont affiliés au gouvernement de Tobrouk. Ils n’ont pas pour le moment accès à la frontière.

Infographie des zones de contrôle coté libyen des postes frontaliers de Ras Jedir et de Dehiba .
Qui est Fajr Libya et pourquoi elle a été présenté à un certain moment en Tunisie comme une organisation terroriste?

Fajr Libya est une opération qui a été lancée en juillet par une alliance large principalement à l’ouest du pays et qui soutient le Congrès général national libyen (CGNL) et le gouvernement de Tripoli. L’opération Fajr Libya a été lancée pour déployer le contrôle sur la partie ouest du pays et chasser les effectifs de Zintan, pro-Haftar, qui contrôlent l’aéroport de Tripoli. Depuis, tous ceux qui ont soutenu l’opération sont appelés Fajr Libya.

Elle est composée de toutes les formations de l’ouest du pays, (Tripolitaine), à l’exception de Zintan : Misrata, les villes de l’ouest (ex: Zaouia, Gharien, Sabrata…etc); Les groupes amazigh (Zouara, Jebel Neffousa), des formations qui se réclament de l’islam politique : les Frères Musulmans, des anciens du Groupe Islamique Combattant Libyen (proches de Abdelhakim Belhadj) et plusieurs groupes locaux qui ne sont pas affiliés, certains sont islamistes, quelques uns salafistes, d’autres ne le sont absolument pas ou sont opposés à l’islam politique. Cette alliance ne s’est pas faite sur une base idéologique, mais sur une communauté d’intérêt.

Comment en est-on arrivé là?

Le 16 mai 2014, le général Khalifa Haftar lance L’opération militaire « Al Karama » annoncée comme une opération anti-terroriste, mais qui semble cibler toutes les tendances de l’islam politique et leurs alliés. Cette opération est considérée par une partie importante des Libyens comme une tentative de putsch militaire.

En même temps le CGNL est de plus en plus contesté. Elu en juillet 2012 pour 18 mois, il lui est reproché de n’avoir pu achever les tâches pour lesquelles il a été mandaté ( assurer le pouvoir durant la « période transitoire devant déboucher sur l’adoption d’une constitution) et de n’avoir pas stabilisé et sécurisé le pays. Des manifestations populaires et des pressions diverses et des opérations d’inti-midation par des groupes armés sont exercés contre la prolongation de son mandat. En juins 2014 des élections sont organisées et se déroulent avec une très faible participation (environ 16% du corps électoral, à comparer avec les 42% enregistrés lors des élections législatives précédentes). Elles ne font malgré cela pas l’objet de contestation significative jusqu’à la crise institutionnelle du mois d’août 2014.

Comment se manifeste cette crise?

La Libye a dorénavant deux gouvernements et deux organes législatifs.

Le 1er août, un membre élu (le plus âgé) de la nouvelle Chambre des représentants (CDR) convoque une première réunion de cette dernière, prenant de vitesse le président du CGNL censé le faire selon la déclaration constitutionnelle afin de procéder à la cérémonie de passation des pouvoirs. La réunion devait selon la même déclaration constitutionnelle se tenir à Benghazi, deuxième ville du pays et capitale de la Cyrénaïque (Barqa en arabe) afin d’afficher la volonté d’inaugurer une politique de décentralisation et d’équité entre les régions. Or, Benghazi connaît une situation de grande insécurité du fait des combats qui opposent l’opération al-Karama conduite par le général Haftar aux formations qui lui sont hostiles. Du coup, Nouri Abou Sahmein, président du CGNL annonce qu’il convoquera la dite réunion à Tripoli le 4 août. Il est pris de vitesse par la convocation d’une première réunion de la chambre à Tobrouk, petite ville de l’est proche de la frontière égyptienne.

Les Libyens se retrouvent ainsi avec deux institutions législatives à la légitimité contestée et avec deux gouvernements : les uns à Tobrouk (Abdallah al-Thinni chef du gouvernement, Aguila Saleh Aissa, président de la chambre) et les autres à Tripoli (Omar al Hassi chef du gouvernement, Nouri Abou Sahmein président du congrès). Pour compliquer le tout, en novembre 2014 la cour suprême jusque là reconnue par tous invalide l’élection de la Chambre des représentants.

Désormais une partie des Libyens appellent le CGNL le « Congrès au mandat expiré », d’autres nomment la CDR la « Chambre dissoute ». Les uns considèrent que l’installation de la chambre de Tobrouk est nécessaire afin de la soustraire aux pressions des forces contrôlant la Tripolitaine et à l’insécurité prévalant à Benghazi.Les autres soutiennent que son installation à Tobrouk procède d’un projet putschiste soutenu par l’Egypte voisine et les pays du golfe (Emirats Arabes Unis et Arabie Saoudite).

Au début, le gouvernement de Tobrouk obtient une large reconnaissance internationale. Mais il devient petit à petit évident qu’il n’est pas possible de stabiliser un pays contre des forces politiques qui contrôlent la plus grande partie du territoire et sont soutenues par les plus grandes villes du pays. A moins d’une intervention militaire extérieure importante que le contexte international et régional ne permet pas. L’ONU, à travers sa mission en Libye, tente aujourd’hui d’obtenir un compromis prenant acte de l’impossibilité d’exclure aucune des deux parties antagonistes d’une solution ne pouvant être que politique.

Est-ce que Daech est à nos portes comme l’affirment plusieurs médias?

Daech est présent à Syrte, c’est loin de nos frontières. Il y a eu une recrudescence d’attentats à Tripoli dernièrement et des attaques de Daech contre Fajr Libya, mais il est possible que ce soit des représailles contre l’opération de grande envergure lancée par Fajr Libya et surtout de Misrata contre les positions de Daech. Aucun élément sérieux n’atteste d’une présence de l’organisation qui se fait appeler Etat Islamique à proximité des frontières tunisiennes.