Malgré cet appel, la situation reste inchangée. Le 5 mai 2018, deux frères se font frapper par les policiers à Rades, en rentrant chez eux à la sortie d’un match de basket. Cheveux arrachés, coups de matraques, les coups pleuvent sur eux pendant plusieurs minutes. Ce n’est que lorsque l’un d’entre eux tombe inconscient que les policiers décident de les amener au poste, les faisant passer pour des casseurs. La scène de violences, filmée par une voisine fera le tour des réseaux sociaux. Avec cette preuve, ils espèrent que la justice leur sera rendue. Deux mois après, personne n’a encore été auditionné dans cette affaire, et les agresseurs n’ont toujours pas été identifiés.
Anouar Sokrafi, Khomsi el Yeferni et Omar Laabidi, n’ont pas eu la chance de s’en sortir. Leurs trois affaires, toujours dans l’attente d’un verdict de la justice, présentent des similitudes. Elles impliquent toutes le corps armé.
Omar Laabidi
Omar Laabidi, un jeune supporter du Club Africain est mort noyé aux alentours du stade de Radès, après avoir été poursuivi par les policiers. Son corps ne sera retrouvé que le lendemain. Son frère n’en démord pas, il a entendu les policiers dire au jeune homme d’apprendre à nager et de sauter dans l’eau. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur Khelifa Chibani affirme rapidement qu’une enquête contre X a été ouverte pour connaître les circonstances du décès, et définir les responsabilités de chacuns.
Quelques mois après le décès d’Omar Laabidi, l’enquête pour définir les circonstances de sa mort suit lentement son cours. Le 14 mai, 17 policiers ont été entendus sous le coup de l’article 217 du Code Pénal et des articles 1 et 2 de la loi 48-1966. Ces différents textes définissent les sanctions pour les faits d’“homicide volontaire” et de “non-assistance à personne en danger”.
Certains policiers auraient déjà été auditionnés selon l’avocat de la partie civile Ghazi Mrabet, et “les autres ont reçu une convocation”. “Tous les témoins ont été auditionnés”, continue-t-il, “mais il n’y a pas encore eu de confrontations” avec les policiers.
Pour autant, le rapport d’autopsie n’a toujours pas été établi. Le 1er avril 2018, lendemain des faits, un premier rapport est rédigé. Il met en avant des “traces de violences” sur le corps d’Omar Laabidi, sans plus de détails sur leur provenance.
“Ça peut-être une matraque, mais ça peut aussi être une blessure, des hématomes anciens”, commente l’avocat.
Peu de temps après, un second rapport a été établi. “Il parle d’hématome au niveau de la cuisse”, détaille Ghazi Mrabet, “mais il n’y a pas encore le rapport d’autopsie final”.
Un jour de match
Le samedi 31 mars 2018, le match de football opposant le Club Africain et le Club Olympique de Médenine se déroule à Rades. Comme chaque jour de match, beaucoup de jeunes se pressent au stade pour supporter leurs équipes, au gré de chants menés par les supporters. Omar Laabidi était venu voir jouer son équipe de coeur, le Club Africain de Tunis. À 19 ans, il n’en est pas à son premier match dans les tribunes du stade de Rades.
Une fois le match terminé, le jeune homme traîne avec quelques amis et son frère autour du stade olympique. Les affrontements qui ont éclaté entre des groupes de supporters du Club Africain durant le match continuent à l’extérieur du stade. Omar Laabidi tente d’échapper aux policiers qui commencent à courir après les supporters, mais il se retrouve coincé au bout de quelques minutes. En face de lui, l’oued Meliane, derrière lui, les policiers. Il hésite, se tourne vers les forces de l’ordre et leur dit qu’il ne sait pas nager. Son frère, présent à ce moment là, affirme avoir entendu l’un d’eux répondre “Vas-y apprends à nager, saute (dans l’eau) !”.
Le corps d'Omar Laabidi ne sera repêché que le lendemain. D’autres supporters affirment avoir filmé la scène. Mais repérés par les policiers, ils affirment avoir été contraints de les effacer sous la menace.
Fin juillet, deux témoins auraient reconnu l’un des policier lors d’une identification des suspects, malgré le fait qu'ils portaient tous une cagoule le jour du drame. Ghazi Mrabet, avocat de la partie civile, craint que cet élément ne fragilise l’importance que va donner le juge a cette identification. Malgré des démarches judiciaires entamées par la famille de la victime, personne n’a pour le moment été condamné.
Khomsi el Yeferni
Cette répression policière n’est pas uniquement concentrée aux abords des stades. Beaucoup d’abus sont aussi rapportés dans le cadre de manifestations. Quelques mois auparavant, de nombreuses personnes sont descendues dans les rues pour protester contre la hausse des prix et l’application de la loi de finances en janvier 2018. C’était également le cas dans le quartier de Tebourba, situé dans la Manouba, en banlieue de Tunis. Lors de manifestations, des affrontements ont éclaté entre les policiers et les habitant·es.
Khomsi el Yeferni faisait partie des mouvements de protestation. Il est décédé à l’hôpital, après avoir été écrasé par une voiture de police. Les faits, filmés par les manifestant·es, ne sont pas considérés comme “vrais” par le ministère de l’intérieur. Six mois après, l’enquête est au point mort pour définir les circonstances de son décès.
Un rapport d’autopsie jamais demandé
Quelques minutes après l’annonce du décès, avant même que l’autopsie ne soit pratiquée, un communiqué du ministère de l’Intérieur tombe. Il affirme que l’homme, asthmatique, aurait succombé à une crise causée par les gaz lacrymogènes.
“Le ministère de l’Intérieur s’est précipité pour sortir un communiqué, qui n’était pas du tout fondé sur une base scientifique. On ne peut pas dire si le patient est mort asphyxié ou d’autre chose dès les premières minutes…”, confie une source proche du dossier, “ça c’est le rapport du médecin légiste qui le dit, et personne d’autre”.
Au ministère de la Santé, impossible d’obtenir plus d’informations. Selon Chokri Nafti, le chargé de communication, le ministère de l’Intérieur s’est proclamé seul vis-à-vis sur ce dossier. “Le ministère de l’Intérieur voulait calmer la situation et éviter tout genre de déclaration qui peut aggraver la situation”, justifie-t-il.
Me Sawsen, l’avocate de la famille de Khomsi el Yeferni l’affirme, “on attend le rapport d’autopsie, il n’est pas encore prêt”. Depuis le mois de janvier, le rapport d’autopsie serait “bloqué à l’hôpital Charles Nicolle”, explique-t-elle. Selon le médecin légiste Moncef Hamdoun, il y a déjà eu la publication d'un rapport d'autopsie préliminaire. Entre temps, de nouveaux prélèvements et analyses ont été faites et leurs conclusions ne sont toujours pas rendues. Sans elles, le rapport d'autopsie final ne peut pas être délivré au procureur et freine la procédure judiciaire.
Une communication mensongère
Khomsi el Yeferni avait 46 ans. Il est décédé le soir du 8 janvier 2018, dans son quartier à Tebourba. Dans un climat de révoltes populaires, les autorités essayent d’étouffer l’affaire. Pourtant, tous les témoins présents reprennent la même version des faits : une voiture l’a écrasé devant l’une des pizzeria du quartier. Peu d’entres elles et eux osent témoigner publiquement, par peur de représailles.
“J’étais sur place quand la voiture de la police secours l’a percuté à deux reprises, en marche avant et arrière, devant les yeux de dizaines de protestataires qui étaient présents”, explique Bachar, un voisin du défunt. Les manifestant·es et témoins ont rapidement pris l’initiative de déplacer Khomsi el Yeferni, alors à terre, pour l’éloigner des gaz lacrymogènes et de la fumée dégagée par les pneus de voiture en feu. “On a essayé de le secourir”.
“Ici à Tebourba, personne ne te dira le contraire ! Il n’y a que le ministère de l’Intérieur pour dire qu’il est mort asphyxié. L’accident de voiture existe et ça joue un rôle !”
Le soir même du décès, une vidéo est publiée sur Facebook, montrant l’homme allongé sur le sol avec un hématome dans le dos. Une seconde est diffusée le lendemain et permet de distinguer, au loin, une voiture de police percutant un homme, confirmant la version des protestataires.
Une vidéo “truquée et montée” selon Khlifa Chibani, ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, en fonction au moment des faits. Alors même qu’il assume n’avoir même pas pris la peine de l’examiner de manière détaillée.
Il soutient que le corps de la victime ne comporte pas de traces de violence. L’affaire ayant été transférée à la police criminelle, le ministère de l’Intérieur n’a pas ouvert d’enquête interne ni interrogé le suspect. “Nous n’avons pas entendu le policier-chauffeur de la voiture” impliquée dans le décès de Khomsi el Yeferni, se défend le porte-parole.
“Qu’on le veuille ou non, nous n’allons pas sortir dans les médias pour dire que nous avons tué telle personne”, commente le porte-parole, “notre objectif est de protéger les nôtres. C’est à la justice de rechercher la vérité et de la rendre publique.”
Pour Bachar, le voisin du défunt, cette posture du gouvernement est “un vrai problème de l’État tunisien”. “Ils pouvaient dire qu’ils l’ont écrasé accidentellement !” s’exclame-t-il, “Ça arrive dans ce genre de situation et on peut comprendre…”
Il affirme également que la théorie de l’asphyxie présentée par le ministère ne tient pas debout : “c’est vraiment n’importe quoi, c’est un mensonge”. Khomsi el Yeferni était ouvrier-peintre en bâtiment, un travail difficilement compatible avec de l’asthme ou autre maladie respiratoire.
“Ça, c’est mon témoignage pour la vérité, et j’irai le dire même devant un juge ! Je n’ai pas peur de dire ça devant un juge. Je n’ai rien à craindre de la police, ça c’est mon témoignage pour l’histoire et pour la vérité sur la mort de Khomsi.”
L’ouvrier-peintre n’est pas décédé sur les lieux des manifestations, mais à l’hôpital de Tebourba où il a été amené en ambulance pour qu’on lui délivre les soins nécessaires. Sur place, l’un des officiers de la Garde nationale rassure même le frère de la victime, en lui disant que la victime est “juste asphyxiée par le gaz, ça va aller…”
Mais le manifestant est arrivé à l’hôpital dans un état critique. Son corps comporte des hématomes dans le dos. L’un·e des médecins aurait dit à un·e membre de la famille que Khomsi el Yeferni avait une côte cassée. Ces deux éléments n’ont pas été mentionnés dans le communiqué de presse des autorités.
Anouar Sokrafi
Le 22 mai 2017, à Kamour, dans le gouvernorat de Tataouine, Anouar Sokrafi meurt écrasé par une voiture de la Garde Nationale. Beaucoup de jeunes comme lui s’étaient retrouvés autour de la vanne pour demander du travail. Il avait 23 ans. Plus d’un an après ce drame, l'enquête est au point mort. Ce drame a provoqué un nouvel élan de protestations, qui a poussé le gouvernement à conclure un accord avec les sit-inneurs pour calmer la situation.
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Le fait que l’affaire d’Anouar Sokrafi ait été portée devant la justice militaire, n’a rien changé. Alors même qu’un officier de l’armée de Tataouine se soit rendu sur les lieux faire son enquête, personne n’a été inculpé pour le décès du jeune homme.
“Il nous a entendu, il a entendu les militaires et il a récupéré les photos”, explique Khlifa, le cousin de la victime. Un responsable a été entendu en tant que témoin: celui-là même qui menait les opérations le 22 mai 2017, jour du décès d’Anouar Sokrafi. Des auditions ont eu lieu le 17 octobre 2017 mais pour le moment, aucun chef d’inculpation n’a été retenu. L’armée, elle, n’a donné aucune précision.
Pour l’avocat de la partie civile Mohamed Chalghoum, “rien de plus n’a été fait” dans l’enquête. Il n’y a toujours pas de chef d’inculpation ni de responsables. L’affaire serait bloquée à cause de l’article 31 du Code de procédure pénale. Cet article ralentirait la machine judiciaire en favorisant la collecte d’informations, en faisant appel à un juge d’instruction militaire. Dans le cas d’Anouar Sokrafi, la vidéo d'un témoin est pourtant claire. Et son avocat pense qu’il serait prioritaire de délimiter le nombre précis de voitures identiques à celles qui a écrasé le jeune homme pour ensuite connaître leurs conducteurs ce jour là. Après une “perte de temps” à récolter des informations avec cet article de loi, le juge d’instruction militaire a finalement ouvert une enquête contre X.
“On ne sait rien de l’affaire”, déplore le proche d’Anouar Sokrafi, “on veut que l'État nous donne une réponse claire, le plus tôt possible”
Fauché par la Garde Nationale
“Le 22 mai n’était pas un jour normal”, se souvient Anis Saadi, secrétaire général de la Garde Nationale de Tataouine. Ce jour là, le mouvement de protestations semble avoir été infiltré pour l'instrumentaliser. La veille, plusieurs fausses informations circulent sur les réseaux sociaux, disant que la Garde Nationale va déloger les sit-inneurs, ou qu’ils seront présents avec des chiens pour le rassemblement du 22 mai. “Ces rumeurs ont été véhiculées dans le but de faire monter la tension dans la région”, considère-t-il.
Ce jour-là, Anouar Sokrafi se trouve sur place, en compagnie de plusieurs autres sit-inneurs. Une voiture de la Garde Nationale traverse la foule à tout allure et l’écrase. Il décèdera ce jour là, à l'âge de 23 ans.
Immédiatement, le ministère de l’Intérieur communique. Son porte-parole de l’époque, Yasser Mosbah, organise une conférence de presse à la Kasbah. Lors des échanges avec les journalistes, il explique que Anouar Sokrafi a bel et bien été écrasé par une voiture de la Garde Nationale. La voiture aurait fait marche arrière, pour éviter les manifestants qui essayaient de l’attaquer par l’avant. Cette mort serait accidentelle pour le ministère de l’Intérieur.
Plusieurs personnes ont filmé la scène à l’aide de leurs téléphones portables et mettent en avant une version différente de celle exposée par le ministère de l’Intérieur. “On a demandé une enquête”, explique Anis Saadi le secrétaire général de la Garde Nationale de Tataouine, “et on acceptera les conclusions qui en découleront”.
Khlifa Chibani, ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, minimise, “Ce n’est pas important (de savoir) comment Sokrafi est mort. En marche avant ou en faisant marche arrière, ce n’est pas ça le plus important. Le plus important c’est qu’il n’y avait pas l’intention de le tuer.”
“Je ne fais que donner la version officielle du ministère de l’Intérieur”, insiste-t-il en minimisant , “Je ne suis ni juge d’instruction, ni magistrat. Je n’ai pas à vérifier les vidéos et je ne veux pas les voir. Ça, c’est le rôle de la justice. Pour moi, je faisais mon travail et mes paroles ne sont pas sacrées. Il se peut que j’ai eu tort sur certains points, mais de toutes les façons je devais communiquer ainsi”.
Ces affaires sont représentatives d’une véritable impunité policière. Les trois cas ont été médiatisés notamment par le biais des réseaux sociaux. Pour autant, aucun membre des forces de l’ordre n’a été formellement condamné.
Le ministère de l’Intérieur communique systématiquement après chaque nouvelle victime, n’hésitant pas à diffuser de fausses informations pour étouffer l’affaire et calmer la population. Pour autant, le ministère de l’Intérieur n’est pas légitime à communiquer sur ces cas. Mais en le faisant, il intimide ceux qui doivent réellement tirer ces affaires au clair. La justice traîne, et les mémoires oublient.