Entre la Tunisie et l’Europe, un accueil à géométrie variable

La veille de leur arrivée pour une visite en Tunisie, des parlementaires européen·nes sont notifié·es qu’ils ne pourront pas entrer dans le pays. Cette décision, dont les motifs restent flous, est révélatrice des ambiguïtés et des tensions entre le pouvoir tunisien et l’Union européenne. Analyse.
Par | 21 Septembre 2023 | reading-duration 10 minutes

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Mercredi 13 septembre 2023, Strasbourg, hémicycle du Parlement européen. Comme tous les mois, les député·es entament des débats portant sur des sujets variés : de l’approvisionnement en matières premières critiques jusqu’à la réglementation de la prostitution dans l’Union Européenne, en passant par les mesures de soutien aux petites et moyennes entreprises.

Emmanuel Maurel, parlementaire affilié au Groupe de la Gauche, assiste à la session plénière. Le lendemain, lui et quatre autres député·es* doivent prendre l’avion pour Tunis, où ils et elles sont attendus dans le cadre d’une visite officielle. Ensemble, ils forment une délégation de la commission affaires étrangères (AFET) du Parlement européen.

Il est environ 19 heures lorsque la nouvelle tombe. Via un bref communiqué, les autorités tunisiennes informent la délégation qu’elle “ne sera pas autorisée à entrer sur le territoire national”. Sur l’instant, Emmanuel Maurel explique à inkyfada avoir été “surpris, mais surtout déçu. Nous avions évoqué cette éventualité sans penser réellement que cela arriverait”, souligne-t-il.

Un programme de visite embarrassant

Dans le communiqué, diffusé sur internet, les autorités évoquent de “multiples réserves” à l’égard de la délégation pour motiver sa décision de lui interdire l’accès au territoire tunisien. mais sans donner plus de détails sur la nature de ces “réserves”.

“Les réserves sont claires, je pense” , assure de son côté Emmanuel Maurel. Pour le député, “le gouvernement de Monsieur Saïed ne souhaitait pas que la délégation rencontre des opposants”. Au programme de la visite en effet, des rencontres avec des “membres du gouvernements, de la société civile, des syndicats”, explique Salima Yenbou, députée européenne affiliée au groupe Renew Europe et elle aussi membre de la délégation.

“Nous avons cherché à rencontrer des acteurs de tous horizons, afin de repartir de notre mission avec le plus de points de vues différents possibles. Nous avons reçu des réponses positives de tous”, assure Salima Yenbou.

Parmi les personnalités issues de la société civile que devaient rencontrer les parlementaires, un juriste impliqué dans la défense de l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat. Interrogé par inkyfada, ce dernier assure qu’il était “certain que les autorités ne laisseraient pas rentrer” les député·es européen·nes.

La rencontre entre les député·es et le juriste avait, selon ce dernier, pour objectif de “pousser les Européens à prendre leurs responsabilités”, les chancelleries européennes étant mêlées à l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat*. Pourtant, bien que l’homme de droit reconnaisse le propos militant de cette rencontre, il affirme que les parlementaires ne souhaitaient pas seulement s’entretenir avec la société civile, mais qu’ils et elles avaient également “prévu des rencontres avec des officiels”.

Le ministère des Affaires étrangères tunisien, dans des déclarations auprès de l’agence TAP, explique, de son côté, que les députés “n’ont pas coordonné au préalable avec les autorités officielles” leur visite, et n’auraient notamment pas demandé à rencontrer directement le ministre des Affaires étrangères. Sollicité par inkyfada, le ministère des Affaires étrangères n’a pas donné suite aux demandes d’interviews.

Selon Emmanuel Maurel, la délégation a pourtant tout tenté pour organiser une entrevue avec les autorités : “Jusqu’à la fin, nous avons essayé de rencontrer des officiels tunisiens ou au moins des députés de l’ARP”.

 “L’administration du Palais du Bardo nous a répondu qu’ils attendaient que l’invitation leur soit officiellement transmise par le Ministère des affaires étrangères tunisien, ce qui n’a jamais été fait”, explique le député européen.

Pourtant, le communiqué du ministère des Affaires étrangères laisse entendre que les députés ont “maintenu” leur déplacement “malgré les multiples réserves” exprimées par les autorités.

Selon Emmanuel Maurel cependant, la Tunisie n’a à aucun moment laissé entendre que le déplacement serait interdit. “Ils nous ont fait parvenir leur souhait de ne pas nous rencontrer”, reconnaît le député, “nous avons donc modifié l’agenda de la délégation, mais jamais nous n’avons reçu une missive nous menaçant de nous fermer les portes de la Tunisie.”

Entre Tunis et Strasbourg, le ton monte au sujet des droits humains

Au-delà du programme de visite des député·es en Tunisie, les parlementaires avancent d’autres hypothèses pour expliquer la décision des autorités. “On peut légitimement penser que la Tunisie n’a pas apprécié les critiques qui ont pu lui être adressées par le Parlement européen”, juge Salima Yenbou.

“Si c’est là la raison, il est regrettable, encore une fois, de ne pas donner une chance au dialogue, dont la critique fait aussi partie”, estime la députée.

Depuis plusieurs mois en effet, les député·es multiplient les prises de position critiques à l’égard du gouvernement tunisien. Dans la dernière résolution en date, adoptée à la mi-mars, le Parlement européen condamnait “la dérive autoritaire du président Saied et son instrumentalisation de la situation socio-économique désastreuse de la Tunisie”.

Or, ce discours critique émanant du Parlement au sujet de l’État de droit contrarie les autorités. En témoignent les déclarations livrées par la diplomatie tunisienne à l’agence TAP, qui soulignent que le dialogue avec les Européen·nes “doit être mené dans le cadre du respect, de la non ingérence”.

Le refus d’accès au territoire national par les autorités s'expliquerait aussi par une volonté de répondre fermement aux accusations des parlementaires européen·nes. D’autant plus que la même rhétorique pour justifier en février 2023 le renvoi d’Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats*, accusée “d’ingérence flagrante” par le chef de l’Etat.

“Personnellement j’ai du mal à y voir autre chose qu’une opération de communication pour faire oublier les échecs du gouvernement tunisien à gérer la crise économique et sociale et se faire le rempart contre une soi-disant ‘ingérence’ occidentale”, confie Emmanuel Maurel.

D’ailleurs, toujours dans sa déclaration à la TAP, le ministère des Affaires étrangères reconnaît aussi avoir demandé à inclure des membres “plus objectifs” dans la composition de la délégation. En effet, la plupart des membres de la délégation avaient, dans les mois précédents la visite, tenu des propos critiques vis-à-vis du régime de Kaïs Saïed.

En mars 2023, Salima Yenbou demandait ainsi à l’UE d’être ”plus ferme face aux dérives autoritaires” du régime. Emmanuel Maurel et Manuel Gahler avaient signé, en avril, un appel à la libération immédiate des prisonniers politiques. Enfin, Mounir Satouri avait déclaré en juillet 2023 tenir à “remettre la démocratie et les droits de l’homme au cœur de tout accord avec la Tunisie”.

Derrière l’imbroglio diplomatique, les accords perdurent

Mais les portes de Carthage sont loin d’être fermées pour tous les parlementaires européens.. En témoigne la rencontre, deux semaines avant cet incident, de Kaïs Saïed et Manfred Weber. Président du Parti populaire européen (PPE, centre-droit), la plus importante coalition du Parlement, l’élu s’était entretenu avec le chef de l’Etat au sujet des “défis migratoires” .

Sur la question de la coopération en termes de lutte contre l’immigration en effet, le dialogue avec l’Union Européenne est beaucoup plus fructueux. Pierre angulaire du partenariat entre les deux rives, le mémorandum d’entente signé entre la Commission européenne* et le gouvernement tunisien, à la mi-juillet, qui fait de la “lutte contre la migration irrégulière” une “priorité”.

Ce mémorandum est aussi l’objet d’intenses débats, tout d’abord entre gouvernements européens. “Nombreux sont les États membres qui ne sont pas satisfaits de la manière dont l’accord a été conclu”, reconnaît ainsi Salima Yenbou.

Par ailleurs, les dirigeants européens doivent aussi faire face aux “nombreuses voix qui s’élèvent” dans la société civile, pour protester contre une politique qui ferait de la Tunisie la “poubelle migratoire” de l’Union Européenne*. Au contraire, certains chef·fes d’Etat européens soutiennent fermement cet accord, malgré les oppositions internes et externes. C’est par exemple le cas de Giorgia Meloni, qui considère le mémorandum de juillet comme “modèle” pour la politique étrangère de l’Union Européenne. 

"La Commission européenne et le Conseil européen sont obsédés par la question migratoire”, fustige ainsi Emmanuel Maurel. “Tant que Monsieur Saïed ferme ses frontières, tout semble leur convenir.”

Ces désaccords entre les différentes institutions communautaires placent l’Union dans une position ambiguë en Tunisie. Ainsi, si la porte-parole de la Commission Européenne pour les affaires étrangères, Nabila Massrali, a effectivement réagi à l’interdiction d’entrée de la délégation en exprimant son “regret face à cette décision”, il n’est pas question de remettre en cause le “partenariat fort et stratégique” par lequel sont liés l’UE et la Tunisie.

Une ambivalence dont semble aussi se servir le gouvernement tunisien, pour lequel la coopération avec la Commission sur les sujets migratoires est bien plus acceptable que le dialogue avec le Parlement sur la question des droits humains. “Le traitement différencié entre les institutions européennes est profondément regrettable”, déplore ainsi Salima Yenbou.

L'Union européenne ce n’est pas seulement un exécutif, c’est aussi le Conseil, les États membres, le Parlement. Toutes les décisions doivent intégrer les différents acteurs de l’UE”.

Malgré l’incident, les députés européens entendent bien continuer à essayer de peser sur les relations entre Bruxelles et Tunis. “Le Parlement européen a déjà rencontré de nombreuses fois le gouvernement tunisien et continuera à le faire en novembre, avec la mission de la Commission des libertés publiques et des affaires intérieures (LIBE) qui s’y rendra”, affirme Salima Yenbou.