Quinquennat de Kaïs Saïed : quel bilan pour la diplomatie tunisienne ?

Alors que Kaïs Saïed vient d’être réélu, son rapprochement avec Pékin ou Moscou inquiète ses partenaires occidentaux. Pourtant, son dernier mandat s’est aussi basé sur une coopération pragmatique avec Bruxelles et Washington, soulignant les besoins de la Tunisie de s’appuyer sur ses alliés historiques pour peser à l’échelle régionale.
Par | 16 Octobre 2024 | reading-duration 7 minutes

“L a Tunisie est un partenaire historique et important pour l’Union Européenne”, insiste d’abord le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, en ouverture de son point presse sur la Tunisie fin juin 2024. Le Haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères ajoute dans la foulée que les 27 souhaitent “réfléchir collectivement à la manière de gérer notre partenariat avec la Tunisie [...] et d’éviter certains événements qui suscitent des inquiétudes”. 
Les inquiétudes de Josep Borrell concernent “en particulier le rapprochement avec la Russie, l’Iran et la Chine que nous percevons dans le pays – non pas dans le pays, mais dans le gouvernement”.

  Si les évolutions de la diplomatie tunisienne inquiètent l’UE, c’est parce que depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed et ses ministres des Affaires étrangères, Othman Jerandi (septembre 2020 - février 2023) puis Nabil Ammar (février 2023 - août 2024), ont affiché un attachement constant à la défense de la  “souveraineté nationale” . À ce titre, le dernier quinquennat a été marqué par la promotion de nouvelles alliances avec les acteurs dits “non-alignés”, et l’émergence de crispations avec le camp occidental, entre  critiques sur le respect de la démocratie d’un côté et  accusations d’ingérence de l’autre. Selon les observateur·ices, malgré des bouleversements de façade, il est cependant probable que le prochain mandat de Kaïs Saïed continue à s’appuyer sur des relations pragmatiques avec ses partenaires, proches ou lointains.  

Chine, Russie, Iran : de nouveaux alliés ?

  Invité par Xi Jinping pour une visite de cinq jours en Chine fin mai 2024, Kaïs Saïed a annoncé sur place  “l'établissement d’un partenariat stratégique” entre les deux pays pour renforcer la “coordination sur diverses questions régionales et internationales d'intérêt commun”. Si Pékin manifeste son intérêt pour le marché tunisien depuis plusieurs années,  intégrant dès 2018 la Tunisise à sa “belt and road initiative” *, le mandat de Kaïs Saïed été marqué par la signature de plusieurs nouveaux contrats de construction. Comme  celui du pont de Bizerte fin mars, ou de  la centrale solaire de Skhira en mai.  

“Le prochain mandat de Kaïs Saïed permettra une coopération plus importante encore avec la Chine, un partenaire de premier plan”, déclare Mahmoud Ben Mabrouk, secrétaire général du parti Al-Massar lors d’un meeting de campagne du parti à Tunis le 2 octobre, soulignant au passage l’importance du partenariat avec Pékin pour les soutiens du président.

Le regard de Kaïs Saïed se tourne aussi de plus en plus vers Moscou, qui a réalisé des exportations record de pétrole vers la Tunisie depuis 2022 – alimentant au passage son effort de guerre en Ukraine. Alors que les médias proches Kremlin, comme RT, poursuivent leurs efforts pour séduire l’audience tunisienne, la signature du mémorandum d’entente entre les commissions électorales en mars s’inscrit dans un rapprochement symbolique entre Kaïs Saïed et Vladimir Poutine, qui mobilisent tous les deux un discours “anti-ingérence "  adressé à l’Occident. Ces derniers mois, Kaïs Saïed a aussi amorcé un rapprochement inédit avec la république islamique d’Iran. En mai, le chef de l’État s’est rendu aux funérailles du président iranien Ebrahim Raïssi, alors que l’exemption de visa pour les citoyen·nes iranien·nes a été annoncée au mois de juin. À l’instar de la Russie, la coopération avec Téhéran semble se concentrer pour l’instant surtout autour d’éléments de soft power.

L’Occident, irremplaçable ?

Dans ses rapports avec l’Europe, Kaïs Saïed a participé à lancer une “intensification de la coopération migratoire entre la Tunisie et l’Union européenne”, selon Ghazi Ben Ahmed, économiste et fondateur du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI). Le mémorandum d’entente entre l’UE et la Tunisie, signé en juillet 2023, a marqué un pas important dans cette direction. L'économiste souligne aussi que l’Italie de Giorgia Meloni “a pris une place centrale dans les relations européennes” de la Tunisie, là aussi dans le domaine migratoire, et au détriment de Paris dont “la position a été quelque peu affaiblie par la montée en puissance de l’Italie”.

“La France reste un partenaire stratégique avec des liens forts dans des secteurs culturels, économiques, éducatifs et sécuritaires”, rappelle Ghazi Ben Ahmed.

Dans le même temps, Kaïs Saïed s’est illustré par une dégradation des relations entre Carthage et le Parlement Européen, dont une délégation s’est vue refuser l’accès à la Tunisie en septembre 2023, et dont les observateurs électoraux n’ont pas pu assister au scrutin du 6 octobre. Selon Ghazi Ben Ahmed, la réélection de Kaïs Saïed et le maintien d’Ursula Von Der Leyen à la tête de la Commission européenne annoncent une relation UE-Tunisie “plus transactionnelle que jamais, au détriment d’un véritable engagement pour les droits humains et la démocratie”.

De l’autre côté de l’Atlantique, la coopération avec Washington est teintée du même pragmatisme. L’ambassadeur américain Joey Hood a déclaré en septembre que son pays avait consacré plus d’un milliard de dollars à la coopération sécuritaire avec Tunis depuis la révolution, dont 160 millions en 2023. “Les relations entre les États-Unis et la Tunisie ne varient pas en fonction de l’élection d’un nouveau chef de l’État”, souligne Béchir Jouini, chercheur en relations internationales, pour qui le partenariat devrait donc se poursuivre sous le prochain mandat de Kaïs Saïed – quel que soit le résultat de la présidentielle américaine.

“Ce qui compte est d’avoir une Tunisie stable, notamment pour la lutte contre le terrorisme”, rappelle Bechir Jouini. “Pour le reste, je pense que les États-Unis estiment avoir plus important à faire que s’intéresser à la démocratie en Tunisie.”

Du Maghreb au Levant, aucune influence ?

Depuis 2019, la Tunisie a été confrontée à plusieurs crises à ses frontières terrestres, sur lesquelles le chef de l’État a peu de marge d’action. La crise de Ras Jedir dure depuis mars 2024 et impacte négativement les échanges (licites ou pas) entre la Tunisie et la Libye. La reprise du trafic commercial qui avait été fixée au 7 octobre a de nouveau été reportée unilatéralement par les Libyens. Surtout, Kaïs Saïed a été confronté à l’augmentation des arrivées de migrant·es depuis l’Algérie et la Libye. Les expulsions de migrant·es aux frontières, qui se sont multipliées depuis l’été 2023, semblent ne pas avoir été toujours coordonnées avec les autorités algériennes et libyennes. Carthage a finalement accueilli un sommet tripartite en avril 2024, dont l’objectif annoncé était de “protéger la sécurité des frontières communes contre les dangers et les flux de la migration irrégulière” .

“Ce sommet pour la collaboration sécuritaire engagé en Tunisie, assez ‘artisanal’, pourrait être réorganisé prochainement à Tripoli”, annonce Béchir Jouini.

Béchir Jouini remarque aussi que le rapprochement entre les trois pays “a pu être interprété par certains comme une mise à l’écart du Maroc”. En août 2022, lors du sommet Japon-Afrique à Tunis, Kaïs Saïed avait accueilli le chef du front Polisario* à l’aéroport, ouvrant une crise diplomatique avec Rabat et s’alignant sur la position algérienne. Au Moyen-Orient enfin, Kaïs Saïed affiche un soutien ferme à la cause palestinienne, notamment depuis le 7 octobre 2023. Malgré des actions concrètes comme l’envoi d’aide humanitaire à Gaza et l’accueil de dizaines de blessé·es palestinien·nes, le chef de l’État a été critiqué pour son absence de soutien aux procédures lancées contre Israël à la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice, ou bien à cause de l’abandon de la loi criminalisant les relations avec Israël. “On fait beaucoup de bruit, mais on ne voit pas de grandes nouveautés dans l’approche du conflit israélo-palestinien”, résume Béchir Jouini.