Quinquennat de Kaïs Saïed : quel bilan pour les politiques publiques tunisiennes ?

À son élection en 2019, Kaïs Saïed a fait de la réforme des institutions publiques une priorité, mais ces changements piétinent. La réconciliation pénale reste un mirage et la crise de l'eau s'aggrave. Malgré quelques initiatives dans d'autres secteurs, notamment l'énergie, les résultats concrets se font attendre. Le bilan reste donc mitigé, entre désillusion et dégradation constante de la situation économique et sociale du pays.
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Ces cinq dernières années, de nombreuses promesses ont été faites par le président. De la gestion de la crise de l’eau aux entreprises communautaires en passant par la réconciliation pénale, plusieurs initiatives ont été lancées sans avancées réelles. inkyfada dresse le bilan des développements en matière de politiques publiques durant le mandat de Kaïs Saïed.

Quelles ont été les avancées en matière de transition énergétique ? 

Parmi les initiatives énergétiques majeures sous le mandat de Kaïs Saïed, le développement de l’hydrogène vert occupe une place centrale, à l’aide de projets visant à faire de la Tunisie un acteur clé dans l’exportation d’énergies renouvelables vers l’Europe. Depuis quelques années, la Tunisie s’impose comme un partenaire privilégié de l’Europe dans l’exportation d’hydrogène vert, un secteur en plein essor dans le cadre des ambitions climatiques de l’Union. 

Le 29 juillet 2024, le ministère tunisien de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie a annoncé la signature de six protocoles d’accord avec plusieurs entreprises internationales pour la production d’hydrogène vert, dont TUNUR, une société tuniso-britannique souvent critiquée pour ses ambitions extractivistes. Ces nouveaux accords s'ajoutent à celui signé un mois plus tôt avec Verbund et Total, dans la même optique.

Depuis 2021, dans le cadre de son Pacte Vert, la Commission européenne a lancé un ensemble de mesures pour réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2035, positionnant l'hydrogène “bas carbone” comme une solution prometteuse. 

Grâce à sa proximité avec l'Europe, à ses ressources en énergies renouvelables à faible coût et à son réseau de gazoducs, la Tunisie, tout comme l'Afrique du Nord en général, apparaît comme l'une des options les plus compétitives et efficaces pour répondre aux besoins énergétiques de l'Union. Le choix de la Tunisie s'aligne avec le plan RepowerEU , dévoilé en mai 2022, qui vise à doubler les importations d'hydrogène vert d'ici 2030, pour atteindre 10 millions de tonnes par an.

Dans cette optique, le gouvernement tunisien a publié en mai 2024 une stratégie nationale élaborée par le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie en collaboration avec l’Agence allemande de coopération internationale (GIZ). Cette coopération tuniso-allemande a suscité de vives critiques de la part de divers acteurs de la société civile en Tunisie, notamment lors d'une manifestation organisée le 24 avril dernier. “Il est incompréhensible qu’un pays souffrant d’un déficit énergétique produise de l’énergie renouvelable uniquement pour l’exportation, en particulier vers l’Allemagne”, déclare Saber Ammar, activiste au sein du mouvement Stop Pollution. 

“La Tunisie exportera de l’énergie afin que les citoyens allemands puissent utiliser des voitures et des trains alimentés par une énergie propre”, ajoute-t-il.

Cette montée des tensions n’est pas sans précédent, puisque la Tunisie avait déjà reçu un financement allemand de 30 millions d’euros en 2020. Ce soutien financier, obtenu à la suite de la signature d’un mémorandum d’entente (MoU) portant sur la création d’une alliance pour l'hydrogène vert, est présenté comme une étape clé. Selon l'ambassadeur allemand en Tunisie, cet accord, qualifié de “gagnant-gagnant”, vise à établir les bases d'une filière d'hydrogène vert et à créer un cadre législatif visant à attirer les investissements privés.

Ce cadre législatif ne s’est pas fait attendre, avec l'adoption en février 2022 de la loi n°12 sur l'efficacité énergétique. Cette loi vise à promouvoir les investissements dans les technologies d'efficacité énergétique* et à soutenir les subventions pour les équipements économes en énergie. La même année, le décret 2022-68 a été publié, visant à "établir des dispositions spéciales relatives à l’accélération de la réalisation des projets publics en faveur des initiatives du secteur privé". Ce décret introduit également une nouvelle définition de la société d’exploitation des terres agricoles, indiquant que celles-ci peuvent être "totalement détenues par des étrangers".

Ce décret s’inscrit dans une série d’initiatives similaires prises sous le mandat de Kaïs Saïed. Dès 2021, cinq décrets publiés après le 25 juillet ont facilité l’accès à des terres communales, permettant à un consortium franco-marocain, ENGIE-NAREVA, de mettre la main sur près de 400 hectares dans la région d’Oulad Sidi Abid. Selon l’organisation Al Bawsala, on observe effectivement “une accélération récente des contrats de location de terres agricoles pour des projets d’énergie renouvelable, à des tarifs aventageux”. 

Pour répondre aux objectifs européens, notamment la production de 8300 tonnes d’hydrogène vert d’ici 2050, dont 6374 tonnes destinées à l’exportation, la mobilisation de 500 000 hectares de terres tunisiennes est indispensable. Cette tendance à la réquisition, déjà entamée dans des régions comme Segdoud près de Gafsa, concerne aussi bien des terres communales que des propriétés de l’État.

“Les déserts arabes sont décrits par divers acteurs internationaux néolibéraux comme une terre aride et vide, ce qui en fait un Eldorado pouvant fournir de l’énergie bon marché à l’Europe”, explique Hamza Hamouchene, chercheur et militant algérien. 

“Les pratiques extractivistes trouvent un nouvel essor dans les transitions vers les énergies renouvelables, sous la forme d’un ‘colonialisme vert’ ou ‘néocolonialisme’ vert”. 

La production de l'hydrogène vert en Tunisie soulève une question cruciale liée à l'approvisionnement en eau, une ressource déjà rare dans le pays. Avec des besoins estimés entre 165,4 et 248,3 millions de m³ d'eau dessalée, le processus de production pourrait exacerber une situation hydrique déjà critique. 

En effet, la dépendance accrue au dessalement pour répondre aux besoins en eau de l'industrie de l'hydrogène vert pourrait aggraver les tensions sur les ressources naturelles, tout en augmentant les coûts énergétiques et environnementaux associés à ces infrastructures. 

Un dilemme pour la Tunisie, qui doit concilier ses accords avec l’UE en matière de transition énergétique avec la gestion durable de ses ressources hydriques, tout en évitant d’aggraver encore plus sa crise de l’eau. 

Quelles mesures ont été prises pour gérer la crise de l'eau ?

Depuis le début de l’année 2024, la plateforme Watchwater, mise en place par l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE), a enregistré 2029 incidents liés à l’eau.  En juillet, l’un des mois les plus chauds de l’année, 598 alertes ont été signalées sur l’ensemble du territoire. Parmi elles, 510 concernent spécifiquement des coupures d’eau. 

Cette situation découle d’un “système de quotas conjoncturel”, instauré par la Société Nationale d'Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE). Dans un communiqué publié le 31 mars 2023, les coupures sont standardisées dans tout le territoire tunisien et limitées à une plage horaire entre 21h et 4h. “Auparavant, les villes concernées étaient dans le sud : Gafsa, Gabès, El-Hamma, Sidi Bouzid.. Maintenant, le grand Tunis, le Sahel ou le gouvernorat de Nabeul font aussi partie des zones les plus touchées”, indique Oumayma Bouachiri. 

Lors de l’instauration du système de quotas, la SONEDE explique que la décision est motivée par une “baisse sans précédent des niveaux des barrages” ainsi que “le niveau des ressources en eaux souterraines” qui aurait atteint un “épuisement total” par endroits. Cette situation produit, selon le communiqué, “un déséquilibre enregistré entre l’offre et la demande de l’eau”.

En effet, le 16 août, l’Institut des Ressources mondiales (WRI) publie un rapport alarmant révélant que 25 pays à travers le monde sont confrontés à un “stress hydrique extrêmement élevé”. La Tunisie, classée 20ème, fait partie des nations qui “exploitent plus de 80% de leurs ressources en eau”. Selon l’Institut, la disponibilité par habitant·e en Tunisie est de 400 m³, bien loin du seuil critique de 500 m³. 

La rareté des ressources en eau est un problème bien réel en Tunisie. En effet, les stocks dans les barrages, à ce jour, sont estimés à 20,8%. “Il y a un grand manque de ressources en eau, c’est un fait”, souligne Ala Marzougui, directeur de l’Observatoire de l’eau, mais “la crise n’est pas récente, c’est un scénario attendu”, ajoute-t-il. 

Le 22 et 23 juillet, Kaïs Saïed visite plusieurs barrages et installations dans les gouvernorats de Jendouba, Kairouan, Monastir et Nabeul. Ces visites s’accompagnent d'un communiqué sur la page de la Présidence de la République, affirmant que “les coupures d’eau dans ces régions sont criminelles et orchestrées par des lobbies et des individus mal intentionnés qui cherchent à provoquer le chaos.” Selon ce même communiqué, “l'État ne restera pas les bras croisés face à ceux ayant perpétré ces crimes et ces attaques contre le peuple tunisien”.

Cependant, les problèmes liés à la crise de l’eau existent depuis bien avant le mandat de Kaïs Saïed, et bien que toutes les régions soient affectées par cette crise, le directeur de l’Observatoire souligne qu’ “il est inapproprié de généraliser, car chaque région possède ses propres spécificités”.

La crise est aussi “multifactorielle”, ajoute Marzougui. “Elle résulte principalement d’une mauvaise gestion des ressources et de l’absence d’un cadre législatif pour la gestion de l’eau”. En effet, depuis plusieurs années, le pays attend l’adoption d’un nouveau Code des eaux, un projet en attente depuis plusieurs années. 

Le Code des eaux en vigueur a été promulgué en 1975. Bien que révisé en 2001, ce code n’est plus adapté aux nouvelles données environnementales et à la consommation croissante des secteurs agricoles, industriels et énergétiques. Sa publication incombe au ministère de l’Agriculture et en 2019, un premier jet a été soumis à l’Assemblée des représentants du peuple. Les débats ont été entamés un an plus tard puis ont été reportés. Cette première version “comporte des notions non conformes aux exigences réelles du peuple en matière de ressources hydriques”, précise un communiqué de l’Observatoire à ce sujet. 

En 2023, les choses n’ont pas beaucoup avancé. Mahmoud Elyes Hamza, ministre de l’Agriculture de l’époque déclare en janvier, qu’un Code des eaux sera bientôt soumis au gouvernement. Ce dernier est limogé une semaine après par le président. 

L’année d’après, un Conseil ministériel restreint examine le projet du nouveau Code des eaux. Ce Conseil est élaboré sans la consultation des expert·es du domaine. “Cette approche limite la portée du Code laissant de nombreux aspects fondamentaux non abordés”, déplore Raoudha Gafrej, experte en eau. 

Parmi les objectifs du Code des eaux : la lutte contre les forages illicites. Les nappes phréatiques dont le taux d’exploitation dépasse les 110% sont considérées comme surexploitées. Cela concerne 66 nappes, dont 13 au nord, 38 au centre et 15 au sud. Une situation principalement alimentée par l’augmentation des pratiques forages illicites. Dans le gouvernorat de Kébili, où plus de 10 172 forages irréguliers ont été recensés, la situation est particulièrement alarmante, contribuant à un prélèvement illicite de 362 m³. Ce volume représente plus de la moitié de l’eau prélevée illicitement des nappes profondes du pays. 

Quelles ont été les avancées en matière de réconciliation pénale ?

Depuis la révolution de 2011, la Tunisie est en quête de solutions pour récupérer les fonds spoliés par les anciennes élites politiques. En 2013, Kaïs Saïed, alors professeur de droit constitutionnel, commence à introduire la notion de réconciliation pénale dans ses discours. “Les fonds spoliés représentent près de la moitié du budget de l’État et doivent revenir directement au peuple”, a-t-il déclaré dans une interview accordée à la TAP en 2013.

Présentée comme une alternative aux procès traditionnels qui, selon lui, sont longs et inefficaces, la réconciliation pénale permettrait aux auteur·rices de délits économiques et financiers d’éviter la prison en restituant les fonds détournés à l'État et en contribuant au développement régional

La réconciliation, malgré ses avantages en termes de rapidité et de réparation des préjudices, suscite de vives critiques sur le plan éthique et judiciaire, notamment en ce qui concerne ses effets à long terme sur l’État de droit et la perception de l’impunité. Nils Christie*, sociologue et criminologue, soutient qu’en se concentrant sur la réconciliation, le système judiciaire peut priver les parties, notamment les victimes de leur “conflit”, celui-ci devenant une affaire gérée par l’État.

Cependant, en Tunisie, les critiques à l’égard de la réconciliation pénale se concentrent sur des aspects plus pratiques. Face à une crise économique croissante et à l’abandon des accords avec le Fonds monétaire international (FMI), le projet porté par le président est présenté comme la solution ultime.

Le 20 mars 2022, le décret-loi n° 2022-13 du 20 mars 2022, portant sur la réconciliation pénale et l’affectation de ses ressources est publié, créant la Commission nationale de la réconciliation pénale (CNRP).

Cette Commission, composée de huit membres, incluant des juges, un représentant du ministère des Domaines de l'État et un représentant de la Commission des analyses financières de la Banque centrale (CTAF), a pour mission d'évaluer les dossiers des individu·es et entreprises accusé·es de corruption et d'abus financiers. Son objectif est de récupérer les fonds détournés et de les réinvestir dans des projets de développement régional.

Lors d'une de ses visites impromptues aux bureaux de la Commission, le 13 janvier 2023, Saied exprime son mécontentement. "La structuration et le règlement intérieur sont finalisés, et vous devriez être en mesure de commencer à travailler", s'impatiente-t-il, "surtout que les personnes concernées ont affirmé être prêtes pour la réconciliation pénale."

Quelques jours plus tard, un décret présidentiel est publié. Monia Jouini, rapporteuse de la Commission à l’époque et qui avait prêté serment devant le président seulement vingt jours plus tôt, est remplacée par Hayet Laribi. Aucune explication officielle n’a été présentée pour expliquer cette décision. Toujours par décret présidentiel, le 21 mars Kaïs Saïed met également fin aux fonctions de Makram Ben Mna, président de la CNRP.

Lors d’une autre visite du président au siège de la commission, Fatma Yaacoubi, expliquait pouvoir récupérer une somme colossale de 30 milliards de dinars, qu’un homme d’affaires tunisien en exil aurait mis à disposition après avoir fait une demande de réconciliation. Kaïs Saïed, alors étonné, n’a pas manqué de faire répéter cette somme à Fatma Yaacoubi. “30 milliards, cela veut dire trente mille millions de dinars”, insiste-elle. Cette somme suscite des moqueries sur les réseaux sociaux et a été formellement démentie par la famille de l’homme d’affaires concerné. Fatma Yaacoubi est alors licenciée.

En novembre 2023, une campagne d'arrestations visant plusieurs hommes d'affaires est menée. Parmi eux, certains avaient déjà adhéré au processus de réconciliation, comme Marouane Mabrouk. Aucun chiffre précis n'a été communiqué sur les montants récupérés, à l'exception de la déclaration d'un membre de la Commission, mentionnant l'injection dans les caisses de l’État de 5 millions de dinars provenant d’accords de réconciliation. 

De son côté, Walid Arfaoui, président de l'Association tunisienne de soutien au procès équitable, a estimé que  la somme récupérée atteindrait environ 35 millions de dinars. Quoi qu'il en soit, ces montants ne représentent encore qu’une infime fraction des 13.5 milliards de dinars que Kaïs Saïed espérait récupérer.

Au vu de la déception générale des résultats du processus de réconciliation pénale, l'Assemblée des représentants du peuple a approuvé, le 17 janvier 2024, des amendements spécifiques du décret-loi. Ces modifications rattachent la CNRP à l’institution de la présidence de la République et permettraient une plus grande flexibilité dans l'évaluation des cas de corruption.

Selon les amendements proposés, les rapports de la Commission doivent être présentés au président de la République, qui les transmettra ensuite au Conseil de sécurité pour évaluation. Ce dernier aura le pouvoir d'approuver ou de refuser le projet de conciliation, ou encore d'augmenter les montants exigés.

Le 12 mars 2024, une nouvelle Commission voit le jour, présidée par la juge Mishket Slama. Comme prévu dans la loi, la période des travaux de la nouvelle commission est fixée à six mois. Aucune information officielle concernant les résultats obtenus n'a été communiquée depuis la fin de la période des travaux, le 7 septembre dernier.

Comment les entreprises communautaires ont-elles été développées sous Saïed ? 

Depuis son élection en 2019, les entreprises communautaires constituent l’un des piliers centraux du projet de Kaïs Saïed : la construction de la démocratie par la base. Cependant, ce projet n’a pris forme de manière concrète que lors de la fête de l’Indépendance, le 20 mars 2022, avec la publication de trois décrets, dont le décret n°15 qui encadre cette “nouvelle catégorie d’entreprises”, selon les termes du président. Ce décret en précise les objectifs, les conditions de création, le capital social, les modalités de gestion ainsi que les avantages fiscaux.

Ces entreprises se classent en deux catégories : les entreprises locales, avec un capital minimum de 10 000 dinars, opérant dans une ou plusieurs délégations voisines, et les entreprises régionales, avec un capital minimum de 20 000 dinars, couvrant l'ensemble du territoire d'un gouvernorat.

Le décret exige qu'une entreprise communautaire compte au minimum 50 membres, chacun bénéficiant d'un droit de vote égal, indépendamment du montant de sa contribution financière. Il réglemente également la répartition des bénéfices et précise les attributions de l'assemblée générale, responsable de l'élection d'un conseil d'administration chargé de désigner un président.

Depuis la publication du décret et jusqu’en août 2024, 77 entreprises communautaires ont été créées selon le Registre national des entreprises, dont 12 sont devenues opérationnelles en octobre. La première a débuté ses activités en janvier 2024, et les autres au cours de l’été. 

À la fin de 2022, 20 millions de dinars ont été dédiés au financement des entreprises communautaires dans le budget 2023. De plus, 20% des recettes issues de la réconciliation pénale, conformément au décret n°13 de 2022, ont été attribués aux collectivités locales pour qu’elles puissent participer au capital de ces entreprises. Toutefois, aucun financement n’a été accordé en raison de “l’entrave posée par les lois et l’insuffisance des fonds alloués”, d’après un ancien conseiller du ministère des Affaires sociales.  

Avec l’adoption de la loi de Finances 2024, 20 millions de dinars supplémentaires ont été alloués aux entreprises communautaires, portant ainsi le montant total de la ligne de financement à 40 millions de dinars, provenant du Fonds national de l’emploi. L’objectif : “fournir des prêts à des conditions préférentielles à ces entreprises”. La loi de finances précise également que ces fonds seront gérés par les banques, notamment la Banque tunisienne de solidarité (BTS) dans le cadre d’une convention conclue avec les ministères de l’Emploi et des Finances. 

Le 3 juillet 2024, le ministère de l’Emploi annonce la signature d’une convention avec six banques et l'octroi de prêts aux entreprises communautaires, d'un montant maximum de 300 000 dinars et d'un taux d'intérêt fixé à 5 %, remboursable sur sept ans avec un différé d'un an. Si le coût du projet dépasse ce plafond, le taux directeur en vigueur fixé à 8 %, sera appliqué. Jusqu'à la mi-août 2024, la Banque tunisienne de solidarité a financé 26 entreprises pour un montant total de 7,6 millions de dinars. 

Cependant, les données détaillées concernant les autres entreprises ayant obtenu des prêts auprès des autres banques impliquées dans la convention ne sont pas disponibles.Le décret régissant les entreprises communautaires stipule également qu'elles et leurs participant·es sont exonéré·es d’impôts et de taxes selon la législation fiscale pendant une période de 10 ans. Cependant, ce régime fiscal n'est pas encore défini et est actuellement en discussion entre les services du ministère de l'Emploi, du ministère des Finances et de la direction générale des douanes. La loi de finances pour 2025 devrait apporter davantage de précisions sur ce régime fiscal exceptionnel. En attendant, les entreprises communautaires qui ont débuté leurs activités n'ont pas encore pu bénéficier de cette exonération fiscale.

La plupart des entreprises communautaires ont été établies dans le secteur agricole, selon les déclarations de la Banque Tunisienne de Solidarité et du ministre de l'Emploi, Riadh Chouad. En juillet 2024, le Conseil des ministres s'est réuni pour examiner la modification de la loi sur les terres agricoles publiques en vue de soutenir les entreprises communautaires. Par ailleurs, à la mi-août, une décision a été prise pour permettre la cession de biens immobiliers non agricoles en faveur de projets d'investissement, notamment ceux des entreprises communautaires.

Le Président de la République a plusieurs fois demandé au ministre des Domaines de l'État et à d'autres responsables de procéder à une “révision du cadre juridique concernant la location des biens de l'État et d'appliquer le principe de priorité, un principe bien établi en droit, en faveur de ceux qui soumettent des projets pour la création d'entreprises communautaires”, comme il l'a indiqué le 9 septembre 2024. Cette initiative vise à permettre à ces entreprises d'accéder à l'exploitation de biens agricoles publics, qui relèvent du domaine privé de l'État et dont la cession est prohibée par la loi.

Des efforts sont toujours en cours pour trouver un moyen permettant aux entreprises communautaires d’accéder aux terres agricoles publiques. Lors d’une réunion de travail, le 11 septembre, les ministres de l’Agriculture, des Domaines de l'État, de l’Emploi ainsi que la secrétaire d'État chargée des entreprises communautaires et le secrétaire d'État à l'Eau ont examiné la possibilité d’implémenter un mécanisme de concession (c’est-à-dire sans frais). Par ailleurs, la secrétaire d'État aux entreprises communautaires a annoncé qu'un accord prochain permettra à ces entreprises d'exploiter le domaine forestier. Cependant, aucune information officielle n'a encore été publiée à ce sujet.

Après une période de stagnation de deux ans et demi, depuis la publication du décret n°15, les mesures en faveur des entreprises communautaires ont accéléré dans les mois précédant les élections du 6 octobre. 

Le ministère de l’Emploi a annoncé l’activation d’une subvention pouvant atteindre 800 dinars par mois pendant un an, destinée aux participants des entreprises communautaires, peu importe leur nombre, sous certaines conditions. Par ailleurs, un autre communiqué de la secrétaire d’État chargée des entreprises communautaire a également annulé l’exigence d’une étude d’impact environnemental ainsi que du cahier des charges pour obtenir un certification de déclaration d’investissement auprès de l’Agence de promotion de l’Industrie et de l’innovation (APII)

La pertinence et l'efficacité des entreprises communautaires suscitent encore des interrogations, faute de données précises à leur sujet. Certains experts affirment que ce dossier “n'est pas économique, mais relève davantage d'un projet politique”, tandis que d'autres estiment que ce n'est pas “une mauvaise idée en soi, mais que la conjoncture économique actuelle en Tunisie rendra sa mise en œuvre difficile”.

Quelles initiatives dans le domaine de la santé ont vu le jour ?

Le 2 février 2020, lors d'une interview accordée à la Watania à l'occasion de ses 100 premiers jours à la présidence, Kaïs Saïed a annoncé son intention de créer un vaste pôle médical à Rakkada, dans la région de Kairouan. Ce projet, qualifié de " défi personnel" par le président, inclura des centres médicaux, un pôle dédié à la santé mentale, un centre spécialisé dans l’autisme ainsi qu’une clinique militaire pluridisciplinaire.

Quelques mois plus tard, lors d'une réunion de la Commission de pilotage, le président annonce l'achèvement de la prmière phase du projet. Dans un communiqué publié, le 10 juillet, sur la page officielle de la présidence, il exprime sa reconnaissance envers l'institution militaire pour "les efforts considérables" qu'elle a déployés, soulignant qu'elle a "finalisé ces études préliminaires en un temps record."

La cité médicale s'étendra sur 300 hectares avec une superficie totale de 550 hectares et permettra de créer 50 000 emplois, selon le même communiqué. Son objectif : “concrétiser le droit des citoyens à la santé et à renforcer le principe de discrimination positive inscrit dans la Constitution”. 

Un an plus tard, Kaïs Saïed se rend dans la région de Menzel Mhiri pour inspecter le site prévu pour le projet, dont les travaux devraient débuter "prochainement", selon un communiqué publié le 27 février 2021. À l’heure où cet article est publié, les travaux n’ont pas encore été lancés. Opérations d'obstruction, difficultés financières, problèmes administratifs et actes de sabotage… Ce sont là les raisons avancées par le gouvernement pour expliquer les retards du projet. 

Le montant estimé pour la réalisation du projet s'élève à 1,2 milliard de dinars, selon la ministre de l’Équipement et de l’Habitat. Plusieurs pays et institutions financières ont manifesté leur intérêt, comme le Qatar qui en 2020 a donné un accord de principe pour financer le projet. Les autorités qataris sont "prêtes à financer cette cité", déclare Mustapha Ferjani, directeur général de la santé militaire à l’époque.

Toutefois, la mise en œuvre de la cité reste suspendue, faute de financement. En 2022, le président Kaïs Saïed explique que "des fonds pour ce projet avaient été disponibles à un certain moment, mais qu'ils avaient été bloqués par des calculs internes." Un an plus tard, lors d’une réunion du Conseil de sécurité national, il argue que ces ressources sont entravées par "un pays étranger" sollicité par ses opposant·es dans le but de "retarder le financement du projet." Ces observations ont été réitérées en mars 2024, lors d'une réunion dédiée au projet, où le président a souligné que “des efforts internes et externes continuaient de freiner sa réalisation, compromettant ainsi le développement sanitaire et économique du pays.”

Plus récemment, en septembre, “des discussions sérieuses ont eu lieu entre la Chine et la Tunisie”, sur plusieurs projets, “y compris le projet de la ville médicale des Aghlabides à Kairouan”, selon Wang Li, ambassadeur de la République populaire de Chine en Tunisie, lors d’une intervention à la radio. 

Mais l’ambassadeur a également nuancé ses propos : "étant donné que tous ces projets sont des projets gigantesques qui nécessitent de gros investissements, il n'est pas possible de tous les réaliser uniquement par un don chinois".

Après avoir convenu de signer avec la Chine, un projet de loi relatif à la création de l’institution de la cité médicale est approuvé le 17 septembre 2024. Ce projet de loi établit un cadre organisationnel pour la gestion de la cité. Bien que des progrès législatifs et organisationnels commencent à se dessiner, des actions plus concrètes tardent à se matérialiser.